Un siège musical du pouvoir: explorer la basilique Saint-Marc en tant que chapelle d'État
Andrea Angelini, chef de chœur, enseignant et musicologue
Comparée à l’état de la recherche des années précédentes, notre compréhension actuelle de la chapelle musicale de Saint-Marc à Venise s’est considérablement élargie. Des recherches approfondies ont permis de faire la lumière sur divers aspects de la basilique ducale, et de la ville de Venise dans son ensemble. Des études récentes ont exploré la structure de la chapelle musicale, les biographies de ses membres, le système de patronage et de soutien financier, la liturgie de l’église, le cérémonial ducal et leur relation avec les répertoires de chant liturgique et figuratif utilisés à la basilique. Dans cette présentation, nous décrirons les données caractérisant la Chapelle musicale patriarcale de Saint-Marc pendant la période de la Contre-Réforme, ainsi que quelques observations et hypothèses générales.
À l’époque où la basilique Saint-Marc servait de chapelle privée au doge jusqu’à la chute de la République (1797), le doge détenait l’autorité formelle sur la chapelle. Le doge Andrea Gritti (doge de 1523 à1538) intervint directement pour obtenir l’élection (en 1527) d’Adrian Willaert comme chef de chœur. Certains doges et leurs successeurs s’immiscèrent occasionnellement dans les affaires de l’église pour modifier les règlements de la chapelle. Cependant, la gouvernance réelle de l’église, y compris l’embauche et le licenciement de musiciens, a été principalement déléguée aux trois membres élus à vie de la Procuratia de Supra. Certains de ces membres étaient réputés pour leur engagement culturel, même dans leur vie personnelle. Qui disait recrutement de nouveaux membres pour la chapelle de Saint-Marc disait chanteurs en provenance d’autres villes ou régions et, plus important encore, des canaux diplomatiques représentés par les autorités de la ville, les ambassadeurs et les résidents vénitiens à l’étranger. Ces canaux ont joué un rôle crucial dans l’élection du maître de chapelle (une décision qui nécessitait un examen attentif) et, dans certains cas, des castrats.
En novembre 1562, les chanteurs de Saint-Marc furent divisés en deux groupes: la grande chapelle et la petite chapelle. La grande chapelle, composée principalement des meilleurs et des plus fiables chanteurs, comptait 20 membres (4 sopranos, 5 contraltos, 3 ténors, 3 basses et 5 putti sopranos[1]). Ils étaient chargés de chanter “tous les jours de la semaine sauf les jeudis et vendredis”. D’autre part, la petite chapelle, composée de 2 sopranos, 4 altos, 3 ténors et 5 putti sopranos, chantait spécifiquement les jours de fête tombant le jeudi et le vendredi. De plus, la petite chapelle devait être présente dans la basilique et à la disposition du maître de chapelle lors des visites d’église du Doge, les jours et les veilles au soir de fêtes solennelles lors de l’ouverture du retable d’or. Cependant, ils ne chantaient qu’à la demande du maître.
Les salaires des chanteurs variaient considérablement. Dans les années 1560, ils allaient d’un minimum de trente ducats à un maximum raisonnablement élevé de quatre-vingts. Tout au long du siècle suivant, la rémunération annuelle de cent ducats, accordée à certains chanteurs engagés vers la fin du XVIe siècle, reste inégalée.
En ce qui concerne les obligations polyphoniques des chanteurs pendant la messe et les vêpres, une ordonnance de 1562 soulignait l’importance de chanter le Sanctus, l’Agnus Dei et les chants suivants l’Eucharistie, ainsi que les Pleni, Hosanna et pendant l’Elévation. Les chanteurs recevaient l’ordre d’interpréter ces pièces avec diligence avec leurs parties vocales désignées, en évitant les interprétations hâtives.
La taille relativement grande de la chapelle, et la présence importante de musique polyphonique dans les cérémonies liturgiques, visaient à créer une image digne d’une grande chapelle d’État. Le concept d’exclusivité a également joué un rôle dans la définition symbolique de l’institution et de l’État. Saint-Marc possédait une liturgie, un chant liturgique et un cérémonial ducal uniques, farouchement protégés par les dirigeants de l’Église et de l’État vénitiens contre les efforts centralisateurs de l’Église de la Contre-Réforme à Rome, qui cherchait à normaliser le rite basé sur le modèle tridentin. Bien qu’elle ne soit pas strictement exclusive, la pratique consistant à exécuter les psaumes des Vêpres en double chœur lors des grandes fêtes était distinctive. Des documents historiques de Saint-Marc révèlent que la division de la chapelle en deux groupes pour ces psaumes, avec quatre chanteurs dans un chœur et les autres membres dans un autre, était enracinée dans une tradition plus ancienne d’exécution du chant liturgique pertinent.
Une hypothèse suggère que les textes liturgiques et paraliturgiques mis en musique pour de grands ensembles servaient d’allégories religieuses représentant des événements significatifs de la vie civile de la Sérénissime, semblables aux allégories figuratives représentées par des artistes comme Véronèse ou Tintoret. Comme Saint-Marc était l’église officielle de l’État, elle a fourni une plate-forme pour célébrer des événements importants pour la République parallèlement aux célébrations liturgiques régulières. Il est raisonnable de supposer que, dans le cadre de ces célébrations, des textes de la liturgie qui exprimaient allégoriquement des moments précis de l’histoire vénitienne ont été choisis pour mettre l’accent rhétorique à travers des compositions pour grand orgue. Les textes non liturgiques ont probablement été écrits avec des intentions similaires. L’image “mythique” de Venise, véhiculée par l’historiographie, les traités politiques et l’art oratoire, mettent en évidence la relation harmonieuse entre la gouvernance temporelle et spirituelle, mettant l’accent sur des thèmes tels que l’origine divine de la ville et l’inspiration derrière ses lois et constitutions.
Bibliographie
- BRYANT, D (1979). Liturgia e Musica liturgica nella fenomenologia del ‘Mito di Venezia’. In G.M altri, Mitologie. Venezia: Morelli.
- BRYANT, D (1981). The Cori Spezzati of St. Mark’s: myth and reality. Early Music History (I), 165-86.
Né à Bologne, en Italie, Andrea Angelini a étudié le piano et la musique chorale aux Conservatoires de Rimini et de Ferrare, où il a obtenu un Master. Il a obtenu son doctorat en musique chorale au Conservatoire de musique de Cesena. Il a étudié la musique chorale de la Renaissance en Angleterre et à Rome. Il est directeur artistique et chef du groupe professionnel Musica Ficta Vocal Ensemble. Pendant de nombreuses années, Andrea Angelini a dirigé des concerts avec la chorale Carla Amori, en Italie et à l’étranger. Il a également dirigé, en tant que chef invité, de nombreux ensembles importants. Il a été membre du jury de plusieurs concours internationaux de chœurs en Italie, en Europe et en Asie. Il anime fréquemment des ateliers de musique chorale en Italie et à l’étranger (Hongrie, Malaisie, Russie, Chine, Moldavie, Roumanie, Croatie). Andrea Angelini est également directeur artistique du Concours Choral International de Rimini, du Concours Choral Claudio Monteverdi, du Festival et du Concours Choral de la Reine de la Mer Adriatique et du Festival Choral Liviu Borlan. Pendant 11 ans il a été rédacteur en chef du Bulletin Choral International (ICB), le magazine des membres de la FIMC (Fédération internationale pour la musique chorale). Il préside actuellement l’AERCO, l’Association régionale des chœurs d’Émilie-Romagne. Andrea Angelini enseigne également la direction de chœur aux Conservatoires de musique de Castelfranco Veneto, de Livourne et de Reggio d’Emilie. thechoralconductor@gmail.com
Traduit de l’anglais par Barbara Pissane, relu par Jean Payon
[1] Je parle du “timbre vocal” et non du sexe des chanteurs. Même dans l’usage moderne, avec le mot “alto” ou “contralto”, on veut définir que les chanteurs de ce pupitre qui peuvent être des alti masculins et / ou féminins. À cette époque, les femmes n’étaient pas autorisées à chanter à l’église, de sorte que les parties de soprane étaient chantées par les falsettistes, les castrats et les garçons. Comme je le précise plus tard à propos des garçons (putti sopranos), il est clair que les parties de soprane ont été chantées par des falsettistes et des castrats.