Brahms à l’Automne de sa Vie
Im Herbst, Op. 104 #5 : Cycles et Progressions dans la Structure et la Signification
Frank Samarotto,
Indiana University, Bloomington, Etats-Unis
L’arrangement tardif par Brahms du poème de Klaus Groth intitulé Im Herbst [À l’Automne] a récemment été minutieusement étudié par des théoriciens, une attention bien méritée et pas uniquement pour l’extraordinaire qualité de sa musique. La publication de l’oeuvre en 1888 a été rapidement saluée : dans sa critique de 1892, Heinrich Schenker louait l’interprétation puissante de Brahms et sept ans plus tard l’on choisissait ce morceau pour être interprété lors des obsèques du poète. La méditation de Groth sur l’automne-comme-fin-de-la-vie semble particulièrement adaptée au rôle joué par Brahms dans la tradition du langage tonal. Les questions centrales du poème, à savoir, la vie, la mort, ainsi que la transcendance, sont devenues une occasion pour Brahms de reconsidérer les métaphores fondamentales du langage tonal dont il était tant adepte. L’objet de mon article est de montrer que l’arrangement de Brahms est un essai complexe qui ré-examine les métaphores fondamentales de son langage musical en ce qu’il explore la résonance de l’imagerie sous-jacente au poème.
Une première version de Im Herbst a été jouée en 1886, la version publiée deux ans plus tard comporte plusieurs révisions significatives. (Je me référerai à ces révisions un peu plus loin.) Le morceau a une forme strophique modifiée : les deux premières strophes sont toutes les deux en Ut mineur (voir les partitions en annexe), la troisième strophe est en Ut majeur et est très librement variée. À la lumière de mon analyse, l’appartenance de ce morceau à un format standard d’arrangement des textes semblera peut-être ironique.
Avant de procéder à la lecture attentive de la partition de Brahms, je présenterai d’abord pour analyse le texte complet et en version originale du poème de Groth avec, en regard, ma propre traduction quelque peu libre. (Je me suis assuré que la lecture du poème à laquelle je vais procéder et qui se reflète dans ma traduction est une version que j’ai entendue à travers l’arrangement de Brahms.) La métaphore centrale de ce texte est simple : l’automne représente la vie qui a passé et dans le cours des choses c’est là que doit advenir une fin. Ce concept cyclique régit le poème : les petits vers spondaïques au début de chaque demi strophe sonnent comme le tintement d’une cloche. La seconde strophe remplace la métaphore de la saison par l’image d’une nuit noyant une maussade journée d’automne. Ces deux premières strophes narrent les cycles de la Nature tandis que la troisième se déroule entièrement dans la sphère des Hommes. Le tournant vers la perspective humaine s’opère avec la transition de la stricte assonance/consonance de «Ernst ist der Herbst» vers des échos qui lui sont de plus en plus dissemblables : «Still ist die Flur,…Bleich ist der Tag,…Früh kommt die Nacht…Sanft wird der Mensch…Feucht wird das Aug». La troisième strophe passe également de l’observation passive à la réaction contemplative. La nature de cette réaction est ambiguë dans le texte de Groth. Je crois que l’on peut déduire l’interprétation de Brahms de l’analyse de sa structure.
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Les principes de base de cette étude sont présentés dans la Figure 1, dans laquelle j’ai décrit trois types de processus. La première image poétique est caractérisée comme cyclique. Les cycles sont en perpétuel mouvement et passent inévitablement par les mêmes points. Ils n’ont ni début ni fin et ne se sont donc pas dirigés vers un objectif. (Des cycles de deux items, tels que le jour ou la nuit, ne sont même pas hiérarchisés au sein de chaque item.) Un cycle est fermé et immuable. Au bas de la Figure 1 se trouve le processus contraire, que j’ai appelé progression, un mouvement unidirectionnel direct vers un seul but. Ceci est incarné dans une vie, «créée moitié pour s’élever et moitié pour tomber, » pour citer Pope, un process transverse qui prend fin avec une terminaison plus radicale que souhaitée. Naturellement, la vie de tout un chacun est une seule itération d’un cycle plus grand qu’elle-même. C’est de cet aspect que traite le processus représenté au milieu de la Figure 1 : la spirale. Celle-ci restreint, à l’intérieur d’un cycle continu, le mouvement dirigé vers un but. Ici, tout comme dans les cycles annuels, la croissance est contrebalancée par le déclin. Tout doit finalement revenir au même point qui est à la fois le point de départ et le point d’arrivée.
Ainsi, la spirale est le point où la métaphore centrale du poème réside. Présentée ainsi, la réalisation de la troisième strophe fait apparaître la franche progression comme gênée par la fin du cycle. Il n’y a aucune contestation possible à ces forces ; il ne peut y avoir seulement qu’approbation et possibilité de transcendance.
Je vais maintenant aborder les analogies structurelles que Brahms crée au moyen de son arrangement musical. Comme vous pouvez le voir dans la Figure 1, la première de ces analogies correspond au cycle avec un palindrome motivique. Pour illustrer ceci voyons l’Exemple 1. L’analyse de la musique des deux premières strophes est faite sur la portée supérieure, qui sépare cette musique en une phrase qui précède et une phrase qui suit. Chacune de ces phrases musicales est précédée par un élément de double mesure initialisant les petits vers spondaïques, que j’ai appelés motto, comme Kalbeck. Ce motto est associé à un motif ; le premier élément représente son ton principal, le Sol suivi du La bémol et un Fa dièse. (Ceci sera fréquemment verticalisé au moyen d’une sixte augmentée.) J’ai représenté la figure mélodique avec le symbole graphique utilisé pour un ornement. A noter que le motif se répète, indépendant du motto, à la fin des deux phrases musicales, les ancrant comme des piliers. Entre temps, l’aigu progresse de façon linéaire à la manière d’une sixte ; l’aigu prend de l’importance motivique du fait de son caractère répétitif caché. Ainsi chaque phrase musicale contient un palindrome motivique : motif, progression par sixte, sixte, motif. (Ce motif est interrompu seulement au tournant de l’oeuvre dans la troisième strophe.)
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Quatre points rapides au sujet du palindrome motivique et de sa correspondance avec le processus du cycle :
1) les motifs en général ne présupposent pas de classement logique (au moins pas a priori) ; la succession des motifs n’est donc pas intentionnellement dirigée vers un objectif. La place attribuée aux motifs dans une métaphore organique de concordance suggère une relation plus avant avec le monde de la nature.
2) un palindrome motivique est une configuration inhabituelle pour un morceau tonal (cependant déjà vu chez Brahms), précisément parce que son reflètement de directions est tellement contradictoire avec la progression tonale.
3) Dans le contenu tonal, un motif est essentiellement un cycle statique sur un seul ton.
4) Dans Im Herbst, le motif est incomplet : il commence au milieu (comme il le fait sur le plan harmonique) et il renforce le sens du cycle en y pénétrant à un point arbitraire.
La figure 1 montre également que la deuxième analogie structurale assimile la spirale à la progression harmonique. Cet élément de base du langage tonal montre l’assemblage de la spirale dans le cyclique et dans le progressif. La progression harmonique est cyclique dans son retour inévitable à l’accord tonique. Elle est progressive en ce qu’une succession unidirectionnelle et hiérarchisée d’harmonies passe d’une tonique à la tonique suivante. Les termes répandus de progression et de cycle harmoniques transmettent la notion de la dualité du mouvement imposé et du retour obligé.
Autre élément démontré sur la figure 1 : la progression harmonique particulière en jeu dans ce morceau : un mouvement en mineur d’I à III, IV ou à 6, en passant par V pour revenir à I. Cette progression est présente in nuce, entraînant une demi-cadence, dans les mesures 3-4 (visible dans l’Exemple 1 mais pas indiqué). La progression s’étend au moyen du reliquat de la phrase musicale précédente. Le cycle complet sous-tend la structure de la première et de la deuxième strophe au plus haut niveau et finalement, en terminant la troisième strophe, il devient le socle structurel harmonique pour le morceau dans son ensemble.
Cette progression harmonique ainsi que d’autres constituent un élément centrifuge, en antagonisme avec l’ancrage statique du motif, de ce fait elle constitue, en structure musicale, les deux tendances contenues dans la spirale. L’exemple 2 fait l’hypothèse de possibles progressions harmoniques qui pourraient se produire si la force déviante du motif était supprimée. L’Exemple 2a suggère une suite diatonique basée sur le profil des voix aux tessitures éloignées dans la première mesure, amenant à une cadence en Mi bémol. L’exemple 2b présente le son chromatique caractéristique du motif et suggère comment il pourrait amener à une demi cadence en La bémol. L’exemple 2c donne l’ouverture réelle : le Fa dièse force le motif en Ut mineur, de façon quasi autoritaire. La très rare sonorité de sixte augmentée que l’on trouve dans la dernière partie de la mesure 1, associée à l’ouverture non tonique, renforce le fait que le motif a été superposé à l’harmonie, harmonie qu’il fait céder à ses exigences.
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Pourtant l’harmonie tient bon. L’exemple 2d montre qu’au moment où le motif est sur le point de se matérialiser, le Fa dièse se transforme en Sol bémol et se comporte comme exposé dans l’exemple 2b. (A noter le fait que cette progression harmonique est textuellement reliée à une réaction humaine.) L’exemple 2e réalise l’implication de l’exemple 2a et récupère même certaines des harmonies absentes de l’exemple 2d. Un rapide retour sur l’Exemple 1 montre que j’interprète la mesure 10 comme un accord tonique avec sixte ajoutée (ou Leittonwechselklang). Cet accord I et l’accord III suivant constituent une nouvelle affirmation persistante de la progression harmonique fondamentale, véritablement sous le motif superposé. C’est ce dernier qui ferme la strophe (cf. l’exemple 2f) tandis que le cycle harmonique touche à sa fin.
Je vais maintenant présenter la troisième analogie décrite dans la Figure 1. Ces processus naturels qui passent de la croissance au déclin sans retour cyclique et que j’ai simplement appelés progressions ; dans le poème ceux-ci décrivent une vie humaine. L’analogie musicale n’est pas – comme nous l’avons vu – une progression harmonique, mais la progression linéaire au sens schenkérien. Le plus haut niveau de progression linéaire, la Urlinie, applique la progression au niveau le plus haut : un seul mouvement vers un but et non un retour cyclique à un commencement. Pour Schenker, les progressions linéaires à tous les niveaux ont représenté les véhicules de causalité et de synthèse musicales les plus puissants.
J’ai déjà précisé les progressions linéaires d’une sixte dans l’exemple 1. Ces progressions constituent des éléments de mouvement qui sont contraints par la répétition cyclique du motif qui les regroupe dans un palindrome. Cependant, ignorer des motifs est une suite mélodique de plus haut niveau indiquée sur l’exemple 1 par des traits horizontaux au-dessus des portées. Dans ma théorie, le Kopfton n’est pas le Sol de la mesure 2, mais le Sol à son apogée dans la mesure 35 une octave plus haut. Ce qui démarre dans la mesure 2 est un arpège qui grandit peu à peu et qui se propage à travers le clivage terminal des deux premières strophes. L’exemple 3 récapitule ceci (et inclut la troisième strophe). L’arpegiation de l’exemple 3b ne réussit pas immédiatement à surmonter la terminaison cyclique ; elle est interrompue dans l’exemple 3c et cadence avec une troisième progression dans l’exemple 3d (avant la première double barre de mesure. Les exemples 3e et 3f complètent le contenu de manière encore plus complète.)
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La structure présentée dans l’Exemple 1 pour les deux premières strophes est conservée dans l’essentiel pour la troisième strophe (même jusqu’au point de donner de la signification de fond à l’harmonie III bémol dans un ton majeur). La phrase musicale précédente est cependant significativement recomposée en ce qu’une série étonnante d’accords de sixte augmentée entraîne la musique sur une fausse route. Le paroxysme est précipité par la question centrale du poème : la prise de conscience que le déroulement de la vie sera finalement stoppé. La portée de ceci provoque un frémissement de la structure tonale : la progression harmonique est sacrifiée (à partir de la mesure 24) ; l’arpège ascendant est coupé et arrive dans une impasse au Do dièse de la mesure 26. Les octaves creuses qui suivent sont tout à fait parallèles : L’exemple 4 illustre plus largement mon interprétation de ce passage complexe.
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Ainsi, tout ce qui constitue une progression franche est minimisé. La révision de ce passage par Brahms précise que ceci était son intention. Le passage correspondant de la version de 1886 est donné dans l’exemple 5a. Bien que les éléments communs demeurent, la très importante sixième progression marquée avec une parenthèse a été supprimée de la version suivante. Le cycle triomphe momentanément de la progression.
Je reviens maintenant à l’exemple 2, pour continuer mon exposé. L’exemple 2g illustre une nouvelle fois la superposition du motif cyclique sur une harmonie apparemment incompatible. La sixte augmentée qui compense la progression du paroxysme dans la mesure 24 (exemple 2h) est considérablement adoucie dans la mesure 30 (exemple 2i) et devient franchement exaltée dans la mesure 37 (exemple 2j). Le motif plus habituel de La bémol à Sol a été transformé en Sol dièse à La. L’exemple 1 prouve que, dans la mesure 37, la mélodie déborde sur le Sol aigu pour démarrer un agrandissement du motif (cf. les lettres au-dessous de la portée), qui est désormais soutenu par une progression harmonique complète. Chacun des trois processus structuraux se regroupent à cet instant.
Il y a cependant un dilemme : la terminaison cadentielle, si fondamentale dans le langage tonal, intervient ici pour symboliser la mort. Mais la terminaison totale est évitée : la descente de la Urlinie est noyée dans les voix d’une tessiture proche et absorbée par la fin exaltée. Enfin c’est le Sol du motif qui persiste dans le retentissement, évitant la terminaison complète. Une nouvelle fois la révision de Brahms est significative : l’exemple 5b prouve qu’une sixte linéaire, un élément progressif, ont pris la place du motif dans la version précédente. La transcendance peut seulement être atteinte en acceptant et même en adoptant l’inévitabilité du cycle.
En conclusion, Brahms crée dans ce travail des analogies musicales qui ne sont pas simplement les illustrations contingentes d’un détail textuel, mais des évocations des métaphores fondamentales des processus tonaux. Le manque subtil de terminaison de la fin de son œuvre était à peine extrémiste dans les années 1880, mais c’est la manière dont la terminaison, en tant que norme tonale, est simultanément réaffirmée et remise en cause qui est radicale. Ceci constitue-t-il pour Brahms la façon de réaffirmer la force de son style de son vivant ? Probablement. Théoriser sa propre oeuvre est quelque chose de moins solide, mais il est difficile d’y échapper. Brahms, à l’automne de sa vie, a pu en effet cherché la transcendance : il semble l’avoir trouvée dans Im Herbst.
Frank Samarotto, maître de conférence en théorie de la musique à l’Université Bloomington (Indiana) depuis 2001, après avoir fréquenté la Faculté-Conservatoire de musique de l’université de Cincinnati. En 2002 il a été responsable d’ateliers à l’Institut Mannes d’Etudes Supérieures en Théorie de la Musique et à ses sessions estivales en théorie et en analyse schenkériennes. En Allemagne, en juin 2004, il a été invité spécial et responsable d’ateliers lors des premières conférences consacrées à la théorie et à l’analyse schenkériennes tenues à Berlin, à Sauen, et à Mannheim. Il a suivi des cours à l’Université Emory, à l’Ecole de Musique de Penn State, à l’Université Bowling Green, et à Notre Dame. Il est intervenu à la Troisième Conférence Internationale sur la théorie de musique de Tallinn en Estonie en 2001. Ses publications sont parues dans : Schenker Studies II, le Beethoven Forum, Theory and Practice, Music Theory Spectrum, Music Theory Online, et dans des actes de conférence, tels que le liber amicorum en l’honneur de Karl Schachter. Courriel : fsamarot@indiana.edu
Traduit de l’anglais par Barbara Pissane, France