Le Chœur de la chapelle Sixtine: entre tradition et modernité

Entretien avec le Maître de Chapelle, Mgr. Massimo Palombella

Par Andrea Angelini, chef de chœur, compositeur, directeur de l’ICB

Andrea Angelini: Eu égard à la situation actuelle en Italie, nous souhaiterions que vous nous parliez de la musique sacrée entre culture et liturgie: quelles réflexions, quelles suggestions?

Massimo Palombella: Le lien entre culture et liturgie est très intéressant car il s’agit précisément de celui sur lequel le Concile Vatican II, la dernière grande réforme liturgique qu’a menée l’Eglise catholique, attire notre attention en nous invitant à dialoguer avec la modernité. L’Eglise souhaite, dans le domaine musical aussi, la promotion de la musique composée pour la liturgie et de ce qui est aujourd’hui le patrimoine et la culture musicale; il suffit de penser au progrès qu’a fait la musique au XXe siècle, après Wagner, après Mahler… D’une certaine façon, je pense que le Concile nous demande deux choses: premièrement, que l’action de composer pour la liturgie tienne compte de là où nous sommes aujourd’hui plutôt que de regarder en arrière ; et d’autre part la préservation du patrimoine culturel de l’Eglise – qui est à l’origine de la musique occidentale – que sont le chant grégorien et la polyphonie. Le Concile, en appelant au dialogue avec la modernité, nous rappelle de ne pas sous-estimer l’étude sémiologique menée à ce sujet. Après les travaux scientifiques effectués à Solesmes, qui nous ont donné le Graduale Triplex[1], nous ne pouvons plus penser l’interpréter avec le Liber Usualis[2]. Avec les études sémiologiques entreprises, avec tout ce que constitue le patrimoine culturel qui est arrivé à un niveau d’études scientifiques, la personne qui donne des représentations de polyphonie de la Renaissance dans la liturgie a le devoir de traduire le signe graphique en son avec pertinence. Voici les deux grands défis qu’en quelque sorte le Concile Vatican II nous pose aujourd’hui. En Italie la Conférence épiscopale, de ce point de vue, a commencé depuis longtemps un travail culturel massif et important, également avec la codification d’un répertoire national des chants. En fait, des processus ont été lancés, que l’un ou l’autre pourrait ne pas apprécier, regrettant que “Oui mais par le passé, dans le temps…”. Si nous regardons l’histoire, même le Concile de Trente a lancé des processus et nous savons qui, tout de suite, est entré dans ces processus : Giovanni Pierluigi da Palestrina. À ce moment-là, la chapelle Sixtine fut la première grande réalisatrice du concile de Trente, avec l’intelligibilité du texte; mais avant que la réforme liturgique ne rentre dans le contexte ecclésial, plusieurs années ont passé. Ainsi, finalement, nous sommes très près du Concile Vatican II. Je dois dire qu’en Italie des processus excellents pour la réalisation du Concile ont été mis en place. Il s’agit d’un travail de longue haleine parce que cela signifie penser avec une langue vivante, c’est-à-dire entrer automatiquement dans un contexte culturel qu’il faut connaître et il convient en outre de “décliner” aujourd’hui, tout le grand patrimoine culturel de l’Eglise. C’est un travail énorme et de longue haleine qui nécessite des études et de la recherche; je suis convaincu que l’Église d’Italie a lancé un excellent travail à cet égard.

The choir in concert

AA: Le monde choral est souvent un secteur de niche, sous-évalué ou critiqué. Pour reprendre les paroles du Pape François, qui a souligné la nécessité de valoriser le patrimoine de la musique sacrée et aussi son actualisation avec les langues modernes, quelles pourraient être les propositions pour l’éducation des jeunes à la musique chorale sacrée?

MP: Je pense qu’il y a un principe à la base, quand on parle de jeunes et d’éducation: pour que les jeunes aiment ce que nous aimons, nous devons aimer ce qu’ils aiment! Dans mon expérience – avant de devenir maître de chapelle, je travaillais à l’Université où, en plus de l’enseignement, je menais des activités pastorales en ayant un chœur – je n’ai jamais rencontré de difficultés à travailler avec des jeunes à un haut niveau et sur le plan culturel. Parce que le niveau culturel doit exister, dans le sens où vous devez avoir la capacité de formuler le patrimoine culturel dans une langue compréhensible. Heureusement, l’équation “Je baisse le niveau, donc j’ai plus de gens” ne fonctionne pas. Ainsi, en fin de compte, plus l’éducateur ou l’enseignant étudie, maintient ses connaissances à jour, poursuit ses recherches et veille à communiquer à ce sujet, plus le chemin devient fascinant. Quand on pense “Ici on ne comprend plus ces choses-là, alors passons à autre chose“, c’est parce que nous n’étudions plus et n’apprenons plus à nous faire aimer. Car se faire apprécier, faire apprécier les choses, c’est une étude! Il faut chercher, faire preuve de discernement, et le discernement est un travail (parce que l’on peut faire des erreurs, comme dans toute expérience); il s’agit donc d’un travail, qui implique un investissement en énergie. Je ne pense pas qu’il soit difficile d’éduquer les jeunes à la musique sacrée, comme de les éduquer à l’art, à la littérature latine ou à tout aspect culturel fondamental, si on le contextualise dans un discours. Les jeunes perçoivent n’importe quel message, pour autant que nous soyons en mesure de créer un rapport, une relation; sans ce contact, rien ne passe. Il est important que les grandes valeurs culturelles passent toujours par des relations ouvertes vers la croissance et la maturation à la vérité de notre jeunesse.

The beauty of the Sistine Chapel with the frescoes of Michelangelo

AA: Parlons des Pueri Cantores, qui traditionnellement accompagnent au chant la liturgie et du rôle de la Schola Cantorum; les deux ensembles sont inexorablement en train de disparaître. Que faire pour assurer leur pérénnité, et encourager leur rayonnement pas uniquement dans les églises d’une certaine importance?

MP: Il existe une association internationale des Pueri Cantores. Cependant, nous devons être très précis à ce sujet. Pourquoi la Chapelle Sixtine a-t-elle les Pueri Cantores et investit-elle dans une école qui y est associée, de la troisième à la huitième année? Pourquoi les Pueri Cantores ne sont-ils composés que de garçons, et qu’il n’y a pas de filles? Pourquoi effectivement la vraie voix blanche, comme on l’appelle, est-elle la voix d’enfant, qui ne reste pas toujours la même mais, avant la mue, passe par un ensemble de changements dus à la physiologie, qui donnent cette richesse harmonique qu’a un chœur de garçons, et qu’au contraire n’ont pas les choeurs composés uniquement de petites filles. Il s’agit ici d’un problème d’ordre culturel: quand nous enregistrons pour un label comme Deutsche Grammophon, nous devons créer un produit qui soit pertinent au niveau esthétique. Donc soit j’enregistre avec des falsettistes, soit avec des enfants! C’est un domaine très important et culturel. Je crois d’autre part que globalement, l’éducation des enfants au chant est un excellent élément pastoral et de formation pour l’avenir de ces personnes dans le sens où susciter chez l’enfant la discipline du chant choral, fait à un certain niveau, lui fera acquérir une méthode de travail scientifique, rigoureuse, qu’il pourra utiliser quelle que soit la tâche qu’il fera, ainsi que dans les relations de la vie, et aussi dans le rôle de parent. Voilà pourquoi je pense important de nous investir culturellement pour les enfants par rapport à la musique parce que la musique a le double intérêt d’être belle, mais de demander un sacrifice, un effort constant pour être réussie. Ce processus recèle donc une sorte d’attrait pour l’effort commun inhérent, et ce processus est extrêmement éducatif à un âge précoce où la “réceptivité” et le fait d’avoir une méthodologie précise peut être bénéfique pour toute une vie.

Mons. Massimo Palombella and the Cappella Sistina during a rehearsal

AA: Parlons un peu du chœur de la Chapelle Sixtine c’est-à-dire la plus ancienne formation chorale encore en activité. Au fil des siècles elle a suivi, en y participant activement, toutes les réformes de la liturgie papale jusqu’à ce jour. Quelle est la responsabilité d’un rôle si important, et quels sont les moments les plus significatifs dans les différentes activités menées?

MP: Le Chœur de la Chapelle Sixtine a la grande responsabilité d’agir dans l’Église comme il l’a fait, par exemple, au XVIème siècle par rapport à la réforme liturgique du Concile de Trente. Cette réforme a fait son chemin à travers la mise en œuvre immédiate qu’en a faite la chapelle Sixtine dans les célébrations du pape. Maintenant, pour être honnêtes et justes, nous devons dire que la même chose ne s’est pas produite avec Vatican II parce que Domenico Bartolucci – dont nous célébrons cette année le centenaire de la naissance – était un homme qui, en tant que chef de la Chapelle Sixtine, refusa catégoriquement la réforme liturgique du Concile Vatican II, se réfugiant sur certaines positions injustifiées. Cette fermeture culturelle ne lui a malheureusement pas permis d’intégrer tout ce qui est arrivé à la même période dans la musique, puis les études sémiologiques sur le chant grégorien, la polyphonie de la Renaissance, ainsi que ce qui est arrivé après Verdi. D’une certaine façon, dans l’esprit de Bartolucci l’histoire de la musique se terminait avec Verdi. Voilà pourquoi il a peut-être vraiment été un ‘hapax legomenon’[3] dans l’histoire de la chapelle Sixtine, dans le sens où c’était peut-être la première fois que cette institution n’a pas suivi le cours d’une réforme; et en fait, pour le Saint-Siège, à un moment donné il a été nécessaire de fournir une alternative parce qu’on se retrouvait avec une institution bloquée au niveau écclésial, esthétique et culturel. Mon prédécesseur, le maître Liberto, a vraiment porté cette institution musicale au sein de la réforme liturgique du Concile Vatican II, en dépit de nombreuses difficultés car beaucoup croyaient encore qu’il fallait faire comme Bartolucci. J’ai eu la chance que mon prédécesseur soit, en quelque sorte, un “tampon” entre Bartolucci et la réforme liturgique du Concile Vatican II qui avec moi était quelque chose de presque “normal”. Je suis un enfant de la réforme liturgique: c’est pourquoi j’y crois profondément, et je crois aussi que la musique ancienne peut avoir été beaucoup aidée par la réforme liturgique de Vatican II en rapport avec ce que j’ai dit auparavant, à savoir le devoir de la réception des études sémiotiques, et le devoir d’un dialogue intelligent avec la modernité. Le Chœur de la Chapelle Sixtine a donc ce premier et grand devoir, et cette grande tâche: promouvoir résolument les réformes de l’Église dans le contexte liturgico-musical; en outre, mais avec la même importance, il porte la responsabilité de l’exemplarité pour l’interprétation. Chanter le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance devrait être d’une certaine manière exemplaire non pas parce que nous sommes meilleurs que les autres, mais parce que ce Chœur est une institution qui consacre trois heures par jour à l’étude presque “monographique” précisément du chant grégorien et de la polyphonie de la Renaissance, tout comme l’Académie nationale Santa Cecilia répète chaque jour un certain répertoire symphonique choral, et comme le Teatro dell’Opera travaille chaque jour un certain répertoire d’opéra. Nous avons également à disposition les archives du chœur de la Chapelle Sixtine, ce que l’on appelle le Fonds Chapelle Sixtine dans la Bibliothèque du Vatican, qui est la plus grande archive musicale existante au monde des quinzième, seizième et dix-septième  siècles dans la musique écrite pour la liturgie. Tout ce répertoire est catalogué : par exemple, le concert que vous entendrez ce soir est le résultat d’une édition critique faite soit sur les manuscrits soit sur la plus ancienne version imprimée. Le maître de la Chapelle Sixtine a ce devoir de travail d’étude et de recherche parce que si je ne le fais pas, beaucoup de musique reste lettre morte. Le devoir de pratique exemplaire de l’exécution vient du fait que le maître de la chapelle Sixtine peut disposer des pièces de la Renaissance, puis une étude sémiologique et scientifiquement correctes et pertinente des pièces. Cela signifie aussi “expérimenter” sans avoir le souci de monter un motet pour le donner dans la foulée, mais essayer des inflexions, expérimenter la meilleure façon d’effectuer une certaine figure rhétorique… Voilà, la Chapelle Sixtine est à ce point de vue une sorte de “laboratoire”! En fin de compte le Chœur de la chapelle Sixtine chante à toutes les célébrations où le pape est présent, mais il a aussi une grande activité de concerts. Pourquoi cette activité de concerts ? Il ne parcourt pas le monde pour le plaisir de faire un peu de musique, mais voyage beaucoup rien que pour répondre à sa mission ecclésiale: la proclamation de l’Evangile; notre concert de ce jour est une expérience esthétique, mais tout le matériel musical est ramené à l’endroit où cette musique a pris forme, à savoir la liturgie. Chaque morceau que nous donnons est toujours bien présenté, situé, expliqué dans sa signification historique et liturgique. Un concert du Chœur est donc une expérience de foi, l’occasion de faire une expérience de Dieu. C’est le seul contexte dans lequel le Chœur de la Chapelle Sixtine accepte de faire un concert.

AA: Le Chœur de la Chapelle Sixtine s’engage régulièrement dans des tournées internationales. Sous votre direction, il a commencé à enregistrer exclusivement avec Deutsche Grammophon et a remporté le prix Echo Klassik pour le Cantate Domino (2015). Pouvez-vous nous parler de cette expérience?

MP: Non je ne suis pas allé chercher Deutsche Grammophon! Ce sont eux qui m’ont contacté, parce qu’ils ont constaté que le Chœur de Chapelle Sixtine a radicalement changé sa façon de chanter, qui est passée d’une langue d’opéra décadente de la fin du XIXe siècle à une voix de la Renaissance, à un phrasé cohérent, et à la recherche d’une forte pertinence esthétique des œuvres qu’il interprète.

Il s’agit de l’institution la plus ancienne au monde, elle a énormément de choses à sa disposition ; c’est pourquoi Deutsche Grammophon a, en quelque sorte, fait un pari en disant qu’ils auraient dans le passé toujours voulu commencer un partenariat avec cette institution, mais que cela n’avait jamais été possible de le faire car sa façon de chanter était très, très loin de la pratique de la Renaissance. L’expérience d’enregistrement est très intéressante ; nous gravons en tant que chœur de la Chapelle Sixtine parce que nous sommes peut-être la seule entreprise dans le monde qui peut avoir la totalité de la pertinence esthétique, c’est-à-dire des musiques pour les célébrations du pape qui ont eu lieu dans la chapelle Sixtine, donc avec cette acoustique précise.

 

AA: Donc, pour vous, le discours philologique est très important, tant au plan esthétique et environnemental que sur celui de l’exécution…

MP: Oui, tout à fait. C’est ce qui nous permet d’enregistrer avec des labels tels que Deutsche Grammophon. Je ne pourrai jamais enregistrer du William Byrd, car il est très éloigné de nos pratiques. Par exemple, lors de l’enregistrement pour Deutsche Grammophon du Miserere d’Allegri, j’ai cherché et trouvé dans les archives de la Chapelle Sixtine, à la cote 205-206, le manuscrit original d’Allegri. J’ai donc essayé aussi de placer les solistes dans l’espace, en imitant plus ou moins la façon dont ils étaient placés selon les chroniques des célébrations pontificales de l’époque; faire un produit pour un label comme celui-ci nécessite un grand travail scientifique, philologique et esthétique.

 

AA: Puis-je vous demander une comparaison avec la vocalité fermée et sans harmoniques qu’utilisent les Britanniques, par exemple les Tallis Scholars, qui ont donné un concert dans la chapelle Sixtine lors de sa grande restauration, en chantant, entre autres, justement, le Miserere d’Allegri ?

MP: Comme chez les Tallis Scholars des femmes chantent également, on s’éloigne un peu du point de vue de la pertinence esthétique. Je crois au style vocal de ce qui a été écrit pour être chanté dans la chapelle Sixtine par des voix Renaissance. Dans cette technique vocale, le troisième registre n’existe pas, il doit donc exister une couverture très large, très forte, mais avec toute la chaleur méditerranéenne que nous avons, nous les Italiens, dans nos voix. Par exemple je crois, et ceci est est ma conviction après avoir étudié les manuscrits, que ces partitions sont remplies de figures rhétoriques que nous retrouverons ensuite bien codifiées dans le baroque, parce que nous savons beaucoup de choses du baroque et peu de la Renaissance en termes d’exécution de l’œuvre. Pour moi, la musique de la Renaissance est un ensemble de figures rhétoriques, de tensions et de détentes qui demandent une sollicitation constante de la voix. C’est une musique très colorée en elle-même, donc je pense que la chanter fermée revient à la traiter comme la musique du XVème siècle. Je peux comprendre qu’on chante Dufay ou Despresz comme cela, puisque le texte était souvent un “prétexte” pour faire du contrepoint. Quand nous avons enregistré un morceau de Dufay et un de Desprez nous chantions comme si nous étions des instruments, parce que l’intention de composition était telle, qu’il n’y avait pas d’attention au texte. Il y a un grand changement à la fin de la Renaissance, où à un moment donné le texte devient la réalité sur laquelle la musique est construite. En ce qui concerne le texte, il y a des figures de rhétorique de tension et de détente. Une grande tension est donnée par le mot et la phrase. Je crois que cela est dans l’ADN de la musique écrite pour la chapelle Sixtine pour les célébrations du pape. D’ailleurs il suffit d’admirer les peintures de Michel-Ange pour réaliser à quel point la Renaissance a vécu vieille! Tout doit être complètement filtré par un rapport, par l’intelligence massive mise sur la voix, la tension, le ballonnement, les colores minores, le hochetus … En conclusion, tout doit être filtré par un examen profond, un contrôle du son, comme “maniaque” de ce qui est typique et qui caractérise la Renaissance.

AA: Peut-on accepter la proposition d’une interprétation avec une voix ferme seulement pour faire l’expérience d’une esthétique différente, en étant toutefois conscient de ne pas être là dans le domaine de la reproduction philologique, mais dans un autre plaisir esthétique?

MP: Oui, absolument. On peut le faire: personne ne l’interdit. Mais je pense que c’est comme enlever à cette musique le sel et le poivre, dans le sens où harmoniquement parlant elle est pauvre. Si, en plus, le chœur ne souligne pas le verbe… La Renaissance est un moment historique caractéristique, il a porté la même attention au contrepoint et au verbe. Ensuite, si le chœur n’utilise pas ces attentions, l’interprétation se tarit énormément.

 

AA: On pourrait objecter que même la musique d’Arvo Pärt, construite avec la technique du tintinnabulisme, a une harmonie très simple qui ne nécessite pas ce genre d’attention et de style vocal dont nous avons parlé auparavant. Ici il s’agit peut-être de la recherche du plaisir contemplatif d’une voix ferme et peut-être aussi la tentative des ensembles britanniques est-elle d’amener cette expérimentation différente également dans la musique de la Renaissance.

MP: Oui, ma conviction est que l’engouement pour ces groupes britanniques dans les années 80 et 90 est fondamentalement dû au fait que ceux qui auraient dû faire ce travail philologique ne l’ont pas fait! Le Chœur de la Chapelle Sixtine ne le faisait pas vraiment non plus. Nous avons enregistré avec Deutsche Grammophon la Missa Papae Marcelli de Palestrina, qui fut un travail sans précédent : il y a tellement d’enregistrements de cette œuvre que j’ai dit “Soit on enregistre quelque chose d’exceptionnel, soit on n’enregistre rien!”. Ce travail philologique fut énorme parce que je devais récupérer l’édition de 1567, ayant donc décidé de ne pas entrer dans le Agnus Dei II parce qu’il n’est pas de Palestrina. Bien qu’il figure  dans le Santa Maria Maggiore (codex 18), et comme odex 22 dans la Chapelle Sixtine, quand Palestrina a publié, en 1567, le deuxième livre des messes, il ne l’y a pas inclus; et en 1599, quand fut publiée une édition posthume, l’éditeur ne l’a pas mis: ils est écrit Agnus Dei ut supra dicitur primus Secundus. Les colores minores, le problème de surmonter les battues, la question des figures de rhétorique, du tactus cohérent du compositeur, etc…: ce fut un travail très difficile pour obtenir un produit philologique correct, à la hauteur de l’institution qui détient les manuscrits. Vraiment il apporte quelque chose de nouveau, expliqué dans le livret accompagnant le CD. Je suis d’accord avec le fait qu’un groupe choral peut avoir le plaisir esthétique de mettre en œuvre ce que vous dites, mais notre devoir est d’exécuter ce type de musique en en donnant, aujourd’hui, une interprétation plausible, vérifiée, scientifique, bien sûr discutable mais motivée et creusée en profondeur.

 

AA: La musique est la langue de l’esprit. Son courant secret vibre entre le cœur de celui qui chante et l’âme de celui qui écoute; ce sont des mots de Khalil Gibran. Quel est le rôle du chef de chœur, dans tout cela?

MP: Son rôle est à mon avis très important. D’abord il est une personne qui étudie et qui effectue de la recherche et, d’autre part, ce rôle devient, peu, peu, invisible. La musique est faite pour être faite ensemble, non pour être dirigée. En général, ce qui est une grande tradition, la musique de la Renaissance n’était pas dirigée ; tous lisaient sur un livre central, sans quelqu’un pour assumer la tâche de la direction comme nous la comprenons maintenant.

Lorenzo Perosi, maestro of the Cappella Sistina between 1898 and 1956

AA: Dans la basilique Saint-Marc il y avait probablement un relais qui se tenait au centre de l’abside, derrière l’autel, pour résoudre les problèmes liés à l’exécution avec double chœur…

MP: Le rôle du chef est de faire un bon partenariat. Mais le vrai rôle de chef de chœur, et croyez-moi les choristes sont de cet avis, doit être une personne en train d’étudier, en recherche. Des choristes, on exige un peu moins que ce que lui fait, mais ce qu’il ne fait pas vous ne pouvez pas demander aux choristes de le faire: il doit être le premier à donner l’exemple. Pour mon chœur le travail personnel est nécessaire (trois heures), et le travail choral, trois heures encore. Je dois donc étudier au moins six heures par jour. Mais j’étudie beaucoup plus, parce qu’il y a ensuite la recherche, et bien plus encore… La question de la musique à exécuter; deuxième problème, dans mon cas, le chef, est que je dois composer? Le chef de cette institution a priori ne doit pas être, à mon avis, comme cela fut le cas de Bartolucci, “juste” un compositeur. Le maître de la Chapelle Sixtine est “aussi” un compositeur, mais il a, comme nous l’avons dit précédemment, la responsabilité du patrimoine culturel de l’Église; il doit donc être un expert et l’un des spécialistes de la musique ancienne, et il doit traduire avec pertinence le signe graphique en signe sonore. En ce qui concerne la composition, le maître de la chapelle Sixtine devait être visionnaire. Il doit faire comme l’a fait Palestrina, comme Lorenzo Perosi. Ce dernier a enlevé au début du XXe siècle, la Chapelle Sixtine de la position à laquelle l’avait reléguée Domenico Mustafà, en écrivant seulement du Palestrina, en style contrapuntique. Perosi n’a pas osé écrire dans un style différent de Palestrina, en vivant profondément son moment historique. Voilà: je crois que le maître de la chapelle Sixtine doit être un homme qui, dans son geste de composition, vit le présent et que, après Wagner, après Mahler, il doit se laisser mettre au défi par tout ce qui est arrivé dans la musique. Le geste de composition du maître de la Chapelle Sixtine doit être un geste qui tient compte de l’endroit où il vit aujourd’hui: il doit écrire pour l’homme d’aujourd’hui, et non pour celui de la Renaissance! La personne qui fait mon travail doit être un homme attentif à son temps, passionné de musique moderne, de musique contemporaine et expérimentale, qui estime ses collègues et qui est donc curieux d’aller écouter de la musique composée et interprétée par d’autres et ne pas se limiter à lire Palestrina ainsi que sa propre musique. Ceci est important car le chef doit être en mesure de combiner l’audibilité et la clarté de la musique avec la modernité. Je pense que cela est, actuellement, le grand défi qui nous attend.

Mons. Massimo Palombella and Andrea Angelini after the interview

 

Mgr. Massimo Palombella, est né à Turin le 25 décembre 1967. Il a été ordonné prêtre par la Congrégation salésienne le 7 septembre 1996. Il a terminé ses études de philosophie et de théologie en obtenant son doctorat de recherche en théologie dogmatique, et ses études musicales avec Luigi Molfino, Valentín Miserachs Grau, Gabriele Arrigo et Alessandro Ruo Rui, en étant diplômé en musique chorale et en composition. Fondateur et chef du Chœur Interuniversitaire de Rome, il a travaillé dans la pastorale universitaire du diocèse de Rome entre 1995 et 2010, en prenant en charge, comme enseignant en musique, toutes les rencontres du Saint-Père à l’Université de la Culture. Il a enseigné jusqu’en 2011 à l’Université pontificale salésienne, Faculté de théologie, musique et liturgie et enseigne au Conservatoire Guido Cantelli de Novara, dans les deux années de spécialisation en composition de musique sacrée pour la liturgie, Polyphonie romaine et  législation de musique sacrée. Il a également été professeur de langages musicaux à l’Université La Sapienza de Rome et au Conservatoire de Turin. À l’Institut Pontifical de Musique Sacrée à Urbe, il a enseigné la liturgie. De 1998 à 2010, il a dirigé le magazine de musique liturgique Armonia di Voci, de l’éditeur ElleDiCi. Le 16 octobre 2010, il a été nommé par pape Benoît XVI directeur du Chœur de la Chapelle Sixtine, et confirmé en 2015 par le pape François. Il est membre, en tant qu’expert, du Conseil de la Liturgique italienne la Conférence épiscopale italienne. Le 14 janvier 2017 le pape François l’a nommé conseiller de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements. Tant avec le Chœur interuniversitaire de Rome, qu’il a dirigé jusqu’en 2011, qu’avec le Chœur de la Chapelle Sixtine, il a à son crédit de nombreux concerts en Italie et dans le monde et un grand nombre de CD et DVD enregistrés avec Elledici, Libreria Editrice Vaticana et Deutsche Grammophon, avec qui il a remporté le prestigieux prix Echo Klassik pour le CD ‘Cantate Domino’. Courriel: info@cappellamusicalepontificia.va

 

Traduit de l’italien par Barbara PISSANE. Relu par Jean PAYON

 

[1] Le Graduale Triplex  est un livre liturgique qui contient les chants de la messe du répertoire grégorien. Il a été publié en 1979 et, depuis lors, a été réédité en continu par l’abbaye de Solesmes sur mandat officiel de l’Eglise catholique.

[2] Le Liber usualis Missae et Officii,  plus souvent appelé Liber usualis, est un livre liturgique contenant un recueil de chants grégoriens utilisés non seulement par l’Église catholique romaine. À partir des chants sont retranscrits les paroles et la mélodie, uniquement en notation carrée. La première édition, faite par les moines de Solesmes,  remonte à 1896. Plusieurs éditions ont suivi, et après le Concile Vatican II il n’y a pas eu de nouvelles éditions. Le Liber Usualis est diffusé dans le monde en latin, bien qu’il soit actuellement remplacé par le  Triplex Gradual qui est plus à jour dans le répertoire. Outre la notation carrée est également retranscrite la notation de Saint-Gall et metense et où le choix des morceaux est plus réfléchi.

[3] En linguistique et en philologie, un hapax legomenon (appelé aussi fréquemment uniquement hapax ou, moins fréquemment, apax, au pluriel hapax legomena ou hapax legomenoi, du grec ἅπαξ λεγόμενον (hápax legómenon, “dit une fois”) est une forme linguistique (mot ou expression), qui apparaît une seule fois dans le cadre d’un texte, d’un auteur ou de l’ensemble du système littéraire d’une langue.




Chanter, un droit de l'enfant (première partie)

Oscar Escalada, chef de chœur, compositeur et professeur

 

J’ai déjà exposé, dans la première partie de mon livre Un coro en cada aula (un chœur dans chaque classe), les raisons qui me mènent à affirmer que tout enfant qui peut parler peut chanter.

En septembre 1978 avait lieu à Alma Ata (aujourd’hui Almaty), au Kazakhstan, la Conférence internationale sur les soins de santé primaires, organisée par l’ONU, l’UNESCO et l’UNICEF avec la participation de 134 pays et de 67 organisations non gouvernementales. La Déclaration finale de cette Conférence a exprimé la nécessité d’une action urgente de tous les gouvernements, de tous les personnels des secteurs de la santé et du développement ainsi que de la communauté internationale pour protéger et promouvoir la santé de tous les peuples du monde.

Dans son article premier, cette Déclaration réaffirme avec force que:

la santé, qui est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité, est un droit fondamental de l’être humain, et que l’accession au niveau de santé le plus élevé possible est un objectif social extrêmement important qui intéresse le monde entier et suppose la participation de nombreux secteurs socioéconomiques autres que celui de la santé.

Par extension, on peut dire que le chant est un droit de l’enfant, puisqu’il répond  à tous les besoins du bien-être physique, social et mental, dimensions qui contribuent pleinement au développement d’un être humain capable de vivre dans une société, d’être accepté par elle et de lui apporter sa contribution. On me répondra peut-être qu’il y a de multiples façons d’assurer le bien-être physique, social et mental, et que chanter en groupe n’est peut-être pas la plus complète. Si telle est votre réponse, permettez-moi d’être en désaccord.

Énormément de recherches ont été menées dans ce sens. Il en résulte une bibliographie diversifiée démontrant que le chant en groupe est un outil fondamental pour le développement d’un individu. Et j’ajoute: l’outil le meilleur et le plus complet pour y arriver.

Le SAT est un examen standardisé pour l’admission dans de nombreux collèges et universités des États-Unis. Le College Board, organisme privé sans but lucratif fondé en 1900, qui mène ces examens, a découvert que les étudiants ayant participé à des activités musicales et chorales obtenaient des résultats plus élevés de 63 % en langues, et de 44 % en mathématiques, que ceux qui n’avaient pas eu de telles activités. En 2009, le SAT a rapporté une différence de 91 points chez les étudiants ayant quatre ans de pratique musicale par rapport à ceux qui n’en avaient aucune.’

Harvey’s Interactive, une firme des États-Unis, a conclu que les finissants de collèges ayant pratiqué des activités chorales et musicales obtenaient un score de 90,2 %, alors que ceux qui ne l’avaient pas fait obtenaient 72,9 %.

Ces statistiques démontrent certains effets du chant choral et de la musique, dont la pratique a bien plus à offrir, cependant, en termes de bien-être social. Surtout, les raisons scientifiques établies par des chercheurs du monde entier sont des éléments importants pour convaincre les enseignants et proposer aux autorités gouvernementales la mise en œuvre de plans qui amélioreront sans doute l’apprentissage des enfants et leur développement social.

Il est intéressant de passer en revue une partie des nombreuses études qui nous ont éclairé grandement, et constituent des apports d’une immense importance. Nous avons eu le plaisir de correspondre avec quelques chercheurs et de les consulter; nous avons aussi puisé dans les publications d’autres chercheurs, parues dans des revues scientifiques. Nous allons donc vous présenter, chers lecteurs, une partie de ce matériel qui démontre, selon nous, que le chant est un droit de l’enfant à cause de tout son apport à son développement intellectuel, social et évolutif.

Comme tout signal auditif, les sons musicaux se déroulent dans le temps. C’est pourquoi il est nécessaire que le système auditif connecte un son avec un autre, pour produire des schémas logiques qui soient perçus comme une musique. Pour que nous puissions reconnaître les schémas rythmiques comme succession de sons enchaînés en shémas musicaux, les signaux auditifs sont emmagasinés temporairement dans notre mémoire, qui les combine en une seule perception. La mémoire est donc nécessaire pour comprendre et percevoir la musique: elle est impliquée chaque fois que nous entendons ou faisons de la musique.

Récemment, Vanesa Sluming et une équipe de chercheurs1 de l’Université de Liverpool (Grande-Bretagne) ont découvert que chez les musiciens le cortex frontal, connu pour héberger des réseaux de neurones qui participent à divers processus importants pour le travail de la mémoire, contiennent plus de matière grise que chez les non musiciens. On peut conclure à une sorte de transfert positif entre la pratique musicale et les fonctions de la mémoire verbale: autrement dit, le processus d’apprentissage de la musique améliore l’apprentissage verbal. Mais comment ces deux fonctions sont-elles reliées?

En premier lieu, selon le Dr Wong2 et d’autres chercheurs de l’Université Northwestern aux États-Unis (Illinois), “Dans le processus multi-sensoriel de l’entraînement musical, le cerveau fait appel aux mêmes habiletés de communication que pour parler et lire”. Autrement dit, le chemin de la parole (fig. 1) serait le même que celui de l’émission des sons chantés. Ceci établit donc un premier lien important.

Cette figure montre le chemin de la parole: nous pouvons y voir les aires impliquées, le parcours que suit le stimulus, et les fonctions qui se déroulent dans chaque aire. C’est ainsi qu’à travers la membrane du tympan, les stimuli auditifs sont captés par l’organe de Corti et transformés en un langage neuronal. Celui-ci parvient au cortex auditif, chargé de recevoir l’information puis de l’envoyer à l’aire de Wernicke qui la décode. Cette information décodée continue ensuite vers l’aire de Broca, où elle est traitée avant d’arriver finalement au cortex moteur. C’est là que sont générées les commandes en direction des muscles intervenant dans l’émission à la fois des sons parlés et des sons chantés.

Du point de vue anthropologique, le langage articulé constitue une des différences entre l’humain et ses congénères inférieurs. Les animaux non pourvus de raison ne pensent pas, ils agissent selon leurs instincts et leurs réflexes, conditionnés et non conditionnés. La différence chez l’humain est que l’individu réfléchit et résout des situations à l’aide de son expérience personnelle, et de l’expérience collective. Ainsi, à la différence des autres animaux, l’humain sait planifier ses activités et pour y arriver, il utilise le langage, car sans langage la pensée ne peut être que rudimentaire. L’abstraction du langage est nécessaire pour discerner, associer, unifier des concepts, tirer des conclusion. Bref, c’est l’instrument dont le cerveau a besoin pour penser, percevoir, raisonner, imaginer et faire appel à la mémoire.

Bien sûr, il y a un large spectre de théories sur le langage et la pensée mais, que l’on adhère à un “système inné” de structure du langage comme Noam Chomsky, qui le nomme “grammaire générative“, ou que l’on soutienne l’hypothèse cognitive de Jean Piaget ou la théorie “simultanée” qui définit le langage et la pensée comme liés entre eux, la relation entre les deux est reconnue par les psychologues, les linguistes et les anthropologues. Les différences entre les théories portent, en termes génériques, sur l’origine et le développement de ces capacités humaines.

Notre position tend vers la simultanéité: qu’il apparaisse avant ou après le développement de la pensée, le langage est responsable de l’évolution de la pensée:

Si nous pensons à fabriquer une table en bois, nous devons penser en termes abstraits, ce qui implique arbre, bois, table, forme, longueur, largueur, hauteur, épaisseur, etc. Chacun de ces concepts implique l’utilisation de mots dont nous comprenons la signification et que nous pouvons garder en mémoire, d’où nous pouvons les repêcher au besoin. Par la suite, nous pourrons exprimer ces concepts dans un croquis et recourir à tous les moyens et formes nécessaires pour arriver finalement à la table objet. Tout ce processus de la pensée a utilisé le langage pour se développer; la planification n’aurait pas été possible autrement.

Bien sûr, le langage n’est pas notre seule habileté cognitive. La mémoire, la perception, le raisonnement, la pensée, la possibilité de calculer et tout le reste des habilités ou comportements intelligents constituent un ensemble de systèmes spécialisés qui interagissent. Cette théorie des intelligences multiples a été élaborée en 1943 par le psychologue américain Howard Gardner3 (États-Unis); elle est fondée sur le fait que chaque personne possède au moins sept intelligences ou habiletés cognitives.

Un programme a été mis en place à l’Université Southern California par la Dr Assal Habibi et d’autres chercheurs, dans le but de découvrir les mécanismes par lesquels la formation musicale a été associée à un développement supérieur à la moyenne en langues et en mathématiques ainsi qu’à de meilleurs rendements intellectuels chez les individus qui ont reçu cette formation par rapport à ceux qui ne l’ont pas reçue.

L’étude a choisi des enfants avant le début de leur formation musicale, et les a suivis systématiquement pour établir comment le comportement de leur cerveau changeait en relation avec leur formation. Le travail a commencé en 2012, en collaboration avec l’Orchestre philharmonique de Los Angeles et son programme d’orchestre pour les enfants et la jeunesse. On a suivi 80 enfants de 6 et 7 ans pour documenter les effets sur leur développement en mesurant l’activité électrique du cerveau aux plans émotionnel, cognitif et social. Les enfants étaient divisés en trois groupes: un groupe dans l’orchestre, un autre pratiquant le football et le troisième, sans activité spécifique.

Les résultats obtenus au moment d’écrire ces lignes ont été hautement satisfaisants: on a trouvé des aires frontales du cerveau où il y avait une plus grande activité nerveuse pendant le développement d’habiletés impliquant des fonctions motrices exécutives et on a détecté de plus grands développements du langage, de la mémoire et de l’activité sociale.

Émotion, expression, habiletés sociales, théorie de l’esprit, habiletés linguistiques et mathématiques, habiletés visuo-spatiales et motrices, attention, mémoire, fonctions exécutives, prise de décisions, autonomie, créativité, flexibilité émotionnelle et cognitive, tout cela converge simultanément dans l’expérience musicale partagée. Les gens chantent et dansent ensemble dans toutes les cultures. Nous savons que nous le faisons de nos jours et nous continuerons de le faire dans le futur. Nous pouvons imaginer que nos ancêtres le faisaient aussi, autour du feu, il y a des milliers d’années. Nous sommes ce que nous sommes avec la musique et par la musique, ni plus, ni moins.”

Ces mots convaincants ont été écrits par le Dr Facundo Manes dans le journal espagnol El País du 11 novembre 2016, dans un article de vulgarisation scientifique intitulé “¿Qué le hace la música a nuestro cerebro?” (Que fait la musique à notre cerveau?).

Cependant certains éléments, dont plusieurs de grande envergure, sembleraient aller à l’encontre de cette idée. Il y a des pathologies qui vont à l’encontre de la logique fonctionnelle du chant puisqu’elles paraissent causées par l’absence ou un développement incomplet des connexions nerveuses.

L’une de ces pathologies, et peut-être la plus frustrante, est l’amusie.

 

L’amusie

Le mot “amusie” a été créé en 1888 par le neurologue allemand August Knoblauch à partir du grec: a (préfixe privatif), et mousa, musique.

L’amusie est une surdité tonale congénitale. L’individu amusique est dépourvu de la possibilité d’émettre des tonalités. Il ne peut donc pas faire de musique ni reconnaître la musique.

Selon le chercheur catalan Jordi Peña-Casanova4, l’amusie “est de la même nature que l’aphasie, et coïncide avec elle“.

Écouter de la musique ou la pratiquer implique de nombreux éléments, tous reliés à la perception, au décodage et à la synthèse du son et à la durée. Il y a donc plusieurs formes d’amusie. En 1997, Arthur Benson5 en a identifié plus d’une douzaine. Il les distingue selon la manière dont elles se présentent: motrice ou expressive, par exemple la perte de l’habileté à chanter, siffler ou muser une mélodie (amusie expressive); la perte de l’habileté de jouer d’un instrument (amusie instrumentale), la perte de la capacité d’écrire de la musique (agraphie musicale). Les deux dernières formes ne peuvent survenir que chez des personnes ayant reçu une formation musicale. Du point de vue de la réception, l’amusie peut se manifester par la perte de la capacité de distinguer entre elles des mélodies connues (amusie réceptive ou sensorielle), la perte de la capacité d’identifier des mélodies familières (amnésie musicale) ou la perte de la capacité de lire la musique, si on a déjà eu cette capacité (alexie musicale, ou cécité musicale). On inclut aussi l’altération de la réponse émotionnelle, comme une forme d’amusie.

Historiquement, l’attention des médecins s’est arrêtée récemment à ce problème, quand il est apparu associé à des patients aphasiques chez qui certaines de ces capacités avaient été perdues en même temps que le langage. Cependant, des cas d’amusie chez des personnes qui ne souffraient pas d’aphasie sont décrits depuis le XIXe siècle, mais en bien moins grand nombre.

Quand Benson, en 1977, a décrit l’amusie en relation à la fois avec l’aire de Broca et avec celle de Wernicke, il ne disposait pas de la technologie ni des connaissances qui lui auraient permis de faire la même affirmation que Peña-Casanova en 2007 – 30 ans plus tard  –  sur la concordance avec l’aphasie. Ce qui est sûr, c’est que ces deux aires font partie du chemin de la parole.

Figure 2: Arcuate fasciculus (in green)

Selon Oliver Sachs6,

il y a de nombreuses formes de surdité au rythme, légères ou profondes, innées ou acquises. Che Guevara était célèbre pour sa surdité au rythme. On pouvait le voir danser un mambo pendant que l’orchestre jouait un tango (il souffrait aussi d’une notable surdité tonale). Mais surtout, après un accident vasculaire cérébral à l’hémisphère gauche, on peut développer des formes profondes de surdité au rythme sans surdité tonale (de même qu’après certaines attaques à l’hémisphère droit, un patient peut développer une surdité tonale sans surdité au rythme). En général, de toutes manières, les formes de surdité au rythme sont rarement complètes, car le rythme est abondamment représenté dans le cerveau.

Le rapport d’Erin Hannon et Sandra Trehub7 décrit aussi des formes culturelles de surdité au rythme. Les bébés de six mois peuvent détecter facilement toutes les variations rythmiques, mais à douze mois cette variété a décru. Ce rapport concorde avec la recherche menée par Clifford Madsen de l’Université de Tampa (Floride, États-Unis), qui confirme que l’enfant entend tous les sons qui l’entourent jusqu’à six mois. Plus tard, il perçoit seulement les sons provenant de sa mère. Il semblerait que la focalisation et la diminution des contenus résulterait du fait que l’enfant reconnaît l’origine culturelle et familiale, qu’il reçoit par l’intermédiaire de son entourage social. C’est ainsi qu’il peut intérioriser l’ensemble des rythmes de sa culture et la langue de sa mère.

Beaucoup de gens se diront: “Je ne peux pas chanter ou siffler juste“, alors qu’ils ne souffrent pas d’amusie. En réalité, l’amusie est rare: moins de 5 % de la population en souffre. Mais ceux qui en souffrent pourront parcourir le monde sans s’apercevoir qu’ils faussent.

La recherche réalisée par Mme Psique Loui et d’autres chercheurs de l’Université Harvard8 soutient que l’amusie résulte d’un développement incomplet du faisceau arqué9 (cf fig. 2).

Ce faisceau est en relation directe avec le chemin de la parole, dont il fait partie en union avec l’aire de Wernicke et l’aire de Broca. Rappelons que la première décode l’information provenant du cortex auditif, tandis que la deuxième la traite avant de l’envoyer au cortex moteur.

Il semble évident et logique de penser qu’une fonction ne peut pas s’actualiser si le faisceau neuronal qui doit connecter les aires impliquées dans ladite fonction est mal développé ou complètement absent.

C’est la question que j’ai posée à Mme Loui quand j’ai lu son article, alors que mes expériences personnelles et les recherches d’autres scientifiques et chefs de choeur n’avaient pas identifié d’enfants incapables de produire des tonalités – y compris les enfants ayant initialement de grandes difficultés – après un travail de formation adéquat.

Dans son livre Musicophilia, Oliver Sachs raconte que dans la revue New Scientist, Steven Mithen10 s’est demandé si quelqu’un peut apprendre à chanter; pour trouver la réponse, il a expérimenté sur lui-même.

Ma recherche m’a convaincu que la musicalité est profondément enracinée dans le genre humain, avec des racines évolutives beaucoup plus anciennes que celles de la parole, a-t-il écrit en 2008 dans un article délicieux et sincère dans le New Scientist. Cependant, je me trouvais incapable de suivre une mélodie ou de reproduire un rythme.”

Il poursuit en racontant combien il avait été “humilié” d’être obligé de chanter devant la classe quand il était écolier, au point qu’il a évité pendant plus de 35 ans de participer à quelque activité musicale que ce soit. Il a décidé de vérifier si, en prenant des leçons de chant pendant un an, il pourrait améliorer sa justesse, sa sonorité et son rythme, le processus étant documenté à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle.

Mithen a appris à mieux chanter – non pas d’une manière spectaculaire, mais quand même mieux – et les résonances ont montré une augmentation d’activité dans la circonvolution frontale inférieure et dans deux zones de la circonvolution temporale supérieure (surtout du côté droit). Ces changements ont reflété l’amélioration de son contrôle tonal au moment de projeter sa voix et de transmettre la phrase musicale. On a noté aussi une diminution de l’activité dans certaines zones: donc, ce qui au début avait exigé un effort conscient était devenu de plus en plus automatique.”

La réponse de Madame Loui a été plus que stimulante: non seulement ma question a retenu son attention – apparemment, cela allait à l’encontre de sa recherche – mais elle m’a suggéré quelles pourraient être les causes qui, à son avis, pouvaient avoir influencé les résultats que mes collègues et moi avions obtenus. Ce faisant, elle m’a ouvert une porte vers la connaissance de nouveaux apports scientifiques comme la neurogenèse et la plasticité neuronale. J’y ai trouvé beaucoup de raisons d’espérer que mon affirmation initiale (tout enfant qui peut parler peut chanter) n’était pas encore réfutée de façon irrémédiable.

 

Neurogenèse et plasticité neuronale

Vers 1983, le neuro-biologiste argentin Fernando Nottebohm, professeur et directeur de recherche à l’Université Rockefeller de New York, a contribué de manière notable à modifier la croyance fortement établie que le système nerveux disposait d’un nombre déterminé de cellules, immuable jusqu’à la mort de l’individu.

Cette idée avait été établie de manière quasi dogmatique en 1906, année où l’Espagnol Santiago Ramón y Cajal a reçu le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur les mécanismes gouvernant la morphologie et les processus de connexion des cellules nerveuses. Ramón y Cajal soutenait que, contrairement à la majorité des autres cellules de l’organismes, les neurones normaux d’un individu adulte ne se régénéraient pas.

Au contraire, la découverte par Nottebohm de la neurogenèse adulte a ouvert un champ qui a été qualifié par d’autres chercheurs, dont le psychiatre canadien Norman Doidge, de “l’une des grandes découvertes du XXe siècle“.

Nottebohm a découvert que

les canaris – particulièrement les mâles – utilisent leur répertoire de chants comme un élément d’attraction sexuelle. Les combinaisons de sons qu’ils émettent varient d’une année à l’autre. Nottebohm a constaté que ces changements annuels correspondaient à une croissance et à une décroissance saisonnières des cellules cérébrales. Il avait découvert la neurogenèse: il a confirmé que les neurones des canaris se reproduisent, qu’il peut se générer 20 000 nouvelles cellules chaque jour. Plus surprenant: la neurogenèse intervient même chez les femelles, et celles-ci acquièrent la capacité de chanter quand on leur injecte des hormones mâles. La neurogenèse, le processus qui permet aux neurones de se reproduire et au tissu nerveux de se régénérer, va à l’encontre de ce qui jusqu’à ce moment était presque un dogme central de la neurologie: les neurones peuvent seulement mourir, jamais se reproduire.11

Une étude récemment publiée dans la revue Nature12 apporte encore plus d’espoir pour l’apprentissage du chant.

Les chercheurs Ana Amador, Yonatan Sanz Perl et Gabriel Mindlin, du Laboratoire des systèmes dynamiques de la Faculté de Sciences exactes et naturelles de l’Université de Buenos Aires, et Daniel Margoliash de l’Université de Chicago, ont effectué une recherche sur le chant des oiseaux.

Le chant des oiseaux et la parole humaine ont quelques points en commun. De fait, un grand nombre d’espèces apprennent à chanter de manière semblable à la façon dont un enfant apprend sa langue maternelle, en interagissant avec son entourage. Pour cette raison, étudier l’activité cérébrale des oiseaux quand ils produisent leurs sons peut mettre en lumière la façon dont la parole est encodée dans nos neurones et comment le cerveau peut apprendre une tâche complexe. Comme la parole humaine, le chant des oiseaux comprend des aspects neuronaux (les instructions) et physiques (les organes qui interviennent dans l’exécution du chant). Les pigeons nouveau-nés ne chantent pas, ils produisent seulement des sons pour demander à manger. Par la suite, ils passent par une étape où ils entendent chanter le tuteur ou le père et, bientôt, ils commencent à s’exercer, de façon analogue aux premiers essais des tout-petits pour prononcer des mots. À la suite de ces exercices, et après avoir comparé leur propre chant avec le modèle interne qu’ils avaient intégré, ils finissent par parvenir au chant adulte.”13

Ce processus est dit sensorimoteur: le sensoriel et le moteur s’alimentent mutuellement, comme dans le processus d’apprentissage des enfants et dans le développement de la justesse.14

L’étude publiée récemment dans Nature permet de conjuguer les aspects neuronaux et physiques pour expliquer de quelle manière les neurones s’activent pour produire chacun des sons qui constituent le chant.15

La Bibliographie à la fin du présent article permettra aux personnes désireuses d’approfondir la question d’avoir accès à ces intéressantes recherches.

Le Dr Facundo Manes, neurologue et neuro-scientifique argentin, est d’avis que “les nouvelles thérapies basées sur la musique peuvent favoriser la neuro-plasticité – nouvelles connexions et nouveaux circuits – qui compense en partie les déficiences dans les régions endommagées du cerveau“.15

 

On peut donc conclure que notre prémisse initiale est valide: tout enfant qui peut parler peut chanter. Y compris dans le cas de personnes amusiques, puisqu’il est possible, au moyen d’un travail cartésien du simple au complexe, de développer une route alternative qui permet de compenser la carence ou le développement incomplet du faisceau arqué. Sûrement, cela ne donnera pas de grands chanteurs ou chanteuses, mais cela pourrait rapprocher la possibilité pour ces personnes de goûter la musique, non seulement au plan affectif mais aussi par l’augmentation des connexions neuronales subséquente à ce travail.

Il existe une foule de spécialistes qui traitent les dysfonctionnements humains de diverses manières. Ainsi, il y a des écoles où les aveugles peuvent apprendre à lire, écrire, et compter, des écoles où les sourds-muets apprennent à parler et à “entendre” leurs interlocuteurs à l’aide du mouvement des lèvres ou d’un système de langage gestuel, des Jeux paralympiques où sont pratiqués des sports qui seraient impossibles sans une technique adéquate et adaptée. Bref, il n’y a pas de limite aux objectifs que l’on peut atteindre sur la voie du développement complet, qui est un droit de la personne.

La médecine a fait preuve d’une grande ouverture interdisciplinaire pour la mise au point de machines et d’instruments médicaux d’une grande complexité, impossible sans la participation du génie électronique et mécanique, d’experts en matériaux synthétiques et en métaux spéciaux, d’ingénieurs en programmation, etc. La même chose se passe en chant. Il y a des techniques et des avancées modernes qui nous montrent qu’il est possible d’atteindre des objectifs importants pour les individus connaissant une difficulté. Entre autres, les stratégies que proposent la phono-audiologie, l’orthophonie, la physiatrie et la stimulation précoce peuvent s’appliquer à la résolution de ces pathologies.

 

Traduit de l’espagnol par Christine Dumas (Canada)

 

1 Sluming V, Brooks J, Howard M, Downes JJ, Roberts N. Broca’s area supports enhanced visuospatial cognition in orchestral musicians. J Neurosci. 2007;27:3799–3806. doi: 10.1523/JNEUROSCI.0147-07.2007. [PubMed] [Cross Ref]

2 Wong PCM, Skoe E, Russo NM, Dees T, Kraus N, Musical experience shapes human brainstorm encoding of linguistic pitch patterns-Nature Review Neuroscience (2007) 10:420-422

3 Howard Gardner

4 Jordi Pe.a-Casanova- Neurología de la conducta y neuropsicología – 2007

5 Arthur Benton in Music and the brain by Critchey and Henson – Chapter 22, pag. 377 and ss The Amusias, 1977

6 Oliver Sachs, Musicofilia, Anagrama, Barcelona 2009, pg. 126.

7 Hannon, John, and Sandra E. Trehub. 2005. Tuning in to musical rhythms: Infants learn more readily than adults. Proceedings of the National Academy of Sciences 102: 12639-12643

8 Dres. Psyche Loui, David Alsop and Gottfried Schlaug, Harvard University – Tone deafness: a new disconnection syndrome? – The Journal of Neuroscience, August 2009

9 Un faisceau est un faisceau de nerfs constitué d’axones; il s’agit des parties allongées du neurone.

10 Article reproduit du bulletin électronique du Conseil International de la musique Music World News 04/2017, www.imc-cim.org

11 Fernando Nottebohm – The Rockefeller Foundation – Scientists & Research – Mai 2014

12 Ana Amador, Yonatan Sanz Perl, Gabriel Mindlin, Nature 504, 386–387 (19 décembre 2013)

13 ibid

14 Oscar Escalada, Un coro en cada aula, Ed. GCC, Cap 2 – III pg 25., Bs.As. 2009

15 noticias.exactas.uba.ar

16 Facundo Manes, ¿Que le hace la música a nuestro cerebro?, El País, 11 novembre 2016, Espagne.




Entraînement à la musique vocale hétérophonique : Primauté du son sur le signe

Raymond Reimer Uy, Jr., professeur  et chanteur

Comme tous les enseignants, les professeurs de musique portent une réflexion critique sur les applications possibles par leurs étudiants, hors de la classe, du sujet étudié. Par exemple il est normal d’avoir pour objectif l’alphabétisation musicale. Pourtant, lire et écrire de la musique ne constituent pas en soi une éducation musicale exhaustive ; et en réalité, on trouve des méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture qui ne sont pas du tout musicales. Il est donc nécessaire de privilégier à la fois la musicalité et la pensée musicale. Les qualités musicales acquises à travers des traditions d’interprétation peuvent nourrir cette musicalité. De plus, les traditions sonores d’interprétation confèrent souvent aux musiciens la flexibilité nécessaire pour ne pas simplement “recréer” de la musique, mais pour en créer, pour innover et contribuer à des pensées et variations musicales novatrices et propres à chacun. Un moyen de promouvoir ce type de flexibilité et de créativité dans un environnement choral est d’introduire de l’hétérophonie, en utilisant comme approche le son avant le signe.

 

Qu’est-ce que l’hétérophonie, et pourquoi en avons-nous besoin?

L’hétérophonie, ou stratification polyphonique, consiste à introduire des variations d’une seule mélodie réalisées simultanément par plusieurs chanteurs. Une chorale dans laquelle chaque chanteur interprète simultanément une mélodie de façon différente crée une texture hétérophonique. De la musique de Bach à celle de Boulez, on peut identifier plusieurs textures hétérophoniques planifiées ; en revanche, l’hétérophonie spontanée est souvent caractéristique des ensembles musicaux non occidentaux.

On peut trouver une référence plus contemporaine avec Ray Charles, qui fournit une démonstration hétérophonique claire dans la phrase menant au fondu final de “We are the World“.

La diversité des sons et des pensées musicales est un élément plus ou moins important d’hétérophonie spontanée. Face à des répétitions hétérophoniques chorales, un observateur extérieur pourrait prendre les différences musicales individuelles pour des fautes musicales ; mais au contraire, ces variations hétérophoniques entre chanteurs sont attendues et encouragées ! L’hétérophonie est particulièrement adaptée au travail de la musique contemporaine. En fait, il serait temps que les chefs de chœur qui ne font répéter des répertoires pop que de façon uniforme et stricte remettent en question leurs choix d’interprétation par rapport au style musical qu’ils enseignent.

Les talents nécessaires à la musicalité hétérophonique s’appliquent très bien à la musique contemporaine. Dans la musique pop, les embellissements et ornementations vocaux (souvent appelés runs et riffs), sont souvent attendus mais rarement reproduits de façon exacte d’une représentation à l’autre. Pour les chanteurs, les mélodies contemporaines ne sont qu’un squelette sur lequel ils peuvent construire leurs interprétations. Les élèves intéressés par la musique contemporaine peuvent ainsi, dans un environnement choral hétérophonique, développer de nombreux outils appropriés et précieux.

 

Enseigner l’hétérophonie spontanée : le son avant le signe

Pour enseigner l’hétérophonie spontanée, les chefs de chœur peuvent s’inspirer des cultures musicales non occidentales. Partout dans le monde, on peut trouver de riches exemples d’improvisation et de compositions orales, tels la composition spontanée kalouli, le sanjo coréen, les chants de louange peuls et les nawbaor wasla arabes (Blum, 2001). Profondément ancrés dans une idée d’exceptionnalisme musical occidental, certains professeurs de musique peuvent être amenés à mépriser de telles approches, et pourtant ils ne peuvent ignorer la signification historique et l’influence généralisée des traditions sonores/vocales. Plus près de nous, on trouve au XXe siècle de nombreux exemples de styles d’improvisation, dont la musique blues et ses antécédents ou dérivés. Les capacités vocales sont essentielles. De plus, selon Green (2002), l’écoute et l’imitation sont pour les élèves les bases de l’apprentissage de la musique populaire, quand la notation n’est que secondaire (p. 69).

La musique est avant tout une expérience auditive, et non visuelle. C’est sur cette vérité musicale fondamentale que des philosophies d’éducation musicale ont été fondées, bien avant la formalisation d’une éducation musicale américaine au XIXe siècle. Par exemple, au XVIIIe siècle déjà, Rousseau estimait que c’étaient les expériences sensorielles (les sons) et non les représentations (les symboles) qui devaient être transmis en priorité aux élèves. Cette approche “du son avant le symbole”, tout comme l’ordre naturel de Pestalozzi (1801) insistant sur le fait de parler avant de lire, a influencé Mason (1834) dans son manuel phare de pédagogie pour l’éducation musicale.

Pour atteindre la musicalité hétérophonique en utilisant cette philosophie, les chefs de chœurs devraient fournir aux chanteurs des myriades d’expériences sonores de diverses interprétations mélodiques, afin de construire un vocabulaire musical consistant. Cette approche fait écho aux traditions orales de cultures musicales non-occidentales. En revanche, la notation dans sa forme imprimée est fixée avant le concert, et impose ainsi des limitations artificielles aux possibilités musicales. Bien que la notation demeure un outil précieux, en particulier pour les compositeurs cherchant à transmettre leur musique à des interprètes, elle ne devrait jamais devenir une entrave à la créativité des musiciens.

 

Où commencer: Mise en situation

Le chef de chœur, à la recherche d’approcher une nouvelle pièce de manière hétérophonique, ne distribue pas de partition. À la place, il utilise une approche musicale multimodale. Au cours de cette première répétition, les membres de la chorale écoutent au moins trois versions différentes de la même œuvre. Ces variantes incluent les artistes réels et des doublures, ainsi que les environnements studio et live. En écoutant, les étudiants prennent des notes sur les qualités et les défauts de chaque version. Il n’y a pas d’idée bonne ou mauvaise pour cette activité ouverte : le but est simplement, pour les participants, d’écouter et de penser profondément et musicalement. Après chaque modèle, le chef de chœur encourage la discussion entre les participants. À la fin de cette activité, il donne lui-même une interprétation de démonstration comme modèle additionnel. Les élèves chantent déjà avec lui, et une hétérophonie naissante commence à donner naturellement de la texture à la musique.

À la répétition suivante, le chef de chœur commence par une autre interprétation de démonstration, cette fois avec d’autres choix mélodiques. Les élèves le rejoignent, et s’arrêtent ou hésitent quand ils remarquent une décision nouvelle, afin d’apprécier l’altération et de considérer s’il s’agit d’un choix ou d’une erreur. Le chef de chœur choisit de ne pas adopter cette nouvelle décision, pour privilégier une culture dans laquelle les choix musicaux sont acceptés sans jugement. À travers le processus des répétitions, le chef de chœur continue à expérimenter et à jouer avec la mélodie, et les élèves ne sont jamais informés de la progression vers l’hétérophonie ; le terme n’est donc jamais employé.

Dans les phases initiales, les élèves imitent les décisions musicales qu’ils ont entendues auparavant. Avec le temps, ils deviennent de plus en plus enhardis et indépendants, à mesure qu’ils gagnent en confiance dans leur vocabulaire mélodique. Lorsque, dans les phases ultérieures, des choix musicaux nouveaux ou surprenants apparaissent chez les élèves, ils sont acceptés par un échange de sourires heureux et complices.

 

Encourager la créativité plutôt que la reproduction

Combien de fois rappelle-t-on aux jeunes écrivains de ne pas citer, mais de s’imprégner des idées et de les reformuler avec leurs propres mots ? Pourquoi alors ne devrions-nous pas faire de même en musique ? Les éducateurs musicaux peuvent fournir un cadre mélodique sur lequel ils peuvent créer, plutôt que recréer. L’encouragement et la culture de la créativité hétérophonique ont des implications plus larges, qui vont au-delà de la musique chorale et contemporaine. Selon les objectifs développés au XXIe siècle, “les problèmes d’aujourd’hui exigent un large éventail de… talents créatifs” (p. 14). L’hétérophonie nécessite de la créativité, de l’innovation, de la collaboration (une forme d’individualité collaborative) et une prise de décision spontanée dans un environnement au rythme rapide. Si ces talents paraissent familiers, c’est parce qu’ils sont aujourd’hui plus que jamais vitaux. En fait, la pensée musicale hétérophonique est essentiellement la pensée du XXIe siècle, et les chefs de chœur peuvent aider à développer chez de jeunes chanteurs une tournure d’esprit qui les prépare au monde dynamique qui est le nôtre.

 

Raymond Reimer Uy Jr. est éducateur choral à Hanover Township (New Jersey). Il a figuré dans le “Qui est Qui parmi les Meilleurs Enseignants d’Amérique” et a terminé en quart de finale pour le Prix d’Enseignant de Musique en 2017. Ténor reconnu, M. Uy a une expérience internationale conséquente. De plus, il a chanté lors de nombreux concerts communs de chorales de Westminster et orchestres, dont le Philharmonique de New York, l’Orchestre de Philadelphie et l’Orchestre Symphonique de New York. M. Uy est actuellement doctorant en éducation musicale à l’Université de Boston, et possède un diplôme de Master en musique de l’Ecole de Musique Eastman, ainsi qu’une licence en musique (Summa cum laude) du Westminster Choir College. Courriel: raymonduy@gmail.com

 

Références

  • Benedict, C. (2010). Curriculum. Dans H. F. Abeles & L. A. Custodero (Eds.), Critical issues in music education: Contemporary theory and practice (pp. 143-166). New York, NY: Oxford University Press.
  • Blum, S. (2001). Composition, dans Grove Music Online. Oxford Music Online, consulté le 22 janvier 2016 sur http://www.oxfordmusiconline.com.ezproxy.bu.edu/subscriber/article/grove/music/06216
  • Green, L. (2002). How popular musicians learn: A way ahead for music education. Burlington, VT: Ashgate Publishing.
  • Mason, L. (1834). Manual of the Boston Academy of Music for instruction in the elements of vocal music, on the system of Pestalozzi. Boston, MA: Carter, Hendee, & Co.
  • Partnership for 21st Century Skills. (2007). The intellectual and policy foundations of the 21st century skills framework. Consulté sur http://www.21stcenturyskills.org/route21/images/stories/epapers/skills_foundations_final.pdf
  • Pestalozzi, J. H. (1801), How Gertrude teaches her children (L. E. Holland & F. C. Turner, Trans.). London: Swann Sonnenschein & Co.

Traduit de l’anglais par Alice Legouy (France)




L’enseignement de la lecture à vue depuis les temps médiévaux jusqu’au XXe siècle: points cruciaux de méthodologie

Lucio Ivaldi, chef de chœur et professeur

Nombreux sont les aspects du chant ancien qui n’ont pas encore été étudiés comme il se doit. Comme l’écrit Bruno Baudissone:

La redécouverte de la musique ancienne et de sa pratique a commencé par les instruments, tandis que la question du chant ancien n’a été étudiée que plus tard. N’oublions pas que, quand la musique ancienne était contemporaine, c’étaient les instruments qui se mettaient au service de la voix; aujourd’hui c’est précisément l’inverse: la voix suit les pratiques instrumentales, un fait qui est toujours d’actualité même lors de représentations de musique ancienne. Au fil des années, c’est une erreur qui a mené à l’absence de recherche sérieuse sur la musique vocale ancienne: on a cru suffisant, pour atteindre un art vocal ancien, de se distancer des pratiques romantiques et véristes” (Baudissone, La vocalità antica, dans Orfeo, mensile di musica antica e barocca, Florence, 1996).

L’enseignement de la musique médiévale répondait au besoin de former de bons chanteurs pour la messe et autres offices journaliers. Au tournant du premier millénaire, le cantor disposait de plusieurs milliers de morceaux à la mélodie complexe et aux variantes régionales considérables. L’arrangement ordonné du matériel musical sur la base du tonarii répondait plus à des objectifs mnémoniques qu’à un désir de classification en tant que tel: l’élément thématique déterminant le classement était toujours la formule initiale de la mélodie (tonarii classés par incipit), plutôt que son résultat modal (tonarii classés par finalis). L’héritage liturgique du bas Moyen Âge incluait la pratique quotidienne du chant comme forme de prière et comme contribution aux services religieux ; c’est dans ce contexte que se sont développées les pratiques de cantillatio et de récitation de tons psalmodiques. Ici aussi, les aspects mnémoniques de l’arrangement sont évidents: de la cantillation basée sur le ton de récitation principal ont surgi les formules de l’incipit, de la mediatio et de la terminatio, en association libre avec des formules similaires, suivant les codes typiques de la tradition orale.

Les nombreux traités médiévaux écrits sur la technique vocale sont ici intéressants: au VIIe siècle, Isidore de Séville (archevêque de Séville et dernier Père de l’Église) a définies comme “clara, alta et suavis” (claire, haute et douce) les qualités nécessaires au chant liturgique; mais dans les siècles qui ont suivi, les auteurs de nouveaux traités ont également ajouté “rotunda, virili, viva et succinta voce psallatur” (il faut psalmodier d’une voix ronde, virile, vivante et formée). A la fin des époques Renaissance et baroque, des classifications vocales modernes (voix de poitrine, voix de tête, etc) sont apparues dans les écrits de Maffei, Vicentino, Banchieri, Zacconi, Zarlino, et chez d’autres auteurs de traités. Il est important de garder à l’esprit la distinction précise entre ceux préférant une disposition polyphonique (cantus, quintus, altus, tenor, bassus) et la caractérisation de typologies vocales (soprano, contralto, ténor et basse), comme on la trouve dans L’Antica musica ridotta alla moderna prattica de Vicentino (Rome, 1555).

Vocal Tipologies in Vicentino

 Photo 1: Typologie vocale à Vicentino

Un autre aspect marquant de l’enseignement vocal du XVe au XVIIIe siècle est l’usage constant et répandu du bicinium didactique. Il s’agit de l’interprétation en duo des contrepoints d’école et d’exercices de difficulté progressive, réalisée par l’apprenti chanteur et son professeur. C’était un merveilleux moyen d’entraîner l’oreille et l’intonation, développé au fil du temps et dans les modes de la pratique vocale, requérant des exercices journaliers et une agilité équivalant à la pratique d’un instrument, avec un résultat artistique élégant et de grande efficacité. Le lecteur peut se référer au répertoire inépuisable des collections et classes d’études, dont des collections de duos didactiques d’auteurs comme Angelo Bertalotti, Adriano Banchieri, Orlando di Lasso, Gramatio Metallo, Eustachio Romano, mais également de composeurs plus septentrionaux comme Johannes Ockeghem, Claudin de Sermisy, etc. (Bornstein, sur www.gardane.info/bicinium).

Néanmoins, la pratique sur laquelle nous voudrions insister ici est celle de l’enseignement du chant par la lecture à vue, dont les débuts remontent au XIe siècle avec Guido d’Arezzo, et que l’on appelle solmisation. Cette pratique présente l’avantage important d’éviter la nécessité de mémoriser des milliers de mélodies; en fait, une fois résolus les problèmes de notation, le chanteur pouvait lire et apprendre la musique sine magistro.

Déjà au cours des siècles précédents, les pratiques mnémoniques et didactiques de calcul des hauteurs fixes de la tabula compositoria, autrement dit d’une série de hauteurs contrastées à travers la notation alphabétique, s’étaient imposées en accord avec les théories des auteurs de traités du haut Moyen Âge (Boèce, Cassiodore), qui les associaient aux diverses phalanges et articulations de la main gauche; souvent ce procédé est improprement appelé de la main guidonienne.

The Guidonian Hand

Photo 2: La Main guidonienne

À ces hauteurs fixes, Guido a pensé associer un deuxième système de hauteurs, cette fois désignées par des syllabes, qui permet l’identification aisée et univoque de séries d’intervalles qui reviennent constamment dans la tabula.

Dans le prologue du Micrologus de Guido d’Arezzo, justement,… on découvre… que de jeunes étudiants, versés dans la lecture de la musique par les notes, étaient capables en un mois de chanter sans hésitation et à première vue des mélodies qu’ils n’avaient jamais vues ni entendues ; à produire un véritable “maximum spectaculum” pour tous… En fait, Guido d’Arezzo avait déjà évoqué la nécessité de la connexion oreille-œil-mémoire-voix, et l’utilité d’apprendre beaucoup de mélodies en se référant  à l’outil mnémonique susmentionné pour la hauteur des intervalles, de même que, mutatis mutandis, la signification de la tonique (Goitre, Cantar leggendo con l’uso del do mobile; Milan 1972).

En raison de son utilité didactique, ce système a bénéficié d’un grand succès, non seulement pendant la période médiévale mais pendant toute la Renaissance : ainsi, la solmisation était basée sur une échelle de six sons, appelée hexacorde. Pour faciliter l’apprentissage de cette structure d’échelles et d’intervalles, Guido d’Arezzo a donné aux six notes des noms correspondant aux syllabes initiales des six hémistiches de l’Hymne de Saint Jean-Baptiste.

Hymn to St. John the Baptist

Photo 3 : Hymne à Saint Jean-Baptiste

Ainsi, il s’agissait seulement de mémoriser ce schéma et d’y habituer l’oreille afin de chercher à y gagner en agilité et en dextérité (un élément d’une importance certaine, même pour les chanteurs actuels !) dans l’intonation d’intervalles ascendants et descendants (c’est-à-dire l’unisson et les intervalles suivants: seconde majeure et mineure, tierce majeure et mineure, quarte, quinte, et sixte majeure).

Ut     Re     Mi     Fa     Sol     La

     T       T       St      T        T

Les six syllabes peuvent alors être assignées aux notes d’une composition avec un ambitus important, via la mutation, c’est-à-dire par un changement d’hexacorde effectué de telle façon que le demi-ton soit toujours chanté avec les syllabes mi-fa. Ainsi, les cantores ont appris non pas les hauteurs absolues des sons (claves), mais leurs hauteurs relatives (voces), et fixé les intervalles dans leur mémoire : un demi-ton était toujours mi-fa, peu importe la hauteur à laquelle on le trouvait. De cette façon, les chanteurs pouvaient facilement entonner n’importe quelle échelle de six sons ayant le demi-ton en position centrale. Cela fonctionnait non seulement avec l’hexacorde naturel où Ut correspondait à C mais aussi avec l’hexacorde plat (où Ut = F, où b est doux), et avec l’hexacorde dur (où Do = G).

Sur une table élaborée par Gioseffo Zarlino (Istitutioni armoniche ; Venise 1558), on peut trouver un résumé des syllabes hexacordales successives, en association avec la série de hauteurs absolues de la tabula compositoria:

Zarlino’s Table

Photo 4: Table de Zarlino

Ci-dessous, nous joignons en appendice une transcription en notation moderne, comme suit:

Photo 5: Table des claves et voces

Le talon d’Achille de ce système fut la difficulté de l’adapter à l’apparition de la musica ficta, c’est-à-dire, d’adapter la tabula compositoria à de nouvelles hauteurs qui ont commencé progressivement à s’imposer dans la pratique et dans le goût à partir du milieu du XVe siècle: C#, Eb, F# et G#.

Diverses tentatives d’adapter le système syllabique guidonien aux nouveaux besoins du langage musical polyphonique et harmonique ont été élaborées par les théoriciens suivants, qui ont cherché à résoudre le problème d’intonation posé par les altérations chromatiques:

Waelrant Hubert (1517 – 1595), avec la “Bocedisation“: bo-ce-di-ge-la-mi-ni ; David Hitzler (1575 – 1635), avec la “Bebisation “: la-be-ce-de-me-fe-ge ; le théoricien allemand Otto Gibelius (1612 – 1682) qui a amplifié et altéré les syllabes guidoniennes d’une façon similaire à celle de John Curwen deux cent ans plus tard: do-di-re-ri/ma-mi-fa-fi-so-si/lo-la-na-ni-do ; Karl Heinrich Graun (1704 – 1759), avec la “Damenisation“: da-me-ni-po-tu-la-be. Ces diverses tentatives ont rencontré peu d’application dans la pratique musicale en raison du faible lien entre, d’un côté, les syllabes équivalant aux sons altérés, et, de l’autre, celles correspondant aux sons naturels (Acciai, Solmisazione e didattica musicale in Italia, dans La Cartellina ; Milan 1996).

Un autre aspect pris en compte par les auteurs de traités des XVIe et XVIIe siècles est l’extension de la solmisation hexacordale jusqu’à l’octave.

De nombreux théoriciens (Banchieri, Burmeister, Bernhard, Nives, La Maire et d’autres) ont trouvé nécessaire d’ajouter une nouvelle syllabe si aux six syllabes canoniques de Guido d’Arezzo. L’utilisation de plus en plus fréquente de la transposition technique (chiavette ou chiavi acute) et l’introduction de modes mixtes dans les compositions rendaient le système de Guido d’Arezzo quelque peu artificiel et complexe (Acciai, op. cit.).

En réalité, l’utilisation théorique d’un nouveau système de solmisation, également appelé solmisation de l’octave, bien qu’étendu à de nombreux contextes, n’a pas eu le temps de trouver une uniformité théorique et une généralisation dans la pratique didactique des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est bien dommage, car avec l’addition d’un septième degré et des principales altérations chromatiques, un tel système aurait pu être tout à fait expressif de toutes les formules mélodiques et harmoniques présentes dans le vocabulaire d’enseignement du répertoire musical, au moins jusqu’au XIXe siècle.

Depuis 1600, époque de la tentative de création de la solmisation de l’octave, la pratique de faire correspondre la syllabe Ut, ou Do, au ton fixe C s’est de plus en plus répandue. En particulier pendant la période suivant les guerres napoléoniennes, le système français a réussi à nier la différence entre claves et voces, probablement pour simplifier la pratique d’exercices dont le but était l’agilité instrumentale; de tout cela a dérivé un paradoxe notable par lequel do, ré, mi sont devenus des hauteurs absolues, avec l’abandon tonal des voces en faveur d’un système basé exclusivement sur les claves. Un tel système de “nomenclature unique” persiste aujourd’hui encore dans les écoles et les conservatoires de musique de nombreux pays, de même que la pratique douteuse du solfège parlé.

La présence de deux systèmes de nomenclature, avec les voces autant que les claves, est une forme de redondance systémique, ou, probablement, d’abondance systémique. Le double système de nomenclature a des avantages systémiques, parce qu’il est intimement connecté avec la nature de la musique classique occidentale. En fait, le système des claves exprime simplement les hauteurs absolues, tandis que le système des voces avec solmisation de l’octave, exprime également les fonctions d’échelle dans le système harmonique tonal. Do est toujours la tonique, quelle que soit la tonalité majeure; la sus-tonique,  fa la sous-dominante, sol la dominante, etc. Pour ce qui est des tonalités mineures, la tonique est toujours la. La solmisation peut même être pleinement appliquée à la musique modale, pour autant que le mode dorien soit toujours entonné comme ré-mi-fa-sol, le phrygien comme mi-fa-sol-la, etc. Les avantages sont importants pour le chanteur dans la compréhension des intervalles et du système d’intonation, en dépit de la modalité de la mélodie.

Un jeune chanteur, privé d’un système didactique réalisé sur mesure pour une représentation exacte de la formule mélodique, peut souvent calculer les hauteurs avec le simple concours d’un instrument de musique, sans véritablement avoir la “construction mentale” de l’échelle et des systèmes d’intervalles nécessaires pour son art. Roberto Goitre peint une image désastreuse des conséquences en Italie de l’abandon de la “double nomenclature”:

De tels erreurs et malentendus dans l’enseignement de la musique ont été accentués de façon à réduire notre pays, jadis berceau de la polyphonie vocale, à l’arrière-garde mondiale de la civilité musicale” (Goitre, op. cit.).

En vérité, il y a eu une récupération internationale des claves et des voces aux XIXe et XXe siècles, grâce au do mobile, que l’on peut trouver dans les travaux monumentaux de John Curwen en Angleterre et de Zoltán Kodály en Hongrie. Aujourd’hui, nous sommes témoins de la dispersion graduelle d’autres pratiques didactiques dérivées de la musique ancienne (psalmodie, solmisation, bicinia, canons, etc).

Espérons alors que nous verrons dans les années à venir une éclosion de nouvelles réflexions méthodologiques sur les méthodes d’enseignement du chant polyphonique, au conservatoire mais peut-être également dans les cours de base suivis par tous les musiciens, dans les publications musicales professionnelles, et dans la vie quotidienne de la communauté musicale dans toute sa complexité.

 

Une version de cet article a déjà paru sur le site, www.musicheria.net, et nous en remercions les éditeurs.

 

Traduit de l’anglais par Alice Ligouy (France)




Diriger une œuvre musicale - Comme au théâtre (1ère partie)

Tim Sharp, chef de chœur, directeur exécutif de l’American Choral Directors Association

Quand on pense à une scène, qu’il s’agisse de théâtre, d’opéra ou de comédie musicale, certains éléments viennent à l’esprit. Acteurs, plateau, rideau, texte, mise en scène : autant de termes familiers du vocabulaire dramaturgique.

Plus précisément, si l’on pense à la scène d’un théâtre, on pense à l’orientation sur ce plateau: côté cour, côté jardin, l’avant-scène, le fond de scène. On pense aussi à des espaces hors-scène, comme les coulisses et la fosse d’orchestre. Et on pense encore que les acteurs évoluent devant un fond de scène, qu’ils utilisent et interprètent un texte, et présentent le résultat à un public.

Beaucoup de ces éléments concernent aussi le chef, qui travaille sur un plateau virtuel; la scène peut donc être un excellent cadre de référence pour étudier le langage gestuel de la direction musicale.

Voyons les outils gestuels dont dispose le chef : ses bras, ses mains, ses doigts, sa tête, son visage et, en fait, tout son corps “joue” avec les gestes de la battue et de la musicalité. Tout ce “jeu” a comme arrière-plan le torse du chef. De plus, ces éléments sont présentés sur une scène imaginaire, qu’on décrit de diverses façons: le plateau, le point d’impact, la pulsation, se réfèrent tous au plancher imaginaire qui sert de scène aux gestes du chef pendant son travail silencieux sur le texte musical de la partition.

Le corps du chef en tant que fond de scène, les acteurs que sont les bras, les mains, les doigts, la tête, le visage et le corps entier: les traits subtils de chacun de ces éléments, la manière dont il fonctionne et est perçu, ajoutent à la précision de la “pièce de théâtre” gestuelle. Comprendre ces règles et s’exercer pour acquérir une technique de direction bien précise amélioreront la communication non verbale, indispensable à un chef efficace.

Illustrated definition of ‘Body Actors’

Pour diriger avec précision, les acteurs corporels

Le bras, outil d’une direction précise, se divise entre le haut du bras, l’avant-bras, le coude, la main avec la paume et les doigts. Chaque segment a sa place dans le lexique du langage gestuel.

La tête du chef, en tant qu’outil gestuel, et les traits du visage commandent tous des mouvements d’interprétation théâtrale. Le front, les sourcils et, surtout, les yeux et la bouche sont de puissants outils dont dispose le chef efficace.

Le tronc du chef sert d’arrière-plan au jeu des acteurs, mais il pivote et s’ajuste aussi d’autres façons pour intensifier son message. Les épaules, l’attitude et la posture générale du chef, isolément et ensemble, reflètent une forme d’autorité et envoient d’importants signaux aux musiciens.

Les bras

Les bras sont les acteurs les plus visibles au théâtre de la direction musicale. À ce titre, ils jouent un rôle de premier plan dans l’art du chef : indiquer la mesure et le tempo. Beaucoup de grands musiciens (compositeurs, chefs et interprètes) ont souligné que si une œuvre musicale n’est pas jouée au bon tempo, rien ne sera bon. Si le chef ne donne pas le tempo correct, il n’y a pas d’autre référence que les musiciens puissent suivre.

Les chefs craignent qu’on réduise leur fonction au fait de battre la mesure, comme un métronome sur pied. Ce n’est pas nécessairement, pour les bras, un rôle péjoratif.

Toute la communication nécessaire à une direction efficace doit se situer dans le cadre de la mesure et du tempo. Seul le chef indique précisément les changements qui vont survenir d’une mesure à l’autre. Même si l’on présume que les musiciens comptent et écoutent pour prévoir leurs entrées, ils ne peuvent pas connaître la durée précise d’un allargando ou d’un point d’orgue. C’est le boulot du chef. Par conséquent, cette fonction d’indiquer la mesure et le tempo à l’aide des bras devrait être considérée comme un élément fondamental d’un langage gestuel précis.

Une fois établie la nécessité de cette fonction, il faut remarquer que les gestes du tempo et de la métrique ne sont pas nécessairement essentiels pour apprendre le répertoire de la direction. C’est pourquoi, en commençant à étudier les gestes des bras, on mettra de côté la mesure et le tempo pour chercher d’abord à comprendre le théâtre joué à l’aide des divers gestes de direction. Comme toutes les caractéristiques musicales essentielles à une direction efficace, la mesure et le tempo seront présentés au moment opportun.

Les mains

Si l’on considère les bras comme les “acteurs” les plus significatifs au théâtre de la direction musicale, les mains articulent le détail de la pièce de théâtre. Elles constituent le point précis où se concentre l’attention des choristes ou des musiciens. C’est avec les mains qu’on indique le détail d’une coupure, qu’on communique, dès la préparation initiale, les caractéristiques de l’œuvre à interpréter, et qu’on traduit en gestes les diverses nuances, tout au long de la prestation.

Un métronome est capable d’indiquer un tempo de base, mais rien ne peut remplacer le leadership musical qu’on peut exercer dans le domaine de l’interprétation. Les mains sont la clé de la subtilité nécessaire à cette gestique interprétative.

Comme les mains sont le prolongement des bras, elles contribueront naturellement à donner le tempo et la mesure. De même, les bras ne sont pas coupés de la fonction d’interprétation. Il en va de même du visage, des épaules et de tout le corps en arrière-plan. Tous ces acteurs agissent de façon coordonnée, pour réaliser la pièce de théâtre que sera la prestation.

Le corps, arrière-plan

Dans une vraie pièce de théâtre, l’action se déroule devant un arrière-plan qui aide à concentrer l’attention du public. Dans le cas de la direction musicale, cette fonction est assurée par la partie du corps allant des épaules à la taille. Cette section, le thorax, fournit l’environnement neutre qui permet de concentrer l’attention sur le jeu des bras et des mains, acteurs de la direction musicale.

La raison d’être de l’environnement neutre devant lequel les gestes sont “joués” est d’assurer la clarté de ce qui est communiqué par les mains et les bras. Le visage est inclus dans cet arrière-plan, et peut être employé de façon très efficace au théâtre du langage gestuel.

Pour reprendre l’analogie avec la scène, le jeu ne se déroule pas hors-scène, dans des espaces comme les coulisses ou la fosse d’orchestre. Pour plus de concentration et d’efficacité, il se déroule sur scène. En fait, des termes comme “côté cour” et “côté jardin” renvoient à des endroits précis sur la scène où se déroule l’action. Ces endroits bien circonscrits sont employés pour maximiser l’efficacité d’une œuvre théâtrale.

L’analogie de la scène est utile si on veut diriger avec précision: pour une efficacité visuelle maximale, le théâtre de la direction gestuelle est joué sur scène. Les gestes qui ne bénéficient pas de l’arrière-plan du corps perdent de leur précision pour les choristes ou musiciens.

Au sens le plus large, une direction forte et efficace se produit devant l’arrière-plan d’un thorax neutre. Une direction faible et peu efficace se produit hors de ce plan visuel. Les chefs qui reconnaissent l’efficacité d’une direction centrée et pratiquent une telle direction sont les chefs les plus précis.

Le bas du corps

Le théâtre de la direction gestuelle se joue sur scène, pas sous la scène. Pour une raison d’ordre très pratique – l’action ne peut pas être observée si elle survient plus bas que la taille – les gestes de la direction sont exécutés à la taille et au-dessus. Cette ligne imaginaire représente le plateau, le plancher de la scène. Par convention, ce niveau de la scène est désigné comme le point d’impact, le plateau, le point de pulsation.

Évidemment, le bas du corps fournit un soutien pour les bras, les mains, les épaules et le tout le corps comme arrière-plan. La position du dos, des épaules et de la tête, mais aussi le bas du corps constituent le support de la posture globale du chef. La position idéale pour le bas du corps est de placer un pied légèrement en avant de l’autre, comme pour marcher, le poids du corps étant réparti sur les deux jambes. Cette position est la plus confortable pour diriger, et c’est aussi une position plus agressive, exprimant l’autorité et le contrôle. Une telle posture accentue visuellement l’autorité du chef et son contrôle de l’ensemble musical en action. Par-dessus tout, trouvez équilibre, entrain et confort dans votre rôle de chef-meneur.

La tête et le visage

Bien que la tête n’ait pas d’arrière-plan, l’attention des musiciens ou choristes s’y concentre à cause des importants “acteurs” faciaux. En outre, vu que nous cherchons généralement le contact visuel quand nous communiquons par la parole, le visage est par nature un centre dramatique fort. À l’intérieur de cette zone, les yeux sont l’outil le plus efficace du langage corporel. On peut les employer pour soutenir des entrées, des préparations, et pour interpréter divers aspects de la musique. Leur emploi le plus efficace est peut-être de signaler les entrées à certains pupitres, ou à des solistes. La combinaison du contact visuel avec la section à faire entrer et d’un geste des bras et des mains est extrêmement efficace pour les entrées. Les yeux peuvent aussi affirmer qu’un signal particulier va être donné à tel soliste ou à tel pupitre.

Le visage peut renforcer les gestes des bras et des mains, ou il peut rester neutre. Il lui est même possible de diminuer l’effet du théâtre gestuel qui se déroule sur la “scène” du chef, devant son thorax-arrière-plan. Évitez de réagir négativement avec votre visage : une telle attitude peut préoccuper votre ensemble et détourner son attention.

Trois fonctions de la direction musicale

Les acteurs corporels employés pour diriger avec précision remplissent, de manière non verbale, les trois fonctions qu’on trouve dans la gestuelle de direction :

  1. La mesure et le tempo
  2. L’interprétation
  3. Les entrées et les arrêts.

Chaque fonction est d’une importance cruciale pour communiquer avec les instrumentistes et les chanteurs à l’aide de gestes de direction précis; chacune détermine le rôle des bras, principaux acteurs au théâtre de la direction, tout comme celui des mains et des autres acteurs corporels.

Alors que le stéréotype – et même la caricature – veut que le chef batte la mesure avec ses bras pour donner le tempo et la mesure, le véritable artiste se révèle par son aptitude particulière à traduire l’interprétation de la musique dans sa gestuelle.

La mesure et le tempo

Par définition, la musique est du son organisé dans le temps. Au fil des siècles la musique a évolué, mais elle a toujours reposé sur la mesure et le tempo inhérents à toute musique.

La musique ancienne était mesurée par la durée des notes en relation à des modes rythmiques. La pratique courante et la tradition orale, autant que les indications écrites sur la partition, contribuaient à déterminer le tempo; y ont aussi contribué les traités théoriques qui ont recensé les pratiques musicales à travers les âges.

À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, on indique clairement la mesure et le tempo sur la partition. Cette pratique – l’emploi des barres de mesure pour organiser la partition  – s’est maintenue pendant les périodes classique et romantique, puis pendant la plus grande partie du XXe siècle.

Traditionnellement, chaque mesure simple peut être qualifiée soit de binaire, soit de ternaire; et simples ou composées (on peut dériver les mesures composées des mesures simples en multipliant ces dernières par 3). Les indications de tempo et de mesure s’appliquent généralement à de longues sections ou à des mouvements d’une œuvre. Toutefois c’est l’essence même de la composition que d’employer la mesure et le tempo pour ajouter de la variété : des changements sont donc possibles à tout moment, et il faut toujours les anticiper. De plus, la musique du XXe siècle nous a apporté des mesures irrégulières, ainsi que la superposition de mesures différentes  (ce qu’on appelle la polyrythmie).

Voici le classement des mesures:

  • Mesures à deux temps
    • Simples: 2/2, 2/4, 2/8
    • Composées: 6/2, 6/4, 6/8
  • Mesures à trois temps
    • Simples: 3/2, 3/4, 3/8
    • Composées: 9/2, 9/8
  • Mesures à quatre temps
    • Simples: 4/2, 4/4, 4/8
    • Composées: 12/2, 12/4, 12/8
  • Mesures irrégulières: celles qui ne peuvent pas se diviser également en groupes de 2 ou de 3. Par exemple : 5/4, 5/8 et 7/8. On traite normalement ces mesures comme des combinaisons de 2 et de 3. Par exemple : 5/4 = 2/4+3/4 ou 3/4+2/4; 7/8 = 2/8+3/8+2/8 ou 3/8+2/8+2/8, etc.

D’autres éléments ont un impact sur la mesure et le tempo : ceux qui suspendent le tempo dans une œuvre musicale, notamment le point d’orgue, le tenuto et l’allargando. La façon de traiter ces éléments relève de l’interprétation, mais la façon de les indiquer par le geste relève de la mesure et du tempo.

Le bras droit et le bras gauche

Par tradition, on emploie le bras droit pour indiquer le tempo et la mesure, ce qui laisse le bras gauche pour l’interprétation : phrasé, nuances, intensité.

Il ne s’agit pas de suggérer que les bras fonctionnent séparément l’un de l’autre. Le chef doit plutôt apprendre à coordonner toutes les fonctions de la direction entre ses bras, ses mains, ses doigts, sa tête, son visage et son corps. De plus, tous les aspects de l’interprétation doivent eux aussi être présents dans les gestes qui indiquent la mesure et le tempo. Par exemple, une battue à quatre temps est dirigée en staccato, legato, etc; les crescendo et les diminuendo sont indiqués par le plus ou moins d’ampleur des gestes de battue, tout comme par les gestes de l’autre bras.

L’interprétation

La musique est l’expression audible des émotions et pensées du compositeur, organisée en sons musicaux. Même si ces sons organisés sont incapables de transmettre une signification concrète, ils sont néanmoins expressifs. C’est la tâche d’un chef d’interpréter exactement les intentions musicales du compositeur et de les transmettre de son mieux à un auditoire. Ceci appelle le chef à tenter de pénétrer la pensée du compositeur, l’esprit du texte ou le message de la musique.

Cette tâche englobe chaque aspect de la partition : la mesure, le tempo, les nuances, le phrasé, le caractère, etc. Cela comprend tout : les solos comme les passages en tutti. Chaque dimension de la partition est soumise à l’examen et à l’interprétation du chef. Même si les difficultés de la mesure et du tempo ne sont pas minces, ce n’est rien en comparaison avec le défi présenté par les éléments affectifs des nuances, du phrasé et des autres aspects de l’interprétation.

Les indications sur la partition offrent une certaine aide au chef, mais elles sont parfois absentes; qui plus est, dans la musique, beaucoup n’est pas indiqué. C’est donc la tâche du chef d’interpréter l’information disponible et de l’employer en vue d’une prestation exacte. C’est une énorme tâche et une responsabilité de meneur.

L’interprétation inclut un ensemble de considérations musicales, comme l’illustre cette liste de quelques défis d’interprétation auxquels doit répondre le chef : forte, piano, mezzo piano, accelerando, sforzando, ritardando, legato, marcato, staccato, et tenuto. On notera que des termes relatifs à la mesure et au tempo comme accelerando et ritardando font partie de cette liste, puisqu’ils relèvent eux aussi de l’interprétation. Des termes comme fuoco, passione et giocoso font aussi appel à l’habileté du chef comme interprète.

En direction musicale, le bras gauche est chargé de l’interprétation. Cependant, le bras droit, le visage, les mains et tous les outils gestuels aident à refléter le caractère de la musique. Même les gestes indiquant la mesure et le tempo doivent participer à l’interprétation de la partition.

En général, l’interprétation est exprimée par des gestes plus ou moins liés ou détachés – molto legato, legato, marcato, accentué, staccato, par exemple. Ils se représentent par des mouvements horizontaux ou verticaux de la main disposés en cercles, en arcs, en angles et en arrêts, et relèvent du style de direction propre à un chef en particulier.

Les départs, entrées et les finales, silences: aperçu

Certains tiennent pour acquis le démarrage et l’arrêt d’un morceau de musique; mais aucun chef ne peut prendre à la légère ce rôle. Certes c’est un bref moment, mais un moment crucial. Même si la notation musicale semble indiquer clairement les entrées et les sorties, elles peuvent prêter à controverse. Les groupes participant à la prestation attendent du chef des entrées et des arrêts précis, et c’est son rôle d’y pourvoir pour l’ensemble.

Le geste de départ d’une œuvre musicale peut sembler simple : lever la main ou la baguette. Mais le geste de préparation doit bien établir des éléments d’interprétation comme la mesure, le tempo et le caractère de la toute première note. Ces questions doivent être bien claires dans l’esprit du chef avant qu’il signale la préparation de la première pulsation.

Une responsabilité analogue est celle de faire démarrer un soliste ou un pupitre à l’aide d’un geste d’entrée. Même les musiciens virtuoses comptent sur le chef pour confirmer leurs entrées, parce que cela aide à garantir une prestation précise et inspirée.

Terminer l’exécution d’une œuvre musicale peut sembler aussi facile que de cesser tout geste de direction; mais à défaut d’un geste indiquant clairement à tout l’ensemble le moment où on veut conclure, il n’y aura pas de finale précise. Il en va de même pour tous les arrêts à l’intérieur de l’œuvre.

Les mains sont les outils les plus précis pour indiquer les départs et les entrées, les arrêts et les coupures, mais ces événements peuvent être annoncés par tous les outils gestuels dont le chef dispose. En particulier, les traits du visage peuvent être un grand appui et devraient être utilisés à dessein pour renforcer les gestes des mains.

 

Tim Sharp est directeur exécutif de l’American Choral Directors Association. M. Sharp met en œuvre un audacieux programme d’initiatives novatrices pour maintenir le dynamisme et la pertinence de l’ACDA au XXIe siècle, en incitant les membres de l’ACDA à chercher l’excellence dans l’exécution, la composition, l’enseignement et la promotion de la musique chorale. Tim en est à sa cinquième année comme directeur artistique du Tulsa Oratorio Chorus à Tulsa (Oklahoma). Précédemment, Sharp a été Doyen des Beaux-Arts au Rhodes College de Memphis, où il dirigeait les Rhodes Singers et la Master Singers Chorale. Auparavant, il a été directeur des activités chorales à l’Université Belmont, où il dirigeait la Belmont Chorale et l’Oratorio Chorus. On doit notamment à M. Sharp des ouvrages sur le mentorat (Mentoring in the Ensemble Arts), sur la direction chorale (Precision Conducting : Achieving Choral Blend and Balance) et sur les origines de la musique populaire au Tennessee (Memphis Music Before the Blues, Nashville Music Before Country), de nombreuses contributions à des ouvrages collectifs et autres articles. Diplômé de la Belmont University, Tim a obtenu une maîtrise et un doctorat à l’École de musique d’église de Louisville (Kentucky). Ses activités post-doctorales l’ont mené à l’Aspen Music School à Aspen (Colorado), en Études médiévales à la Harvard University (Boston, au Massachusetts); en Belgique à titre de boursier Rotary et au collège Clare Hall de l’université de Cambridge.
Courriel: sharp@acda.org

Traduit de l’anglais par Christine Dumas (Canada)




Chœurs divisés: mythe ou réalité? Expérimentations acoustiques à la basilique Saint-Marc de Venise

Andrea Angelini, rédacteur en chef de l’ICB, chef de chœur et musicologue

Le postulat de cette étude[1] est que les architectes et les musiciens vénitiens de la Renaissance connaissaient les concepts de physique acoustique beaucoup mieux que l’on a pu le penser jusqu’à il y a peu. Le contexte de la Contre-réforme les avait rendus conscients du potentiel de cette musique pour inspirer la dévotion. Nous chercherons à explorer les moyens par lesquels leur créations architecturales et musicales (en se référant, dans cet article, à la seule Basilique Saint-Marc) révèlent une véritable tentative (pas toujours couronnée du même succès) d’exploiter les effets acoustiques à des fins religieuses.

En 2005, à l’Université de Cambridge, le Département d’Histoire de l’Art a créé le Centre d’Acoustique et d’Expérimentation Musicale appliqué à l’Architecture de la Renaissance (CAMERA). Au cours de sa première conférence tenue à la Fondation Cini de Venise les 8 et 9 septembre 2005, des chercheurs des trois disciplines se rencontrèrent pour échanger leurs expériences et pour faire le point sur l’état de l’art dans leurs domaines respectifs. En septembre 2006, un an après la première conférence, le même groupe de chercheurs s’est rencontré une nouvelle fois à Cambridge pour un atelier informel au cours duquel fut planifiée une série d’expérimentations à mettre en place dans certaines églises de Venise au cours du printemps 2007. Même si plusieurs spécialistes de la musique ancienne, dont Sir John Eliot Gardiner, avaient déjà essayé de reconstruire in situ à Venise une liturgie de la Renaissance, de tels tests systématiques d’acoustique dans diverses églises n’avaient jamais été réalisés. Le sommet d’une telle recherche furent les quelques expériences chorales faites par le St. John’s College Choir de Cambridge, entre le 8 et le 15 avril 2007. Ce chœur fut choisi pour son excellence célèbre dans le domaine de la musique sacrée, et pour son aptitude exceptionnelle à chanter la polyphonie de la Renaissance la plus difficile, même à première vue. Ce chœur était composé de 15 hommes et 17 enfants, sous la direction de David Hill. À Venise il était hébergé à l’Ospedale della Pietà, l’institution qui employait Antonio Vivaldi au début du XVIIIème siècle. À part les expérimentations acoustiques pour le projet de recherche, le chœur a chanté les vêpres du lundi de Pâques à la Basilique Saint-Marc et a donné deux concerts publics.

Pour comparer la qualité de l’acoustique dans les églises avec le son effectivement perçu par les spectateurs, un procédé précis et systématique de mesure acoustique des lieux a été mis au point, grâce aux technologies et aux connaissances fournies par le Laboratoire d’Acoustique Musicale et Architecturale de la Fondation Scuola di San Giorgio à Venise, sous la direction de Davide Bonsi.

Figure 1: positioning of the singers (A, B, C) and of the microphone (1) during the acoustic experiments in St Mark’s

Il est intéressant d’observer la multiplicité des facteurs qui interviennent dans l’approche à la musique ancienne: l’interprétation en général, la facture et les caractéristiques des instruments originaux et la façon de faire de la musique dans la liturgie. On a peu étudié les phénomènes acoustiques dans les espaces où la musique était interprétée: c’est pourquoi, dans le projet, l’expérimentation chorale en direct joua un rôle central. La recherche de l’authenticité historique en termes d’exécution n’était évidemment pas la préoccupation principale: les chercheurs y voyaient une mission impossible. Ils cherchaient plutôt à montrer combien les modifications architecturales successives des édifices religieux doivent toujours être prises en compte. La reconstitution des interprétations musicales ‘originales’ fut compromise par certains facteurs comme le changement de décoration des églises concernées, la reconstruction des orgues, la différence du nombre de fidèles et le recours à des contreténors plutôt qu’à des castrats.

Au cours des expérimentations chorales à la Basilique Saint-Marc, le St. John College Choir a chanté (comme écrit ci-avant) les vêpres du lundi de Pâques depuis la tribune de l’orgue côté nord, celle préférée par les musiciens actuels. Cet emplacement s’est révélé problématique pour exécuter de la musique chorale, parce qu’il n’y avait pas une ligne directe de la vision et du son entre les chanteurs et la congrégation dans la nef, où la réverbération était tellement importante que l’on pouvait parler davantage d’effet “d’ambiance” que musical. Les harmonies étaient confuses, tout comme chaque contrepoint ou élaboration rythmique. Les mesures acoustiques confirmèrent que le son généré à la tribune de l’orgue et mesuré par un micro placé sous la coupole centrale était pire (acoustiquement et physiquement parlant) que toute autre combinaison “production-réception” en différents points à l’intérieur de la basilique. Inversement, quand le micro était placé là où se trouvait le trône du Doge, les résultats étaient bien meilleurs en raison d’une réverbération moindre, mais la clarté du son restait pauvre.

Au cours de la première expérience (piste 1) deux ténors placés sur la tribune nord (Figure 1, position A) ont chanté le Salve Regina de Monteverdi. Même en ayant positionné le micro en-dessous dans la basilique, les voix des solistes paraissaient éloignées. Le son semblait venir d’en haut, réparti uniformément, avec une légère impression de venir de gauche (en regardant le maître-hôtel). Les voix semblaient coincées dans cette partie du sanctuaire, et les chanteurs eux-mêmes n’obtenaient pas un grand retour de la résonance naturelle de l’espace. Ils se plaignirent que le son était dur et sec, attribuant cela à la grande quantité de bois dans la tribune de l’orgue. Pour l’auditeur placé dans la nef, les deux voix des ténors semblaient très lointaines et indistinctes.

1.1. L’abside et les chaires

Picture 2: the entrance to the sanctuary in St Mark’s Basilica; notice the screen surmounted by fourteen statues, and the two pulpits

Au cours du XIVème siècle, les modifications apportées à l’extrémité est de la basilique Saint-Marc eurent quelques implications importantes sur le rôle de la musique dans les célébrations ducales. Ces changements furent effectués sous la direction de Jacopo Sansovino (Figure 2). Le sculpteur et architecte florentin arriva à Venise en 1527 et, suite au succès triomphant de la restauration de la coupole de la basilique, il fut élu surintendant des bâtiments autour de la Place Saint-Marc. Les carrières de Willaert et de Sansovino évoluèrent en parallèle, tous deux engagés dans leur responsabilité: le premier dans la direction de la vie musicale, le second dans l’entretien et la décoration de l’édifice religieux. On peut supposer que les deux protagonistes travaillèrent parfois côte à côte. Pour comprendre les modifications de Sansovino, nous devons prendre en considération la disposition actuelle de l’église. La nef centrale se termine par une chapelle avec abside, précédée de cinq marches (Figure 3), sous laquelle se trouve la crypte qui contient les reliques de Saint-Marc. Cette zone est séparée de la nef centrale par un jubé ou iconostase réalisé par les tailleurs de pierre Jacobello et Pier Paolo delle Mesegna en 1394, qui consiste en 8 colonnes de marbre supportant une série de 14 statues. De l’autre côté du sanctuaire se trouvent deux chapelles avec absides dédiées à Saint Pierre et à Saint Clément, réunies par deux grandes arches ouvertes qui soutiennent les galeries des orgues au niveau supérieur. La zone derrière le jubé était connue, du temps de Sansovino, comme le choro; toutefois, le lieu où se plaçaient réellement les chanteurs est une question complexe, débattue vivement ces dernières années. Les expérimentations d’avril 2007 avaient pour but de tester les différents scénarios de l’exécution musicale, en se souvenant, bien sûr, que le XVIème siècle était une période d’expérimentation constante, musicalement parlant. Sur le côté extérieur du jubé, face au maître-hôtel se trouvent deux pupitres en marbre: à droite un hexagonal, le pulpitum magnum cantorum, aussi appelé bigonzo, tandis que du côté gauche se trouve une structure à deux niveaux, connue sous le nom de pulpitum novum lectionum. Ces pupitres vénérables, construits en marbre précieux, remontent à la première moitié du XIIIème siècle. Voici comment Giovanni Stringa, maître de cérémonie à la basilique Saint-Marc, les décrit dans La Vie de Saint Marc l’Évangéliste et l’église Saint-Marc:

Picture 3: Alessandro Piazza, The Doge Francesco Morosini receiving the ‘stocco’ sword and the pileus in St Mark’s Basilica, oil on canvas, c. 1700 (Correr Museum, Venice)

Regardons l’écran, encadré par deux pupitres, un à droite et un à gauche. Le pupitre de droite (en regardant du maître-autel) a deux niveaux et est surmonté de colonnes. Lors des fêtes importantes, d’habitude 5 fois par an (Noël, l’Annonciation, le dimanche des Rameaux, le Vendredi Saint et Pâques) l’Epitre y est chantée et l’homélie y est dite par les prêtres les plus connus de la ville en présence du Doge et de sa Cour […]. Le niveau supérieur est recouvert d’un baldaquin pyramidal de bronze surmonté d’une coupole, et on y chante l’Évangile.

Et décrivant le bigonzo, Stringa ajoute:

L’autre pupitre, sur la gauche en regardant le maître-autel, est de forme octogonale, et plus bas. C’est ici que le Doge est présenté à son peuple après son élection et que l’office divin est normalement chanté, en particulier quand le Doge et la Seignerie sont présents dans l’église.

Il est important de se souvenir que la description de Stringa est postérieure à une série d’importantes modifications faites par Sansovino. Vers 1530 le Doge Andrea Gritti, empêché par la goutte et l’obésité de monter les marches menant au bigonzo, jusqu’alors place habituelle du Doge au cours des célébrations festives, commença à occuper le banc installé précédemment pour le primicier (prêtre qui a la position hiérarchique la plus élevée) juste devant le jubé. Par conséquent, en 1535, un nouveau trône ducal en noyer, flanqué de deux chaises pour les dignitaires, fut installé à cette place. Du point de vue de la cérémonie ducale, ces faits eurent une grande importance puisque cela transféra la position du Doge et de sa cour à l’intérieur d’une zone sacrée réservée précédemment au clergé (Figure 4). L’aspect actuel du jubé est totalement différent de comment il apparaissait après les interventions de Sansovino puisque, hélas, la majeure partie parte des bancs a été enlevée en 1955. Mais la configuration ancienne a été bien décrite par Giovanni Stringa dans sa préface au Guide de Venise de Francesco Sansovino de 1604.

 

Picture 4: Antonio Visentini (1688-1782), view of the sanctuary in St Mark’s Basilica showing Sansovino’s pergolo balconies, taken from Iconografia della Ducal Basilica dell’Evangelista Marco

1.2. La disposition des chanteurs

Le but des expérimentations chorales d’avril 2007 a été d’envisager les implications acoustiques par rapport aux différentes positions occupées par les chanteurs à San Marco. Il convient de souligner que ces explorations se sont focalisées sur le milieu du XVIème siècle. Plus tard, les compositions devinrent beaucoup plus complexes et l’exécution évolua vers une disposition de davantage de chœurs et d’un grand nombre d’instruments. La disposition compliquée des instrumentistes et des chanteurs de ce temps-là est bien illustrée dans un tableau du XVIIème siècle exposé au Museo Correr; une telle complexité n’était certes pas requise par le répertoire en usage au temps de Willaert. Lors des essais d’avril 2007, plusieurs configurations ont été testées ;  le seul positionnement qui n’a pas été tenté, c’est de placer les chanteurs sur la galerie du transept: il n’y a pas de trace historique de cette pratique, notamment en raison de la distance considérable (60 mètres) entre les deux galeries, qui aurait causé un problème insurmontable de retard sonore. Dans tous les essais d’acoustique, le micro a été placé devant l’ancienne position du trône du Doge, juste à l’entrée du jubé, du côté sud, puisqu’à l’époque aussi bien le doge que la cour étaient les spectateurs privilégiés, ceux dont il fallait prendre soin. Dans le même temps, durant les tests, les spectateurs furent invités à compléter un questionnaire, en signalant également la position où ils étaient assis dans l’église.

Picture 5: Giovanni Antonio Canal, Celebration of the Easter Mass in St Mark’s, pen and ink drawing, 1766 (Hamburg, Kunsthalle)

L’effet du chant grégorien dans l’abside du vaisseau fut testé par l’exécution du psaume de Willaert Domine probasti me, dans lequel un chœur grégorien chante en alternance avec un quatuor polyphonique (piste 2). Les chanteurs grégoriens furent placés derrière le maître-autel, tandis que le quatuor se trouvait dans le  pergolo de droite en regardant l’autel (Figure 1, position Bi-Bii). Le chœur grégorien a produit un son mystique et avec réverbération, grâce à la voûte derrière l’abside; le texte était facilement compréhensible. En revanche, le groupe sur le pergolo a produit un son beaucoup plus clair, davantage focalisé, car leurs voix se réverbéraient à l’intérieur d’un espace plus fermé avant d’être projetées dans la nef. Le même psaume a également été donné depuis les deux pergoli (Figure 1, position Bi-Biii), avec le chœur grégorien orienté directement vers le groupe polyphonique (piste 3). Dans cette configuration, le son du chœur grégorien a eu un rendu plus directionnel et avec moins de réverbération que depuis l’arrière du maître-hôtel, et l’effet de dialogue semble plus immédiat.

L’expérimentation suivante a été faite avec l’exécution d’un psaume à chœurs multiples de Willaert, Laudati Pueri Dominum (piste 4) avec la disposition d’un quartet polyphonique dans chacun des deux pergoli (Figure 1, position Bi-Biii): la clarté du son était remarquable, tandis que la séparation des deux groupes dans l’espace s’est avérée idéale. Pour le spectateur dans la nef, de toute évidence le doge et sa cour, le résultat était impressionnant: le volume correct, la séparation des voix clairement distincte, et l’effet de ‘conversation’ audible dans l’espace a ajouté une touche de dramaturgie.

Pour évaluer l’efficacité d’une exécution polyphonique dans le bigonzo (Ill. 1, position C), on a utilisé le motet à six voix de Giovanni Gabrieli Timor et tremor, un extrait qui concentre fortement ses émotions de peur à travers l’ondulation des voix et les silences (piste 5). Le fait que les chanteurs aient le visage tourné vers le maître-autel, comme on peut le voir dans l’œuvre du Canaletto, permettait aux voix de se projeter dans la nef. Le morceau a été exécuté à parties réelles (une voix par pupitre), en ajoutant une voix supplémentaire uniquement dans le pupitre des sopranes. Le résultat a été un son magnifique, homogène bien projeté dans la chapelle, même s’il avait perdu cette définition remarquable atteinte dans les deux pergoli.

Etant donné la complexité spatiale d’une église à cinq coupoles, il a été surprenant de découvrir que la clarté de son pour le spectateur dans la nef atteignait une qualité acoustique que l’on trouve dans une salle de concert moderne. Heureusement, la légère irrégularité de la surface de la mosaïque de la coupole empêche très bien toute mise au point non souhaitée du son. L’effet causé par la surface de marbre est de fournir un peu de protection contre la réflexion exagérée du son provenant d’autres parties de l’église. En d’autres termes la chapelle se comporte comme une église à l’intérieur d’une autre église, permettant des conditions d’une meilleure écoute qu’à n’importe quel autre endroit de la basilique. On peut en conclure que la combinaison “chanteurs dans les pergoli” et “spectateurs dans la chapelle” a produit l’impression du son la plus claire et la plus directionnelle, tandis que les spectateurs dans la nef centrale ne pouvaient se satisfaire que d’un son confus. Si l’intention du Doge était d’impressionner ses hôtes à travers le nouveau type de musique écrit pour la Basilique Saint-Marc, voilà que s’explique comment la construction des pergoli a été une brillante solution pour remédier à un espace acoustique normalement peu prometteur.

Pour conclure: le “son”, c’est-à-dire le bon rendu de l’exécution de ces morceaux de musique, à l’intérieur de la basilique Saint-Marc ou dans n’importe quel lieu sacré, dépend, comme nous l’avons dit, d’une interaction complexe entre de nombreux facteurs, musicaux et non musicaux : non seulement les notes sur la partition, les instruments, les ornements “improvisés”, mais également – et ceci d’une façon tout aussi cruciale – de la disposition des ensembles choraux en relation avec les exigences de la liturgie et de la cérémonie du “jour”, de l’espace architectural et, ce qui n’est pas rien, de la spécificité même de la composition. En un mot: des causes et artifices prédéterminés, même si différents pour chaque environnement, pour chaque composition et, dans la mesure du possible, pour chaque représentation.

Traduit de l’italien par Barbara Pissane (France)

[1] L’étude est largement décrite dans l’ouvrage ‘Sound & Space in Renaissance Venice’ de D. Howard et L. Moretti




iPad, appareils Android et tablettes Slate: l’emploi des tablettes dans la musique chorale en 2016

Par Philip Copeland, chef de chœur et professeur

Dans notre société technologique en rapide mutation, les musiciens dans les chorales choisissent souvent de substituer une tablette à leur dossier de musique chorale en papier. Les avantages des tablettes sont évidents pour certains chefs de chœur et musiciens, et beaucoup d’entre eux s’en servent pour faire de la musique depuis des années. Les musiciens dans les chorales partageaient leurs découvertes en la matière déjà en 2011, quand des membres du chœur Schola Cantorum ont mis une vidéo sur YouTube pour présenter leurs observations:

  1. Une tablette est beaucoup plus compacte qu’un dossier et occupe ainsi moins d’espace sur scène.
  2. Avec une tablette, un chanteur peut avoir à sa disposition toute la musique dont il a besoin à tout moment.
  3. Une tablette offre une multitude de moyens d’annoter les partitions, notamment au moyen de différentes couleurs et d’autres possibilités de modifications.
  4. Une tablette permet de tourner les pages silencieusement en concert.
  5. Des applications de lecture musicale, notamment forScore pour l’iPad, possèdent des fonctions supplémentaires comme un métronome, un diapason et la possibilité d’ajouter un lien vers un enregistrement de la pièce.[1]

 

Une variété de systèmes d’exploitation

Il y a seulement six ans, l’iPad d’Apple a révolutionné le monde de la technologie. Depuis, les tablettes Android de Google et Slate de Microsoft ont apporté une contribution substantielle au marché. Choisir son système d’exploitation est un premier pas important vers l’achat d’une tablette adaptée à ses besoins.

Le système le plus populaire parmi les musiciens semble être l’iPad, quoique le système Android ait réalisé des progrès considérables ces dernières années. Les ordinateurs Slate de Windows semblent occuper la troisième place, mais cette entreprise continue de jouer un rôle important en informatique.

Selon l’article “The Best Tablets of 2016”, récemment paru dans PC Magazine, les avantages principaux de chaque système sont les suivants :

iPad d’Apple: ces tablettes offrent un vaste choix d’applications et une interface sobre et conviviale.

Tablettes Android: en plus d’être fabriquées par différentes entreprises, elles offrent un excellent système de notifications, un navigateur Internet agréable et une intégration harmonieuse aux applications Gmail, Maps et Video Chat de Google.

Slate de Windows: ces tablettes s’approchent le plus d’un véritable ordinateur, en raison notamment de l’option de faire fonctionner la version complète de Microsoft Office sur les tablettes Windows 10.[2]

En ce qui concerne les parts de marché, Android est au premier plan : deux tiers des systèmes d’exploitation des téléphones intelligents et des tablettes (66,7 %). Apple vient en deuxième place (27 %), et Windows recueille moins de 3 % du marché.[3]

Tablettes de premier rang en 2016

Ces trois systèmes d’exploitation offrent aux musiciens une variété de choix adaptés aux priorités de chacun. L’expérience technologique d’un utilisateur conditionne souvent son choix de tablette. Les utilisateurs de Windows, par exemple, sont susceptibles de sentir à l’aise avec les tablettes Slate, tandis que ceux qui possèdent un MacBook d’Apple ont tendance à préférer le système de l’iPad.

La taille de l’écran et l’espace de stockage sont des facteurs importants à considérer, surtout pour ceux qui désirent utiliser leur tablette en concert. Si les jeunes musiciens liront des partitions sans difficulté sur un petit écran, ceux qui ont plus de 45 ans ne pourront peut-être pas se concentrer sur les notes si elles s’affichent sur un écran de sept pouces. Comme un grand écran implique un poids plus important, les utilisateurs devront se demander à quel point leur tablette peut être lourde s’ils doivent la tenir en concert.

 

Appareils Android de Google

Si le prix est le facteur déterminant, le système d’exploitation Android semble être le meilleur choix. Selon le site Internet “Android Authority“, les meilleures tablettes possédant ce système d’exploitation comprennent actuellement la Pixel 3 de Google, la Nexus 9 de Google, la Galaxy de Samsung, la Shield Tablet K1 de NVIDIA, ainsi que la Xperia Z4 de Sony.[4] La fourchette de prix va de 200 $ à 650 $ et dépend d’un éventail de facteurs, notamment la taille de l’écran, l’espace de stockage et les options de connectivité à Internet.

 

Tablettes Windows de Microsoft

En juin 2016, PC Magazine présentait un aperçu des meilleures tablettes Windows. On y trouvait la Surface Book de Microsoft, l’Aspire Switch 11V d’Acer, la Venue 8 Pro 3000 de Dell, ainsi que l’IdeaPad Miix 700 de Lenovo.[5] Les prix de ces tablettes, qui ne sont que quelques-unes de celles qui ont été testées, se situent entre 299 $ à 1349 $. Comme c’est le cas des tablettes Android, les prix varient selon la puissance de traitement et les options de taille et de mémoire.

 

iPad d’Apple

Les produits vendus par Apple se sont diversifiés ces dernières années, et les iPad comptent maintenant trois différentes tailles. Deux sont de taille mini (7,9 pouces), deux sont de taille standard (9,7 pouces), et la taille la plus grande est celle de l’iPad Pro (12,90 pouces). Les prix varient selon la taille: les deux tablettes les plus petites coûtent 250 $ (Mini 2) et 500 $ (Mini 4), l’iPad Air de 9,7 pouces se vend à partir de 399 $, et les deux iPad Pro coûtent au minimum 599 $ (9,7 pouces) et 799 $ (la taille la plus grande). Si on choisit le plus grand espace de stockage et la meilleure connectivité, l’iPad le plus grand coûte 1229 $.

 

Applications de lecture musicale

À peu près toutes les tablettes peuvent faire office d’appareil de lecture musicale quand les partitions sont converties en format Adobe PDF. Android offre de nombreuses applications permettant d’annoter des documents PDF, notamment Adobe Reader (gratuite), ezPDF Reader (gratuite/3,99 $) et PDFMax (gratuite/7,99 $). Windows possède des applications similaires, dont ezPDF Reader (gratuite), PDF Annotation (gratuite/3,99 $), et PDF Notes (3,99 $). Dans le système iOS, il existe un grand nombre d’applications de ce type, entre autres iAnnotate (9,99 $), PDF Expert 5 (9,99 $) et GoodReader (4,99 $).

Le choix d’applications devrait être un facteur de grande importance pour tout musicien envisageant de se procurer une tablette. Le système iOS d’Apple possède la gamme d’applications la plus vaste, ainsi que le produit le mieux développé. Les programmes Android gagnent vite du terrain, et les appareils Windows présentent quant à eux plusieurs options.

 

Android

Quoique le système d’exploitation d’Android soit plus répandu que celui d’Apple ou de Microsoft, les applications de lecture musicale qui y sont associées sont moins nombreuses et moins développées. Parmi les applications de premier plan pour Android, on trouve MobileSheetsPro Music Reader de Zubersoft (12,99 $), MuseScore (gratuite) et Orpheus Sheet Music Pro (3,81 $).

 

Windows

Les tablettes Windows offrent plusieurs options. MusicReader PDF 4.0, un programme pour les systèmes d’exploitation Windows et iOS, contient une bibliothèque où l’on peut conserver sa musique, une fonction pour tourner les pages automatiquement, un outil d’annotation, un enregistreur et lecteur intégré, ainsi qu’un métronome et un accordeur. SheetMusic de Bug Bytes, une autre application, se présente comme “un cartable électronique pour les interprètes”.

 

iPad

L’iPad offre la plus grande variété d’applications pour les choristes. Au premier plan, on trouve forScore (9,99 $) de MGS. Une des premières applications de lecture de musique pour l’iPad, elle représente maintenant un programme essentiel pour les utilisateurs d’iOS. DeepDish GigBook de Deep Dish Designs, LLC (9,99 $) compte aussi parmi les applications populaires de ce type. Conçue spécialement pour les interprètes, elle brille par sa vaste bibliothèque musicale et son système élaboré de setlists. D’autres applications sont aussi dignes de mention, notamment unrealBook (8,99 $) et NotationPad (8,99 $).

 

Désavantages

Bien que les tablettes profitent beaucoup aux choristes lors des répétitions et des concerts, elles présentent certains désavantages dans ces situations. Le plus évident: les tablettes sont des appareils électroniques alimentés par des piles. Si ces dernières se déchargent au mauvais moment lors d’une répétition ou d’un concert, le musicien peut se trouver dans l’impossibilité de jouer!

De plus, tout appareil électronique risque de distraire les choristes ou le chef de chœur, notamment à cause des messages SMS omniprésents et des notifications de courriels. La maturité est un facteur qu’il faut prendre en compte quand on envisage l’emploi d’une tablette pour faire de la musique.

Enfin, il est généralement moins rapide d’annoter une partition dans une application de lecture musicale ou d’annotation de PDF qu’au moyen d’un crayon. Le peu de temps passé à accéder aux fonctions d’annotation de l’application s’accumule à la longue.

 

Conclusion

La technologie entraîne de petits et de grands changements dans le monde de la musique chorale, et les tablettes s’introduisent dans nos salles de répétition et de concert. À force de patience et de sagesse, nous trouverons des moyens d’adapter le potentiel de la technologie à notre but ultime : enseigner la musique plus efficacement et interpréter les pièces avec plus d’unité et de fidélité à la vision du compositeur.

 

Philip Copeland est directeur des activités chorales et professeur agrégé de musique à l’Université Samford à Birmingham (Alabama). Ses chorales donnent de nombreux concerts et ont remporté des prix des concours et des conférences internationales organisées par l’American Choral Directors Association et la National Collegiate Choral Organization. À l’Université Samford, le Dr Copeland enseigne la direction, la diction et l’enseignement de la musique. Il est titulaire de diplômes en enseignement de la musique et en direction de l’Université du Mississippi, du Mississippi College et du Southern Seminary à Louisville (Kentucky). À Birmingham, il dirige les musiciens de la South Highland Presbyterian Church et prépare l’Alabama Symphony Chorus à des concerts avec l’orchestre symphonique d’Alabama. Il est père de triplées: trois filles de neuf ans nommées Catherine, Caroline et Claire. Courriel: philip.copeland@gmail.com.

 

Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Roy (Canada)

 

[1]Les observations tirées de cette vidée sont décrites dans l’article “Video: Using iPads and Tablets for Choir Rehearsal and Performance [via Schola Cantorum]” https://techfortheclassicalsinger.wordpress.com/2012/07/10/video-using-ipads-and-tablets-for-choir-rehearsal-and-performance-via-schola-cantorum/

[2] http://www.pcmag.com/article2/0,2817,2413145,00.asp

[3] https://www.netmarketshare.com/operating-system-market-share.aspx?qprid=8&qpcustomd=1

[4] http://www.androidauthority.com/best-android-tablets-267136/

[5] http://www.pcmag.com/roundup/310159/the-best-windows-tablets




Le chant polyphonique (partie 1)

Par Peter Phillips, chef des Tallis Scholars

Construction polyphonique

Un aspect potentiellement problématique de comment la polyphonie fut écrite, c’est l’absence quasi totale de matériel de répétitions permettant de mesurer l’aptitude d’un chef à aborder une œuvre. Le motet ou mouvement de messe standard écrit après environ 1520 consiste en une suite de motifs en imitation, un nouvel épisode étant requis par chaque nouvelle phrase du texte: l’exemple classique en est le Sicut Cervus de Palestrina. À partir de là, et en particulier dans la forme-sonate, beaucoup de musique a atteint par la récapitulation son effet tant intellectuel qu’émotionnel, faut-il encore l’écrire? Où vont se nicher les procédés de contraste? Sans récapitulation, une répétition n’a pas de sens dans la construction en vue d’une conclusion. On peut se fier à un idiome de composition très fort, mais pas à un sentiment de début, de milieu et de fin parce qu’il n’y a pas eu de volonté de voir l’harmonie comme une force sous-jacente qui contrôle, ou au moins émeut. Le fondement harmonique de la polyphonie est souvent réduit à sa plus simple expression: pourquoi un tel décorum pour la chanter dans des espaces tellement sonores que tout ce que chacun peut entendre de la polyphonie, c’est le retour inlassable des mêmes accords de base. Ici encore, le chef moderne peut voir remises en question ses idées préconçues.

La clef, c’est d’avoir un bon sens de l’architecture globale de la musique et d’en appréhender chaque partie précisément à sa juste valeur. Si la musique va de soi, inutile de prétendre le contraire. Pas de doute: chaque pièce en polyphonie, même idiomatiquement élémentaire, peut faire de l’effet en représentation si la sonorité de base du groupe est engagée, mais il faut y réfléchir à deux fois en programmant de la musique simple pour une grande occasion: Le Service Dorien de Tallis ne convient pas dans une grande salle symphonique. Mais même les œuvres les plus prestigieuses suivent le schéma fondamental d’une suite de sections en imitation reliées uniquement par l’idiome musical strictement contrôlé; elles peuvent fluer et refluer avec la plus grande inventivité et le plus grand effet polyphonique mais, à moins qu’elles chantent un cantus firmus comme soutien de l’édifice sonore, elles prémunissent toujours contre tout batifolage d’un état émotionnel au suivant. La musique de la Renaissance est beaucoup plus en rapport avec la contemplation d’un état d’esprit stable, suggéré par le texte, qu’avec la progression de l’une à l’autre de ses séquences. Néanmoins on attend du chef moderne d’en faire plus avec ce matériau que créer une sonorité figée, en particulier dans la pièce précitée ou dans certaines des grandes antiennes anglaises comptant près de 20 minutes d’un seul tenant. C’est là qu’un sens de l’architecture est crucial. Une pièce comme le Gaude Gloriosa de Tallis mettra à l’épreuve le contrôle du chef symphonique le plus expérimenté, si on pouvait trouver les deux, parce que ses quelques cadences apportent toutes quelque chose au tableau d’ensemble, toutes étant soigneusement placées non seulement pour clôturer une section, mais en préparant le matériel pour l’”Amen” qui chapeaute toute la grande structure. Il me paraît indispensable pour le chef de sentir exactement comment ces cadences sont en relation avec le tout quand il ou elle les appréhende, pour tirer un maximum des brillantes pages finales. En réalité Gaulle Gloriosa, bien que l’une des plus longues de ces pièces en un seul mouvement, n’est pas une des plus divisibles. C’est une mesure de la sophistication du style du règne de la Reine Mary, que Tallis ait pu écrire quelque chose qui coule aussi irrésistiblement d’un tel canevas substantiel. Il existe beaucoup de pièces notablement plus courtes qui peuvent sembler brutalement interrompues sans aucune autre raison: le compositeur devait passer à la phrase suivante du texte. Le O Bone Jesu de Parsons en est un autre bel exemple. La place de la dernière section (Fac mecum) constitue pour le chef un défi classique. Tout semble avoir été déjà dit dans la musique; la construction évidente des sections, avec une phrase homophone commençant par l’invocation ‘O’, s’est présentée à plusieurs reprises, celle avant ‘Fac mecum’ ayant été particulièrement appuyée. Comment peut-on continuer à construire au travers de ce grand silence inattendu, particulièrement puisqu’il n’y aura pas d’aide par la suite en revisitant du matériel passé? Voici la réponse: ne pas prétendre que ce soit autre chose que c’est, et aborder cela avec un sentiment exact de ce qui s’est passé dans la musique jusqu’à cet endroit, et de ce qui va suivre. Après la grande cadence qui précède, on ne peut rien faire d’autre que battre en retraite. Essayer de maintenir l’intensité sonnerait faux, alors qu’une page ou deux plus loin viendra l’‘Amen’. Pour moi, la force de cet ‘Amen’ dépendra de la façon dont les interprètes l’auront préparé depuis tout au début, et non en s’en souvenant tout à coup quand ils arrivent à ‘Fac mecum’.

Dans O Bone Jesu, Parsons met à l’épreuve plus que d’habitude le sens architectural de chacun, notamment de ces chefs qui ont essayé les constructions les plus symétriques de la musique postérieure et qui trouveront là matière à expérimentation en matière de musique polyphonique. En ce sens, Parsons écrivait toujours dans la logique d’écriture du milieu du siècle, et il est vrai que la musique de la haute Renaissance peut devenir plus proche que la pratique postérieure, plus familière. Un motet comme

Civitas sancti tui, de Bird, n’est pas architectural dans le sens que je viens d’exposer, parce qu’il colle tellement à son texte que la logique des mots elle-même nous emporte. Il faudrait être une pierre pour échouer à faire quelque chose de la dernière section (‘Jerusalem desolata est’): inutile de la planifier de la même manière que pour les Amens en style plus abstrait; dans ce genre d’écriture où on a chanté un mélisme tellement long qu’on oublie sur quelle voyelle on l’a commencé, et où il faut revenir une page ou deux en arrière pour retrouver le début du mot, Byrd, comme Lassus, commençait l’évolution vers la manière baroque de traiter le texte, même si c’est en biaisant.

Acquérir ce sens de l’architecture prend du temps, plus de temps pour Tallis et Parsons que pour Byrd (et plus de temps pour des compositeurs de la jeune génération comme Josquin et Isaac, que pour des hommes de la Haute Renaissance comme Lassus et de Rore). Cela amène des questions quant à la technique de répétition. Bien sûr le chef doit s’efforcer d’arriver à la première répétition d’une nouvelle grande pièce de polyphonie abstraite en sachant comment il compte l’aborder. La difficulté, c’est qu’aucune quantité de travail sur la partition en silence (ou en la jouant au piano) ne lui dira exactement ce qu’il doit savoir. Non seulement c’est difficile d’entendre six lignes polyphoniques ou plus en même temps dans la tête, mais aussi de faire abstraction des humeurs suggérées par le texte, l’essentiel de cette musique ayant une logique en lui-même. Tenter d’expliquer cette logique par des mots, et donc les structures dynamiques écrites sur les feuilles de papier, est peu susceptible de produire quelque chose de très organique et peut prendre un temps très long. Il est évidemment mieux de tester la musique comme musique plusieurs fois, avant de commencer à se vanter de la connaître. En réalité c’est une des grandes forces de la polyphonie, que beaucoup de ce qu’elle est assez complexe pour nécessiter des répétitions quasi interminables, tandis que les interprètes continuent à y trouver des perspectives nouvelles. Donc, idéalement, on devrait chanter encore et encore la musique en répétition avant de la présenter au public; mais tant dans le contexte amateur que professionnel, cela se fait difficilement avec profit. Une bonne interprétation de polyphonie dépendra de la maîtrise d’une succession infinie de détails infimes, que ne peuvent pas enregistrer les têtes des gens en répétition et qui seraient exagérés en concert, même s’ils pouvaient être mémorisés. Le seul moyen, c’est de les sentir instinctivement en chantant, ce qui est beaucoup plus un test de musicalité que de technique vocale. Les répétitions de cette manière de voir la polyphonie deviennent vite une occasion de ne pas faire plus que de constater que les notes sont correctes (tant dans les partitions qu’aux voix), ce qui peut signifier simplement survoler une nouvelle pièce juste avant sa première représentation publique.

Dans ce domaine d’architecture générale, les mouvements de groupe, et en particulier la parodie  des mouvements de groupe, constituent un cas un peu à part. Dans beaucoup de mises en polyphonie de l’Ordinaire, beaucoup de matériel revient en fait de manière répétée, mais pas exactement dans le dernier sens de récapitulation. Le problème pour le compositeur d’un Gloria ou d’un Credo était qu’il devait traiter un texte long. Un moyen d’éviter de devoir inventer de nouveaux points d’imitation pour chaque sous-fragment de ces textes était d’en réutiliser d’anciens relevant du même modèle; et un des plaisirs en dirigeant une messe-parodie, par exemple, est de voir comment le compositeur imaginatif représente ce vieux matériel dans des œuvres nouvelles. Par ce retravail de matériel commun, les 5 mouvements d’une mise en musique se trouvaient liés, obligeant le chef à penser soigneusement aux vitesses relatives en vue de la variété. Bien sûr, au départ les mouvements étaient interrompus entre les sections du service, qui relâchait certainement la pression en rêvant à de légers changements de vitesse; mais il y a un réel intérêt, dans la manière moderne de chanter une messe, mouvement après mouvement aussi. J’attire l’attention sur le fait que, dans les mains d’un maître, la technique de la parodie bénéficie plutôt de notre mode de présentation (une “symphonie” en 5 mouvements). Mais peut-être est-il plus opportun d’envisager cela plus comme un grand ensemble de variations sur un thème que comme une symphonie, même si chaque mouvement a son caractère. L’Agnus, par exemple, assure que la séquence se termine d’habitude par un mouvement lent.

Dans ce contexte, c’est évidemment un grand avantage si le chef a un bon sens de l’architecture générale, dans ce cas-ci entre les 5 mouvements. Le cas échéant il peut, par exemple, penser ensemble la première section du Credo à la même vitesse que le Gloria qu’on vient de terminer. Dans les versions plus élaborées, faire du Credo une sorte d’image en miroir du Gloria signifie que plusieurs minutes peuvent se passer pour l’interprétation, avec des blocs importants de musique tous au même tempo (dans le cas de la Missa Si Bona Suscepimus de Morales, par exemple, cela atteint 25 minutes), ce qui peut consister à gaspiller une occasion. Je ne veux pas nécessairement dire par là quelque chose de radical: des changements très légers peuvent produire le même effet de contexte nouveau que des plus importants. Varier subtilement les tempi donnera de nouvelles perspectives à un vieux matériel, ce qui rentre bien dans le contexte général de la parodie. La question de changer les vitesses au milieu d’un mouvement (par exemple accélérer sur ‘pleni sunt caeli’ ou ralentir sur ‘Et incarnatus est’) en termes musicaux relève de la même perspective de construction. Autrement dit: le matériel emprunté peut être mis en valeur aussi bien en étant exploité à plusieurs vitesses qu’orné de nouveaux contrepoints (les deux ensemble, c’est encore mieux!). Ainsi le chef peut prendre une part active au processus créateur, en particulier si le compositeur n’a pas été très imaginatif dans sa parodie (on pense à Lassus).

 

Timbres vocaux et nombre de chanteurs par voix

J’ai mentionné mon idéal sonore, mais pas le genre de voix qui le produira. Comme je l’entends, la polyphonie requiert des voix claires, fortes, agiles et nettes mais pas blanches, ayant un bon legato naturel sur une large étendue. La synthèse, par Virginia Woolf, du style en prose de Proust (citée p.14) exprime parfaitement mon ambition. D’autres chefs qui se spécialisent en musique de la Renaissance, en particulier des non-anglais comme Paul van Nevel, semblent penser qu’elle requiert des voix plutôt petites, plus proches du timbre de la flûte à bec que de la trompette naturelle. Cela peut refléter le type de chanteur disponible à l’échelle locale qui, pour autant qu’ils reçoivent un entraînement vocal et apprennent à projeter leur voix, le font avec vibrato, ce qui oblige Paul et ses collègues à utiliser des voix relativement peu entraînées; ou cela peut être dû à l’assurance que la clarté de l’écriture est mieux servie par des voix pauvres en harmoniques. J’ai de la sympathie pour cette opinion, et j’ai admiré des versions très différentes par van Nevel d’œuvres que nous avons aussi chantées (en particulier de grandes œuvres comme la Messe à 12 voix de Brumel, le Spem de Tallis, le canon à 24 voix de Josquin); mais l’effet d’ensemble est peu palpitant, peu brillant, trop précieux. Je veux pour le son un cœur d’acier, et en m’efforçant de le façonner je suis persuadé que nous avons encouragé le développement d’un nouveau type de chant professionnel, un type qui renvoie à l’Opéra de Sydney sans usage du vibrato parasite (en se souvenant qu’il y aura toujours du vibrato).

Les enregistrements de Van Nevel montrent qu’il me conforterait dans l’avis que l’audibilité égale de toutes les voix est un souci primordial pour chanter la polyphonie. Ne pas travailler cela, c’est montrer un respect médiocre pour la véritable nature de l’écriture. La clarté indispensable ne peut s’atteindre que par une bonne justesse et un bon mixage des voix. Une mauvaise justesse rendra la texture trouble, puisque les lignes s’embrouillent, et un mauvais mixage fera que certaines voix perceront de l’ensemble, rendant ces lignes sensiblement plus audibles que d’autres. Par conséquent, je souhaite un chanteur capable de chanter avec couleur dans sa voix sans créer de barbouillage; qui puisse écouter tout en chantant fort; et qui ait la souplesse de chanter avec sensibilité dans une grande étendue comme celle que préféraient les compositeurs de la Renaissance, puisque pendant l’essentiel de cette période les étendues chorales modernes SATB ne s’appliquaient que très vaguement. Je choisis d’utiliser deux chanteurs par voix plutôt qu’un, parce que je recherche spécifiquement un son choral mixé, et non celui d’une voix par partie, avec toutes les ruptures de legato que cela impose. Et je suppose enfin que c’est ainsi que pratiquaient les chefs de chœur des institutions de la Renaissance: utiliser les gens les plus musicalement intelligents, pas seulement ceux qui ont de belles voix.

Il est important que dans toutes les voix les chanteurs choisis arrivent dans le groupe avec le même genre de voix, mais c’est plus important encore pour les sopranos. Et donc, en vue de garder le cap, il faut respecter des balises plus strictes encore que celles des chanteurs des voix inférieures, non seulement en chantant à deux par voix même dans une musique à huit voix où les autres voix sont chantées en solo, mais en travaillant plus précisément dans la gestion de l’“alternance des respirations”. Il est arrivé que le public ne remarque pas la présence d’un alto, ténor ou basse (bien que l’audition répétée aurait vite révélé le fait); mais il est impossible de cacher un timbre de soprano inapproprié, dès la toute première phrase. D’ailleurs, toute idée fausse selon laquelle ces sopranos sonnent comme des garçons montre simplement que son auteur n’a pas écouté de près chacune des voix. C’est clair: ces sopranos sonnent PLUTÔT comme des garçons que comme des sopranos traditionnelles d’opéra, mais il y a un tel fossé avec ce dont il est question ici, que c’est totalement incongru.

Donc, combien de chanteurs par voix est l’idéal? D’emblée, pour moi c’est 2. Avec deux, vous avez une sonorité vraiment chorale où les participants peuvent être en lien étroit l’un avec l’autre, tout en maintenant un legato ininterrompu par l’alternance des respirations. Ils sont plus faciles à mélanger qu’avec un par voix, où le danger est plus grand que des voix individuelles ressortent. Un par voix présente l’avantage évident d’une interaction facile entre les chanteurs où les perspectives de phrasé et rubato subtils sont accrues, mais cela ça ne marche vraiment bien que dans de la musique comportant des phrases courtes et facilement divisibles. Les lignes beaucoup plus longues et le poids de la polyphonie de mi-période imposent, à mon avis, le recours à un chœur de chambre.

Trois voix ou plus par pupitre peuvent donner cette sonorité plus ample, mais au fur et à mesure que les nombres augmentent, le retour diminue en proportion inverse. Avec 3 chanteurs par voix, il y a la difficulté que deux d’entre eux ne se trouvent pas l’un à côté de l’autre, ce qui diminue la flexibilité pour ce qu’ils doivent tous faire ensemble comme n’étaient qu’un: respirer, s’accorder, se fondre. À 4, ce manque de flexibilité s’aggrave, et au fur et à mesure que le nombre augmente. Selon mon expérience, quand le nombre de chanteurs dépasse 3 j’ai affaire à un autre type de sonorité, et en général à un autre genre de chanteurs (sonorité plus neutre, implication personnelle en baisse à un point tel que, comme chef, je dois tout décider puisque personne dans le chœur ne peut entendre ce que fait chacun d’autre. À 2, chacun peut mieux s’intégrer parce qu’ils s’entendent suffisamment pour le faire, et la sonorité est déjà chorale. Comme je l’ai argumenté plus haut, c’est mieux parce que chacun participe à l’interprétation en direct au concert: les chanteurs et le chef. En augmentant le nombre, on diminue d’autant les chances qu’il en soit ainsi.

Certes, 3 ou 4 chanteurs par voix pourraient bien se fondre, sous réserve de la bonne volonté de tous les chanteurs et d’une salle pas trop réverbérante.

Ici on bute sur une autre vache sacrée, ignorée lors d’une approche précédente de cette musique. De grandes églises à l’acoustique généreuse ont été longtemps pensées comme des endroits en quelque sorte idéaux pour chanter: la vision lointaine du chœur des anges, sa sonorité amplifiée par la réverbération possible dans une nef gothique s’est montrée très attrayante et durable. Le problème, c’est que même une réverbération modeste peut véritablement détruire la polyphonie, exactement de la même manière qu’un vibrato exagéré de la voix peut l’anéantir, parce que par sa nature même la polyphonie recourt constamment à des détails de l’ordre de la musique de chambre dans son intérêt, qui dans une acoustique très réverbérant se mélangera en une succession d’accords peu intéressante. Ce mic-mac complique aussi la vie aux chanteurs pour s’entendre l’un l’autre et donc obtenir une interprétation, diminuant l’intérêt pour l’auditeur. Les lieux très secs peuvent bien sûr eux aussi être un enfer, mais certains parmi les plus secs créent au moins le décor dans lequel une interprétation sensible et intéressante peut avoir lieu, où les chanteurs maîtrisent entièrement ce qu’ils font et où le public peut tout entendre. Mes lieux de prédilection pour la polyphonie sacrée, ce sont ces salles symphoniques modernes où l’acoustique donne un son de base clair et rond, souvent adaptable par l’ouverture ou la fermeture de portes donnant sur des chambres acoustiques spéciales dans les combles.

Il y a deux raisons pour lesquelles la polyphonie doit se chanter dans un style dérivé de la musique qui a précédé la période Renaissance, plutôt que de celui de la musique qui l’a suivie. Mais à quoi bon raisonner, en pratique il est impossible d’effacer l’habitude que nous avons tous du répertoire ultérieur, ce qui n’est qu’une autre façon de dire que nous vivons une époque différente de la Renaissance et sommes habilités à rendre la musique du passé vivante pour des oreilles modernes. Au fil des années, les Tallis Scholars ont trouvé leur chemin dans un équilibre entre le chant avec des voix entraînées de manière moderne et chantant dans un style dont nous pensons qu’il convient à la musique. C’est un compromis, mais au moins il vient d’une spécialisation dans ce répertoire, en pensant uniquement à comment le faire sonner au mieux. Dans un sens l’idéal serait de n’avoir jamais chanté que le plain-chant avant d’aborder la polyphonie, pour connaître uniquement le type de legato que cette musique requiert, pour sentir comment les mélodies chantées coulent, se construisent et meurent, sans avoir jamais été coincé dans des barres de mesure. Mais les voix non entraînées des moines, comme on peut les entendre dans les enregistrements historiques des moines de Solesmes, n’ont qu’un impact limité, qui ne suffirait pas dans une salle symphonique moderne pour capter un grand public. Notre compromis était inévitable et, à en juger par les standards les plus stricts de ce que cette musique requiert, son succès a été partiel. Mais je n’ai jamais entendu un chœur formé uniquement au plain-chant chanter de la polyphonie de manière qu’une grande salle puisse être remplie par sa sonorité, et je ne l’entendrai jamais.

J’ai entendu d’innombrables chœurs chanter de la polyphonie dans des programmes panachés avec de la musique ultérieure, et j’ai remarqué combien le répertoire ancien est de sonorité ingrate, squatté par le phrasé  sur 4 mesures et les contrastes dynamiques impromptus, sans savoir où vont ces longues phrases mélismatiques. (La cerise sur le gâteau, c’était un chœur de garçons qui passent l’essentiel de leur vie à se concentrer sur le chant lors des services; bien sûr ils sont des gens modernes, influencés par l’écoute de musique plus récente, mais j’ai été récemment renversé d’entendre les garçons de la Cathédrale de Westminster chanter de la musique de type harmonique. Cela sonnait curieusement au point de vue stylistique, parce qu’ils s’efforçaient de chanter le texte legato, comme cela convient au chant, en faisant se suivre les syllabes en un doux continuum plutôt incongru pour le texte en question. Mais depuis des décennies maintenant ils ont été fameux pour leurs interprétations stylistiques de la polyphonie, ce style grandement favorisé par leur expérience quotidienne du chant. C’était un plaisir autant qu’une éducation que de chanter certains des offices de la nuit aux côtés des hommes du grand chœur en septembre 2012, lors du festival choral accueilli par Martin Randall).

Je n’ai jamais auditionné des chanteurs parce que je doute de ma capacité à leur dire, à partir de leurs pièces préparées, comment ils pourraient chanter de la polyphonie. Sans doute j’apprendrais quelque chose sur le type de voix qu’ils ont et sur leurs capacités en lecture à vue, mais je n’apprendrais pas comment ils entendent leurs voisins, combien ils sont préparés instinctivement à se fondre avec eux et quel feeling ils ont pour les lignes mélodiques qui n’existent que dans le contexte d’autres lignes semblables. Nous avons la chance d’avoir un large choix de candidats à Londres, et ces jours-là j’ai tendance à laisser la décision de qui va nous rejoindre au chanteur à côté de qui le candidat serait invité à se tenir. Ainsi ils peuvent lier connaissance, au moins, avant que nous commencions. Et comme je ne peux jamais avoir entendu un chanteur avant sa première répétition avec nous, je suis prudent pour juger un tant soit peu sur cette répétition-là ou une autre mais seulement sur ce que j’entends en concert, et de préférence au fil de plusieurs concerts. La seule façon correcte de juger un chanteur qui a une aptitude pour la polyphonie, c’est de le juger sur une moyenne de ce qu’il fait, parce que l’exigence du répertoire est variée et que chacun peut avoir un passage à vide. J’ai frémi pour les débuts de gens qui savent réaliser la plus parfaite partie de Palestrina dans les circonstances relax d’une répétition, rien qu’en m’émerveillant de combien j’étais excité en les entendant chanter dans une mauvaise acoustique  en concert; ou quand le destin ne leur apportait qu’une satisfaction en dessous de leur potentiel. C’est la moyenne qui est cruciale, pas de relever le temps qu’il faut à un nouveau pour intégrer les méandres de notre style (le positionnement métrique méticuleux des notes brèves); pour les croches et doubles-croches, cela prend quelques mois; acquérir le phrasé legato désiré au fil de tout un programme; ne pas laisser la musique ralentir (et baisser) dans les passages doux et accélérer dans les forts.

 

Diapason d’interprétation

Un des choix que le chef de polyphonie doit faire à l’avance, c’est celui du diapason. Grosso modo, nous avons adopté une théorie de transposition à laquelle une vaste publicité a été donnée à partir des interprétations de David Wulstan avec les Clerkes d’Oxenford dans les années 1970, mais qui était déjà en usage dès les premières décennies du XXe siècle. A priori, c’est de transposer l’essentiel du répertoire anglais une tierce mineure plus haut que la hauteur écrite, vu qu’une note écrite à la Renaissance représentait un son à peu près une tierce mineure plus haut que ce que cette note écrite signifie pour nous. La théorie est très contestable quand on l’applique à la musique anglaise en raison de la nécessité de spécialistes pour les parties aiguës qui en résultent, mais en réalité beaucoup d’autre répertoire a été couramment transposé vers le haut, depuis de nombreuses années. Quoi que l’on pense de l’évidence, le résultat peut être très décisif. Je mentionne cela ici parce que le choix de transposer ou non a de sérieuses répercussions sur l’équilibre et la clarté de l’ensemble. Nous avons été critiqués, très logiquement et avec raison, pour nos interprétations de musique anglaise à un diapason tellement haut que pour quoi que ce soit d’autre. C’est bien sûr parce que la partie supérieure (dite ‘soprano’) monte très haut que les parties inférieures, en particulier si elles comportent une ou plusieurs parties de contreténor grave chez Tudor, seront masquées. Il y a deux solutions: être incohérent (parce que pendant longtemps cela a été une pratique standard de chanter le répertoire sans sopranos une tierce mineure une tierce plus haut, voire plus) ou chanter ce répertoire particulier sans transposition, et hausser à la demande.

Je choisis toujours de prendre à bras-le-corps les problèmes plutôt exotiques de solution au diapason élevé, d’abord parce qu’à la hauteur écrite la légèreté du son me manque, et ensuite parce que je trouve que les déséquilibres causés par les tessitures au diapason haut sont simplement transférés vers le bas de la texture au diapason bas. Bien sûr cela prend un peu plus de temps pour les observer, puisque la partie la plus haute n’est de toute façon pas concernée, mais tôt ou tard on souhaite que les ténors n’aient pas à chanter aussi haut tout le temps, en particulier avec les basses maintenant plutôt graves pour beaucoup de barytons/basses. Les altos (chantant maintenant ‘à la peine’) aussi peuvent sonner inconfortablement haut avec comme résultat que la composante grave de la sonorité générale peut disparaître, tandis que le centre de la texture risque d’être exagéré et épais. Préférant que les antiennes sonnent plus aérées que massives, j’ai essayé de produire une partie aiguë qui soit d’une légèreté diaphane. C’est une chose très difficile à faire, et en tout cas cela demande plusieurs années de fignolage. Dans les premières années du groupe il y avait un danger constant que les chanteurs, et le public par ricochet, se désintéressent des grandes œuvres (qui sont longues) pour cause de gorges douloureuses. Maintenant, et pas seulement dans Spem qui comporte huit de ces voix aiguës, l’expérience m’a encouragé dans cette voie. Il est possible de les lancer de manière à rendre leur sonorité expressive plutôt qu’exigeante, et d’avancer en maintenant un bon équilibre avec les parties graves. Notre dernier enregistrement (la Missa Gloria tibi Trinitas de Tavener) constitue à mon avis l’étape suivante dans la quête d’un équilibre général satisfaisant entre les voix dans une composition vraiment massive pour voix aiguës.

Un truc pour aider l’équilibre est d’utiliser un ténor léger dans les parties de contreténor en plus des falsettistes. De la même manière, on peut ajouter un baryton aigu à la partie de ténor ou même aux parties de contreténor (Bertie Rice, baryton, a aidé pour les notes graves des deux parties de contreténor d’un bout à l’autre des séances du Gloria tibi Trinitas). Le besoin de ces combines n’est vraiment qu’une concession au fait que les étendues vocales de la Renaissance ne correspondaient pas à ce que nous attendons et à ce qu’on pense dans les cours de chant d’aujourd’hui, une chose qui apparaît non seulement dans la polyphonie de Tudor mais aussi dans la plupart des polyphonies flamandes. Les chanteurs de ce répertoire doivent simplement être préparés à adapter ce qu’ils connaissent aux circonstances, et dans ce cas de doublure d’un autre type de voix cela signifie en épouser les inflexions. En même temps, tous les chanteurs de la voix doivent contribuer à l’interprétation collective, ce qui requiert un niveau de sensibilité peu répandu dans le milieu professionnel, où on arrive au boulot en pensant:’voilà ce que j’ai prévu de faire, voici mon type de voix: je ne suis pas préparé à chanter autrement’. On sympathise, mais on n’engage pas des gens qui pensent ainsi. Et en parlant d’androgynie, cela a été dans les années récentes une source de force chez les Tallis Scholars d’avoir employé un et une altos en parallèle. Au départ, quand nous étions encore en train d’essayer de singer les usages de la cathédrale, certains pensaient que c’était aller trop loin dans la direction d’une sonorité purement séculière. Mais ça a vraiment bien fonctionné, en symbiose parfaite et procurant la flexibilité d’une étendue complète qui peut être très large si l’homme chante en voix de poitrine pour les notes graves  et que la femme aide pour les notes difficiles un falsettiste, dans le médium. La clé du succès, c’est la sensibilité des chanteurs: Caroline Trevor, Robert Harre-Jones et Patrick Craig. Nous n’avons jamais utilisé de ténor féminin, même si théoriquement cela pourrait se faire.

Ces tessitures amènent la question de savoir à quel genre d’interprète les compositeurs de la Renaissance pouvaient s’attendre, puisqu’il est difficile de croire que les gorges aient tellement changé en quelques centaines d’années, ou que la malnutrition ait eu sur les tessitures un tel effet transformateur. Mon sentiment, qui ne pourra jamais être prouvé, est qu’une fois encore c’est le bon sens qui fournit la clé. Il est très plausible que dans les jours avant que les voix doivent se faire entendre au-dessus des orchestres, les techniques modernes de projection n’existaient pas. Quand aujourd’hui les chanteurs populaires chantent pour eux-mêmes (ou via un micro si c’est en public), ils ne se préoccupent guère de projeter leur voix, mais chantent clairement de gorge, de tête ou en fausset selon que l’étendue le requiert. Les étendues de la Renaissance suggèrent nettement que c’était la méthode des chanteurs de l’époque, impliquant que nous devrions nous en référer non pas à Jessye Norman mais à Sting. Aucune académie de chant qui se respecte ne se charge d’enseigner aux gens ce qu’ils savent faire naturellement, ce qui expliquerait pourquoi il n’y a aucune évidence en enseignement vocal, contrairement aux instruments. D’accord aussi: si je ne m’abuse, je ne fais que proposer un autre argument démontrant que la sonorité forte et large des Tallis Scholars doit être bien loin de celle des chœurs de la Renaissance.

Hormis les étendues étranges que requièrent souvent des chœurs modernes Josquin, Cornysh, Taverner et leurs contemporains de la mi-Renaissance, il y a le problème peu discuté que pose Palestrina, qui constituerait en soi un petit domaine d’étude. Là où les compositeurs anglais avaient tendance à doubler la partie de contreténor lorsqu’ils écrivaient à plus de quatre voix, Palestrina doublait les ténors. Non seulement c’est incommode dans le contexte moderne où les ténors sont les moins trouvables de toutes les voix, mais Palestrina aggravait son cas en écrivant pour ces ténors des parties inhabituellement hautes, atteignant couramment le la aigu en hauteur écrite! Et même si le la aigu de Palestrina et ses contemporains n’était pas ce que nous entendons comme un la aigu, en raison de la pondération qu’impose les changements de pratiques, les ‘ténors’ chanteront encore une tierce plus haut au sommet de leur étendue que les ‘sopranos’ en haut de la leur, ce qui n’est jamais arrivé dans la musique anglaise, même quand la partie supérieure avait la fonction de mélodie principale et que les sopranos étaient absentes. C’est rare dans l’école flamande aussi. La régularité avec laquelle Palestrina écrivait des parties aiguës seulement une sixte plus haut que le ténor pose des questions délicates au sujet de quels types de voix il avait vraiment en tête. Comme nous savons peu de chose au sujet de la sonorité des chanteurs de la Chapelle Sixtine à cette époque (sinon qu’il n’y avait ni garçons ni castrats pour la voix supérieure, c’étaient des adultes intacts de tous âges), il est difficile pour nous d’imaginer quel son il entendait. Il est trop simpliste de penser qu’il y avait des falsettistes et des ténors légers en abondance: ce n’est pas le cas aujourd’hui; et quoi qu’il en soit, je doute que la voix de fausset, dans le sens moderne d’utilisateur de toute l’échelle, existait aussi tôt que cela comme instrument couramment utilisé. Mais les étendues vocales de Palestrina sont uniques, ce qui suggère qu’il écrivait pour un ensemble entraîné et obtenait donc un son non seulement différent du nôtre, mais différent d’où que ce soit d’autre à cette époque.

Les éditeurs modernes, cherchant à vendre des exemplaires pour chœur standard SATB, ont eu tendance à éviter les pièces à 5 voix de Palestrina au profit de celles à 4 et 6 voix, stratégie qui a eu pour conséquence de limiter considérablement la connaissance de ces œuvres. Le besoin moderne est de trouver des pièces avec deux parties de sopranos d’abord, et ensuite deux d’une des autres. Les pièces à 5 voix de Palestrina avec 2 sopranos sont très rares, tandis que son écriture à 6 voix comporte souvent 2 sopranos avec 2 altos ou ténors. C’est ainsi qu’il y a plusieurs enregistrements de la Missa Assumpta est Maria (SSATTB) et aucun, à part le nôtre, de ses Missa Nigra Sum et Missa Sicut Lilium (toutes deux SATTB), en dépit de leur valeur exceptionnelle. Dans cette catégorie ingrate, plusieurs autres messes et motets. Que faire ? Tout porte à la solution impopulaire de baisser une très grande partie de la musique de Palestrina d’environ une quarte, de la réécrire pour des faussets (ou éventuellement des ténors légers) en haut, et d’arranger les autres parties entre un mélange de ténors graves, barytons, basses et basses graves. (Le problème du chœur moderne de collège, qui ne dispose que de voix jeunes, et donc le manque de voix graves ne se posait évidemment pas aux employés de la Chapelle Sixtine, dont l’âge moyen était en fait plutôt élevé.) Si, dans son entourage, quelqu’un avait pu s’atteler à cela, la conception actuelle du monde sonore large et lumineux de Palestrina aurait été radicalement redéterminée. Mais bien que les listes d’employés de la Chapelle Sixtine au XVIe siècle suggèrent cette solution, nous avons d’autres options. Si nous baissons d’un ton, les étendues standard deviennent souvent une partie modeste de soprano, d’alto ordinaire, ténor haut et basse haute, éventuellement à doubler. Telle fut la lecture normale de Palestrina quand il a été redécouvert au XIXe siècle, et cela fait des économies raisonnables de papier. Le seul problème, c’est que la tessiture des ténors et basses reste haute, les ténors en particulier trouvant toute une messe à un diapason très éprouvant, même s’ils ne dépassent jamais le sol.

 

Musica ficta (Musique feinte)

Ce domaine de la pratique d’interprétation me laisse froid, même si je sens que cela ne devrait pas être le cas parce que finalement, une pièce peut être transformée par ses ficta. Le répertoire anglais se détricoterait complètement si ces fameuses ruptures, dont la plupart sont provoquées par des ficta, étaient négligées. La musique de Gombert aurait été applaudie il y a des années s’il les avait utilisées couramment en Angleterre. Mais bien que certaines exigences fondamentales n’aient pas changé pour l’interprétation de la polyphonie pendant 40 ans (comme ignorer tout le non-sens quant à la prononciation régionale du latin, de l’anglais, du français et du reste; trouver précisément les voix qui conviennent pour satisfaire ma vision auditive), la ficta me trouve tâtonnant et chipotant, changeant d’avis toutes les quelques années.

Mon lâche espoir est toujours que l’éditeur aura été fiable en prenant les décisions nécessaires, que ces décisions sont les bonnes, et qu’il n’y aura pas d’argument contre elles en répétition. Je préférerais qu’on ne me demande pas ce que je préfère, mais si c’est le cas, ma réponse jusqu’il y a environ dix ans était de jeter tout en bloc (témoin notre enregistrement de la Messe ‘Earthquake’ de Brumel qui, comme dit plus haut, est un monument de l’approche préraphaélite) en vue de la continuité. Depuis lors j’ai procédé par échelons en augmentant les cadences pour les élargir, avec chaque variation entre elles. Finalement et sevré de la sonorité faussement médiévale qui s’était installée en moi par les éditeurs de ces intimidantes Œuvres Complètes/Opera Omnia publiées à partir des années 1930, disponibles dans toutes les bonnes librairies, je n’en ai pas encore complètement fini avec le triton comme raison d’ajouter des ficta. Laissez-les chanter des quintes diminuées si l’impact de la musique en bénéficie. Et je suis tellement fatigué des pièces que j’ai rencontrées en premier lieu il y a des années dans ces Œuvres Complètes (l’Ave Maria’ de Cornysh par exemple) sans aucune ficta du tout, que je pense que la musique ne signifie quasi rien pour moi avec les ficta en plus, contre tous mes instincts actuels. Ironiquement, je suis peut-être inclassablement authentique quand je m’en remets seulement à ma propre préférence naturelle en matière de ficta: c’est la bonne raison de penser comment c’était pour les copistes originels. Le problème est qu’il y a tellement de choix, et si peu dans le sens de certains principes, qui ont de toute façon changé au fil du XVIe siècle!…

 

Traduit de l’anglais par Jean Payon, (Belgique)




Le chant polyphonique (partie 1)

Par Peter Phillips – Chef du chœur Tallis Scholars

Les doutes de Brodsky concernant les Cantos d’Ezra Pound pourraient s’appliquer à bien des interprétations démodées de polyphonie où l’on prend un morceau de musique en apparence simple, voire élémentaire du point de vue de la technique et relativement naïf dans son expression, et qu’on s’évertue à vouloir le sublimer: les forte, les piano, rubato, crescendo, diminuendo, le sens du texte. Et c’est la simplicité – celle qui peut pourtant conduire à de magnifiques résultats – qui risque fort de se retrouver anéantie.

La réflexion qui suit s’intéresse surtout à éviter les interprétations ennuyeuses, bien plus que les mauvaises. On pourrait les confondre, mais ce sont pourtant deux choses différentes. En détruisant la clarté des lignes, la mauvaise interprétation témoigne d’un manque de respect envers la nature même de la musique, qui contraint l’auditeur sensible à quitter la salle sur-le-champ. L’interprétation ennuyeuse, au contraire, montre un peu trop de respect, au point que le chant manque de couleurs: les choristes essaient de donner à leur voix un ton ʺstyle Renaissanceʺ, ne chantant qu’à mi-voix pour essayer de créer un mélange réussi.

Je n’ai pas grand-chose à dire à ceux qui s’adonnent au premier type d’interprétation, moins présent aujourd’hui qu’il y a une quarantaine d’années. J’ai sans doute dit tout ce que j’avais à en dire en prônant, largement et aussi souvent que possible, la nécessité de toujours viser la clarté. Ceux qu’on rencontre le plus souvent, ce sont les ennuyeux, si sûrs d’eux qu’ils en viennent à détourner subtilement n’importe quel public de la musique, lui laissant croire que la polyphonie est simplement jolie. Il est d’ailleurs facile de penser que la musique de la Renaissance n’est que pure beauté, sans plus. Que pourrait-on vouloir d’autre? Ne plaçons-nous pas toutes nos bonnes pensées et nos vœux les plus chers dans la religion? C’est sans doute dans ce but qu’on a créé sur mesure cette musique ancienne, non? Mais ceux qui pensent ainsi oublient que la musique sacrée était, pour la plupart des compositeurs que nous avons sélectionnés, la seule qu’ils composaient, tandis qu’aujourd’hui, la composition de musique sacrée est rare et ne représente bien souvent qu’une toute petite partie de l’œuvre d’un compositeur. Mais pour les compositeurs de la Renaissance, la musique d’église était leur seul moyen d’exprimer leurs émotions positives, négatives ou passionnées. Ils n’étaient peut-être pas aussi versés que nos contemporains dans l’auto-analyse et ses complexes anxiogènes, mais dissimulaient à coup sûr une complexité qui dépassait la simple beauté.

Je vais m’efforcer ici d’aborder les aspects pratiques de la clarté sonore du chant polyphonique. Mes propos ne concernent pas les chorales répétant et se produisant avec un accompagnement instrumental quel qu’il soit – piano, orgue ou orchestre : dès lors que des instruments entrent en jeu, la moitié du travail est déjà faite pour les choristes, qui ne sont plus vraiment au cœur des choses, et dont les chances de s’épanouir en tant que groupe diminuent considérablement. Tout chœur qui aspire à un certain niveau d’exigence se doit au minimum de chanter a cappella – le travail de la chorale leur semblera ensuite un jeu d’enfants. J’ajouterais même qu’ils devraient, au moment des répétitions, envisager de chanter les œuvres de Palestrina de la même manière qu’un pianiste jouerait du Mozart, avec le souci du détail. Chacun dans leur domaine, ces deux compositeurs ont écrit le même genre de musique qui requiert une absolue précision pour que justice leur soit rendue. La texture de leurs œuvres reposant sur la clarté, le moindre petit écart est aussitôt amplifié. Les interpréter comme il se doit implique de relever le défi ultime de leur difficulté technique. Il existe bien évidemment des musiques plus difficiles à jouer que celle de Mozart, et des chants chorals plus difficiles à interpréter que ceux de Palestrina, mais ce qu’on acquiert en apprenant à manier la texture parfaite des œuvres de ces deux compositeurs devient précieux pour tous les autres répertoires.

 

Petite histoire des pratiques récentes

En matière de composition musicale, peu de choses sont plus éloignées l’une de l’autre que la manière d’aborder la répétition de la polyphonie des amateurs et celle des professionnels. Chez les amateurs les plus extrêmes, on considérera la polyphonie comme un ajout à la ʺmusique choraleʺ plus récente, un chant probablement interprété par des gens incapables de lire la musique et dirigés par des maestros qui ne savent s’exprimer qu’avec outrance et égocentrisme. C’est une opinion qui s’est en effet répandue depuis le XIXème siècle avec l’apparition des partitions musicales dans les répétitions de chant choral. Le caractère réservé de la polyphonie – son manque de mélodies accessibles et d’une harmonie chromatique enthousiasmante – est également perçu comme un souci. La multitude de notes ordinaires dans le motet polyphonique le plus simple nécessitera à elle seule des heures de répétition pour les chanteurs qui n’ont pas l’habitude de déchiffrer la musique, ce qui risquera de prendre le pas sur la délicatesse de la pièce et de la tuer dans l’œuf. Du côté des professionnels à l’inverse, on considère que les notes sont tellement faciles que les répéter est presque inutile, ce qui risque au contraire d’empêcher les chanteurs de prendre vraiment conscience des points les plus délicats de cette musique, tuée cette fois-ci dans l’œuf par manque de considération. Dans le chant choral amateur, les répétitions sont perçues comme de formidables moments de rassemblement à la durée extensible. Pour les professionnels en revanche, les répétitions n’ont de valeur que dans la perspective du prochain concert et sont surtout vues comme un mal nécessaire. Mais finalement, peu importe le chemin emprunté, quand débute le concert, nous nous retrouvons ironiquement tous au même point: fini le temps des simagrées, des encouragements ou des mises en garde. Tout ce qui compte désormais c’est la justesse des notes et les émotions que les chanteurs auront réussi ou non à y insuffler.

L’idée démodée que les chorales ne sont que des troupeaux de moutons qui ont besoin qu’on les guide, et que leurs chefs de chœur sont des héros romantiques, a peu à peu disparu. Les chœurs de chambre chantant a cappella sont de plus en plus répandus, et leur valeur davantage reconnue. Il me semble désormais établi que les Tallis Scholars ne sont pas des amateurs, et que je ne suis moi-même pas un héros romantique. Il nous arrive toutefois encore de ne pas être pris autant au sérieux qu’un orchestre (d’où le titre de ce livre [N.D.T. ʺWhat We Really Doʺ, littéralement ʺCe que nous faisons vraimentʺ]), sans doute parce que, comme je l’explique plus loin, les gens ont beaucoup de mal à imaginer qu’un groupe de chanteurs puisse être aussi professionnel qu’un groupe d’instrumentalistes. C’est pour cette raison que nous refusons fermement d’être appelés ʺchoraleʺ, et préférons le terme d’ʺensembleʺ. Non que je veuille m’étendre sur la question, mais il se trouve ironiquement que la plupart de mes chanteurs ont été formés de manière très professionnelle dans les chœurs de cathédrale, où les répétitions sont généralement trop courtes pour qu’on puisse passer en revue la totalité des chants du jour ne serait-ce qu’une seule fois. Bien des orchestres renonceraient à une telle cadence.

L’erreur que l’on peut commettre, en associant polyphonie et chorale, est de penser que la polyphonie est plus adaptée aux grandes chorales: les choses ont l’air si simple sur le papier. Mais ce n’est qu’une apparence, car cette simplicité cache l’importance pour chaque participant de garder sa ligne mélodique, et de la chanter entièrement en respectant la cadence et avec le soutien et la projection nécessaires, comme s’il chantait seul. Même dans les musiques à quatre voix les plus simples, il n’y a aucun moyen de se cacher: ni orchestre ni orgue pour réussir à garder la note ou pour gommer les imperfections, rien pour masquer l’égarement ou le changement de ton. S’il en est ainsi d’If ye love me de Tallis, n’est-ce pas encore plus vrai pour son Spem in alium dont la vaste structure a depuis toujours attiré les chorales? Nul besoin de 250 personnes pour ce chant: il suffit de 40 (ou 80) personnes capables de chanter avec confiance des vers polyphoniques exceptionnellement difficiles. Il s’agit du test ultime pour l’antithèse de la ʺchoraleʺ qu’est l’ʺensembleʺ. On a d’ailleurs, à ce jour, rarement vu cette œuvre interprétée de façon optimale même entièrement chantée par des professionnels.

 

Le rôle du chef de chœur a également dû évoluer pour s’adapter aux exigences de l’écriture polyphonique, pour répondre à une nouvelle façon d’appréhender le rôle des choristes. Si le “héros” autocratique façon XIXème siècle réussit au mieux à obtenir une très grande discipline quasi unanime au cours des prestations, il doit aussi faire le choix d’une musique qui lui permette d’affirmer son autorité: c’est la seule manière pour lui de réussir à justifier son pouvoir autocratique. Cela implique de trouver une musique qui puisse intégrer la contrainte des puissances sonores et des sauts, les attaques particulières et les diminuendos inopinés, les suspensions et accélérations: ce chef de chœur ne peut rien laisser au hasard pendant l’interprétation. La plupart des chorales multiplient les répétitions avant un concert, ce qui donne au chef de chœur le temps de marquer la musique de son empreinte et de l’imposer aux chanteurs. Il doit réussir à combler le temps, notamment parce que les notes sont moins difficiles que dans nombre de répertoires plus récents, et doit absolument réussir à ʺen faire quelque choseʺ. Il lui faut explorer de nouveaux recoins, découvrir de nouvelles perspectives, analyser le texte plus en profondeur pour y déceler les sens les plus cachés. J’ai vu la compétition se créer entre certains chefs de chœur mus par leur envie de percer à jour la signification des textes (notamment ceux en latin) et passer des heures à chercher comment l’exprimer de manière romantique, plutôt qu’à essayer de trouver un son choral de qualité qui serait pourtant leur meilleur atout dans bien des situations.

Cette méthode ne peut fonctionner avec la polyphonie, qui est ironiquement, malgré ses origines élitistes, fondamentalement démocratique. On devrait donc toujours aborder la musique de la Renaissance en gardant à l’esprit l’égalité qui existe entre les voix. Dans les démocraties les plus efficaces en effet, ceux qui ont le pouvoir de décider se préoccupent avant tout de ce à quoi ils contribuent. Cela irait à l’encontre même du principe de ce genre musical si les chanteurs se retrouvaient à obéir servilement à la volonté d’une personne extérieure – en l’occurrence le chef de chœur qui ne chante pas. Une interprétation satisfaisante de polyphonie ne peut venir que d’un groupe réactif de gens qui écoutent ce qui se passe autour d’eux, et qui, lorsque la musique s’y prête, viennent ensuite ajouter leur touche personnelle. Cela a des conséquences importantes sur le rôle du chef de chœur, la manière de répéter, la sécularisation de ces chants d’église, l’authenticité de la prestation, tout ce qui permet d’interpréter au mieux le chant polyphonique.

 

Qu’apporte vraiment le chef de chœur à la polyphonie ?

Le rôle du chef de chœur en polyphonie est ambivalent à bien des niveaux. Son souci majeur consiste surtout à poursuivre son objectif tout en réussissant, par nécessité, à se faire obéir par plus de 20 personnes à la fois, par exemple, mais à agir tout à fait différemment quand les choristes sont moins nombreux. Il doit, selon moi, déléguer une grande partie de son pouvoir à ses choristes. Il se sentira peut-être mal à l’aise en se retrouvant ainsi pris entre l’envie de tout contrôler lui-même et le fait de laisser les chanteurs prendre les choses en main pour devenir un ensemble vocal autonome. Que ce soit chez les amateurs ou les professionnels, le chef de chœur hérite en fait de la tâche ingrate, mais essentielle, d’arbitre artistique. Les répétitions de groupes de chanteurs livrés à eux-mêmes peuvent très facilement engendrer la discorde, chacun y allant de son opinion sur ce qu’il faudrait faire. Le chef de chœur intelligent laissera libre cours à la discussion, au sujet du phrasé d’une imitation qu’ils devront tous chanter, par exemple, puis choisira le point de vue dominant et proche du sien, et l’imposera. Il permettra ainsi d’avancer, plutôt que de laisser s’installer l’anarchie. D’un point de vue purement théorique, la vraie démocratie suppose la possibilité de discuter aussi longtemps que nécessaire, mais la durée d’une répétition a ses limites, de même que la patience des gens très affairés. Pour toutes ces raisons, l’habile chef de chœur se retrouve investi d’une tâche difficile, peu conventionnelle mais essentielle : il doit avoir suffisamment d’ego pour faire taire celui de tous les autres, non pas en vertu d’un quelconque droit divin, mais parce que c’est le rôle qui incombe tout simplement au chef de chœur et à personne d’autre.

Les chanteurs professionnels préfèrent généralement ne pas trop avoir à répéter, notamment parce que les répétitions ont tendance à être moins bien payées. Conscients de la valeur de la répétition et confiants quant à la qualité de leur prestation, une fois lancés, ils auront à cœur d’y passer le moins de temps possible. Si leur permettre de partir plus tôt est toujours bon pour le moral des professionnels, il n’en va pas de même des amateurs passionnés qui ressentent exactement le contraire. Dans le contexte professionnel, le chef de chœur doit faire preuve de rapidité et de clairvoyance quand il s’agit de prendre des décisions, sachant que de cette manière, il aura toujours l’entière attention et la parfaite coopération des gens présents: toute autre approche remettrait en question leur acceptation de participer à la répétition. Il peut arriver qu’un chanteur averti s’oppose vivement à mes choix musicaux concernant certains points relatifs à la tonalité, au tempo, au phrasé, aux arrangements et aux altérations – mais il n’exprimera son désaccord au cours des répétitions que si son inclination naturelle le pousse à une interprétation sous-optimale. Sinon, les chanteurs professionnels auront toujours à cœur de tout mettre en œuvre pour réussir à faire ce qu’on attend d’eux, autrement dit une interprétation élégante et unique de l’œuvre du compositeur. C’est à peu près à ça que devait ressembler, selon moi, Une répétition d’orchestre au XIXème siècle, à ceci près qu’on a complètement mis à plat et reconstruit le principe d’ordre et d’obéissance. Aujourd’hui, les chanteurs savent qu’ils sont sur un pied d’égalité avec le chef de chœur, mais unissent volontairement leurs talents le temps d’un projet pour les mettre au service d’un idéal artistique.

Ma seule déception, lorsque je dirige des concerts amateurs ou semi-professionnels de polyphonie, est liée au fait que les choristes ont rarement l’expérience suffisante pour endosser la responsabilité de ce qu’ils chantent. La qualité finale de leur prestation dépendra donc entièrement de leur volonté d’acquérir cette expérience. Le simple choriste ne sera sans doute jamais prêt à prendre de vrais risques et aura toujours besoin qu’on lui dise quoi faire, selon l’habitude acquise dans ses répétitions chorales d’oratorio. Mais ce n’est pas ainsi qu’on peut s’entraîner à la polyphonie: il est impossible d’indiquer la nuance précise de chaque note, le contour exact du phrasé de chaque point, une structure fiable du déroulement de la musique que le choriste typique, armé de son petit crayon, pourra noter dans un coin de la feuille et reproduire avec précision à chaque prestation ! Quiconque a déjà essayé d’établir le plan détaillé de la dynamique d’un motet de la Renaissance sait à quel point le procédé est chronophage et contre-productif. Les phrases qui, sur le papier, donnent l’impression d’être fortes au début et d’aller diminuendo avant de laisser place à une autre série obéissent rarement à des règles aussi claires dans le feu de l’action. Peut-être que cela marchera dans une certaine mesure si toutes les partitions donnent les mêmes indications, mais on obtiendra sûrement un résultat forcé et peu convaincant. La meilleure des solutions est encore de laisser les choses se faire naturellement.

L’histoire de la publication de la musique de la Renaissance reflète d’ailleurs l’évolution de la compréhension de ce phénomène. Les éditions les plus anciennes fournissaient une réduction pour piano et un ensemble de nuances détaillées en plus des partitions vocales. Lorsqu’on ne souhaite pas respecter à la lettre le ressenti de Fellowes ou de tout autre éditeur concernant l’œuvre, il est alors difficile de chanter à partir de ces éditions. On s’aperçoit que la polyphonie enregistrée par les meilleures chorales d’autrefois a très souvent respecté scrupuleusement toutes les nuances établies par les grands éditeurs de l’époque. Le Stabat Mater de Palestrina enregistré par le King’s College en 1964 et les partitions éditées à la même époque par Novello en sont un bon exemple (et si l’éditeur de cette publication s’était basé sur l’important travail d’annotations effectué par Richard Wagner dans son arrangement de l’œuvre de 1848, on comprend alors à quel point il était devenu nécessaire de revoir le concept d’interférence éditoriale). À l’époque où la polyphonie a commencé à se répandre, on n’était vraisemblablement pas convaincu que le simple choriste soit capable de prendre des décisions concernant l’interprétation d’une œuvre, et la tradition voulait alors qu’une personne détenant l’autorité en la matière prenne ces décisions pour lui. Nous ne saurons jamais si cette condescendance était justifiée, car cette musique nous est désormais assez familière, notamment grâce aux efforts de Fellowes. À une certaine époque, on a admis qu’il était difficile de chanter autrement que forte lorsque la partition l’indiquait. Les nuances ont alors été réservées aux réductions pour piano qui possèdent quelques vertus, notamment celle d’offrir une lecture complémentaire du morceau lorsque la partition vocale de la polyphonie comporte manifestement des erreurs. Par ailleurs, les suggestions concernant la dynamique de l’œuvre peuvent s’avérer utiles, mais peuvent tout aussi bien être ignorées. On a toutefois fini par juger cette méthode inutile (sans compter que les réductions pour piano sont devenues un luxe chronophage pour la maison d’édition reposant sur les épaules d’une seule personne) et c’est pour cette raison que les partitions qu’on achète aujourd’hui ne possèdent désormais plus aucun supplément de ce genre. Cela me convient personnellement car cela nous permet, à mes choristes et moi, de prendre les risques évoqués précédemment ; mais je me rends également compte qu’à un niveau amateur, cela peut rendre la musique plus intimidante, voire hors de portée. L’éditeur moderne pourrait faciliter l’accès à la musique de manière très simple : il lui suffirait de marquer l’accent sur les syllabes sur lesquelles il faudrait insister partout dans le texte. Cette technique permettrait, pendant les répétitions, de donner vie aux phrases immédiatement, sans que le chef de chœur n’ait besoin d’expliquer laborieusement les subtilités intrinsèques de chaque morceau de texte.

On m’a souvent demandé, avec plus ou moins d’ironie d’ailleurs, s’il fallait vraiment un chef de chœur dans une production polyphonique, question soulevée récemment avec l’arrivée de Stile Antico, un ensemble britannique sans chef. Il peut en effet paraître anachronique d’avoir un chef de chœur debout face aux choristes, remuant les bras et ʺinterprétantʺ la musique. Ce qui se rapprochait le plus d’un chef de chœur pour nos prédécesseurs du XVIème siècle, c’était la personne chargée de battre la pulsation, de façon sûrement assez audible, en tapant avec son doigt ou un rouleau de parchemin sur le pupitre ou sur la stalle par exemple. J’ai déjà expliqué qu’à notre époque, avoir une personne chargée uniquement de diriger pendant les répétitions permet de gagner un temps considérable, ce qui peut ne pas forcément sembler aussi nécessaire pendant un concert. Le tempo et le premier temps doivent être donnés au départ, ce dont un chanteur pourrait très bien se charger. Dans la mesure où il n’y a théoriquement pas de changement de tempo au cours d’un mouvement polyphonique, il ne serait pas difficile aux choristes de s’auto-diriger, il leur faudrait de toute évidence être particulièrement attentifs les uns aux autres. Cette méthode aurait le mérite, si on s’en réfère aux pratiques originelles de cette musique, d’être authentique. En effet, cela correspondrait tout à fait à l’esprit de musique de chambre de la polyphonie: toute la subtilité de la musique des quatuors à cordes réside dans la grande capacité des musiciens à s’écouter les uns les autres, il devrait en être de même pour les petits chœurs de chambre.

Comment expliquer ma présence sur scène? On sait que l’auto-direction peut très bien fonctionner, mais rarement pour des ensembles avec plusieurs chanteurs pour une même voix. Je suis certainement de trop lors des rares occasions où notre ensemble ne compte que quatre ou cinq chanteurs sur scène comme l’Hilliard Ensemble par exemple. Mais dès lors qu’ils se retrouvent à huit ou dix, et que deux choristes chantent la même ligne mélodique, le chef de chœur revêt soudain une toute nouvelle importance. Les deux extrémités d’une rangée n’arrivent plus à s’entendre ; les deux chanteurs qui exécutent la même partie ne peuvent se regarder dans les yeux sans tourner le dos aux autres. Le nombre de personnes accroît manifestement la difficulté d’obtenir un consensus général immédiat concernant tous les petits détails de la prestation. Il est vrai que je me retrouve la plupart du temps à seulement indiquer et maintenir la mesure, mais il y a aussi des moments où la présence du chef de chœur est cruciale: l’absence de chef conduirait en effet tout simplement à l’appauvrissement instantané de la qualité de la prestation. Même si les chanteurs ne donnent pas toujours l’impression d’avoir les yeux rivés sur moi j’ai le pouvoir, d’un simple mouvement de la main ou grâce à l’expression de mon visage, de changer ce qu’ils sont en train de faire, qu’il s’agisse de la vitesse, de la dynamique ou de l’intensité de l’interprétation. Un geste mal calculé de ma part peut totalement perturber le flot musical ; un regard ou un geste délibéré peut accroître en une seconde la prise de risques.

Nombre de bons chanteurs estiment pouvoir faire parfaitement leur travail sans avoir à être maternés par un chef de chœur, et pensent que la musique de chambre révélerait davantage ses subtilités si on laissait aux chanteurs le soin de la présenter eux-mêmes en tant que groupe. En admettant que les conditions de la prestation soient idéales (ce qui est rarement le cas, notamment dans les églises), que chacun puisse entendre et voir parfaitement tous les autres, et que le groupe soit prêt à accepter que l’un des siens ait un rôle de meneur, alors effectivement ces chanteurs auraient sans doute parfois raison. Je crois même que l’on obtiendrait des choses très intéressantes au niveau du phrasé et du dialogue instauré par la musique. L’inconvénient c’est que personne ne pourrait juger de l’équilibre de l’ensemble, car ce meneur n’aurait, tout en chantant, qu’une vision partielle du résultat (voir mon article paru dans le magazine Spectator, p.320). Par conséquent, l’ʺinterprétationʺ, si démocratique soit-elle, risquerait vraiment de s’égarer. Je pense enfin, bien que je ne puisse parler d’expérience, qu’être à la fois responsable de sa propre ligne mélodique en tant que chanteur, et de celles du reste de l’ensemble, est quasiment une mission impossible.

 

Cet article est une traduction d’un extrait du livre « What We Really Do » (deuxième édition). Il est publié ici avec l’aimable autorisation de Peter Phillips, l’auteur du livre que vous pouvez vous procurer en consultant le site https://www.amazon.com/What-We-Really-Do-Scholars/dp/0954577728

 

Traduit de l’anglais par Claire-Marie Dubois (France)




La voix dans la nature et dans l’homme

Par Giacomo Monica, chef de chœur et professeur

1. La beauté esthétique harmonieuse

Dialogue possible entre les sons des pierres (voix de la nature) et la voix humaine (dans le chœur)

De prime abord, une question vient à l’esprit: pourquoi parler de sculpture dans un magazine spécialisé en musique tel que l’ICB qui traite de divers genres, styles, et donc d’interprétation, de techniques de concert, suggestions visant à la redécouverte unique de compositeurs et d’œuvres inconnus ou du moins peu interprétés, mais importants, ou qui se réfèrent à des aspects liés à des instruments, à des chœurs, à la voix comme supports appropriés?

Le point de départ de tout (au sens large) c’est la voix, qui est son : on peut donc s’interroger sur l’origine du son, comment il naît, de quel matière il est constitué, quels en sont les caractéristiques, quels sont les zones de résonance, quelle est le pouvoir expressif du son, etc…

Avec les sculptures sonores de Pinuccio Sciola, on accède à une dimension ancestrale, magique mais réelle à la fois, dans laquelle nous comprenons très bien le concept, fondamental pour tout musicien, que le son émane du silence; de la même manière, par association d’idées, notre esprit nous ramène au titre du livre de technique chorale de Fosco Corti ʺBreath is already singingʺ (Respirer, c’est déjà chanter) ou aux écrits de Y. Menuhin ʺMusic and interior lifeʺ (Musique et vie intérieure).

Depuis la nuit des temps, avant même d’être en l’homme (dans ses cordes vocales), le son existait déjà dans la pierre avant la naissance de la lumière… (comme le dit le sculpteur). Il est merveilleux, et non utopique, de penser que la voix est omniprésente, dans les humains comme dans une pierre, et qu’elle est l’âme secrète d’un mystère. Non pas prisonnier ou étouffé, mais au contraire libre, le son nous met en dialogue avec nous-mêmes partout dans la nature.

Il est indubitable que des compositeurs contemporains, dont le langage évolue constamment vers la recherche, puissent trouver des solutions sensées, non seulement dans le sens des sculptures de Pinuccio Sciola comme ʺmatériau sonoreʺ mais comme une forme sensée de langage de base qui peut s’expliquer d’emblée, et devient un besoin de dialogue entre l’élément nature-pierre et le son vocal de l’homme chantant.

Être susceptible de relier plus les arts entre eux, en brisant ces barrières mentales qui s’interposent aisément pour restreindre le passage d’une discipline à l’autre, c’est faire un petit pas en avant dans la compréhension de l’art lui-même, c’est-à-dire s’assurer que, le cas échéant, la polyphonie et la ʺlithophonieʺ (voix-pierre) sont complémentaires et qu’elles s’équilibrent, comme cela se fait normalement entre l’action et le chant.

La voix entre la nature et l’homme, entre la respiration et le chant, entre la matière et l’âme, entre la technique et les arts, reste l’essence de tout.

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2. Le sens de la recherche compositionnelle en dialogue avec la voix :

Comment comprendre et interpréter les sculptures

Voici pourquoi, à mon avis, avec les sculptures sonores de Pinuccio Sciola il ne faut pas hésiter à imaginer une composition (en cette matière, plusieurs musiciens ont essayé d’écrire et d’expérimenter); ce sont des sculptures vivantes que vous devez savoir comment interpréter au sens propre du terme; chacune d’entre elles parle une langue différente en relation avec les particularités physiques du son: la hauteur, l’intensité, le timbre, en relation avec la forme, la grandeur, le poids, les espaces, le calibre des blocs de pierre, la présence ou non de fissures, et le genre de pression.

L’œuvre se trouve déjà dans la pierre, qui parle son propre langage. Tout cela avec un code initial spécifique qui peut être utilisé dans des buts expressifs, et dans la matrice il y a déjà un squelette prédéterminé qui suggère des solutions d’interprétation si on souhaite et recherche une écoute en profondeur, méditative, pour mieux percevoir le son et le retransmettre. Des siècles d’histoire nous ont donné de merveilleuses sculptures en trois dimensions, qui aujourd’hui encore nous ravissent; puis, dans un passé très proche de nous, d’autres artistes se sont attaqués à des sculptures mobiles créant quatre dimensions, parfois avec des sculptures qui produisent des bruits mécaniques tombant dans le champ d’expérimentation des cinq dimensions. Pinuccio Sciola travaille à une sculpture en six dimensions, très belle parce que la pierre chante.

Bien sûr ces recherches ne visent pas à créer des barrières entre les vibrations de la pierre et celles des cordes vocales, de sorte que la recherche est explicite à travers ce concept d’échange et de compensation. Le son ʺgeléʺ de la voix humaine peut devenir contrepoint avec ces sons émanant de la pierre, en un échange continuel entre le texte chanté et le son. La voix de la nature, en correspondance exacte avec la voix humaine, réalise une sorte de symbiose originelle qui peut être attentive et animée.

Après que la sculpture ait été tirée de la pierre par le sculpteur, il reste au musicien la tâche délicate d’interpréter ce qui en sort, pour que les sculptures puissent communiquer entre elles ou rejoindre la voix humaine. Proposer la beauté de cette ressource expressive nouvelle constitue pour moi une source de profond intérêt à communiquer. Non par simple et superficielle curiosité ou pour le plaisir de surprendre ou de dramatiser, mais pour partager l’expérience d’une dimension nouvelle qui a plus de valeur intrinsèque qu’une langue; non pas de manière formelle ou esthétique, mais surtout parce qu’elle est vivante, excitante, aérienne et vibrante.

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3. Deux exemples compositionnels

Sound profiles (Profils sonores) (texte de Yehudi Menuhin)

Enchaînement de sons avec leur couleur mystique

Durée: environ 4 minutes

Des sculptures de calcaire surgissent des lignes mélodiques, comme de courtes séquences grégoriennes, qui se succèdent; leur hauteur est aléatoire, déterminée d’une part par la découpe du matériau selon la forme, l’esthétique, les dimensions données par le sculpteur, et d’autre part par la conformation de la matière, faite de particules plus ou moins comprimées et sédimentées. L’âme sonore de la matière dans son unicité (chaque sculpture contient une sorte de code génétique avec des notes musicales, unique et immuable) s’impose, avec ses forces et ses limites, au musicien à la recherche de matériau créatif. Les dentelles de pierre sollicitées émettent des sons, des couleurs sonores et des atmosphères, à la limite de l’audible, qui peuvent flotter dans le silence et nous parler.

Et du silence apparaît le son. La structure de la pièce consiste en quatre courtes périodes (jouées avec un archet sur une sculpture et agrémentées par des sons complémentaires de réflexion, obtenus à partir d’autres sculptures), le tout précédé d’un court texte pendant le temps de silence, résultat de la méditation du grand violoniste, interprète et professeur Yehudi Menuhin.

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The value of silence (“La valeur du silence”) (de “Music and inner life” – “Musique et vie intérieure”)

Yehudi Menuhin

Silence – Que l’on demande précisément à un musicien de parler de quelque chose qui, apparemment, est à l’opposé de tout ce qu’il représente peut sembler absurde ou, à tout le moins, paradoxal. Mais c’est précisément cela que je voudrais expliquer; ce que, pour moi, musicien, signifie le silence.

Cette si belle église donne un exemple de paix et nous permet d’explorer soigneusement le sens profond de ce mot. Le silence n’est-il pas ʺl’essence des choses souhaitées, la preuve des choses inexaucées?ʺ. Dans ce monde affreusement congestionné, il s’est transformé en absence, en vide, que nous comblons par nos bavardages futiles plutôt que par cette substance réelle, qui est un état en soi; quelque chose de plus profond, par exemple la foi. Et ces choses ʺinexaucéesʺ ne sont-elles pas cette petite voix douce que nous ne pouvons plus percevoir dans cet effroyable vacarme avec lequel nous remplissons notre vie ?

Le silence est une tranquillité mais jamais un vide; il est clarté, mais jamais absence de couleur; il est rythme, à l’image d’un battement de cœur sain ; il est le fondement de toute pensée, et par là celui sur lequel repose toute créativité. Du silence naît tout ce qui vit et dure ; celui qui détient en lui le silence peut affronter avec impassibilité le bruit extérieur ; car c’est le silence qui nous relie à l’univers, à l’infini, il est la racine de l’existence et par là l’équilibre de la vie. Le silence est à la fois tangible et intangible, et c’est dans ce sens que j’ose l’appeler musique.

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AVE MARIS STELLA

Œuvre dans laquelle la voix humaine interagit avec les sons de la nature

pour sculptures, voix et chœur

Durée: environ 5 minutes

 

Les sculptures sonores interagissent avec la voix humaine des moments de superposition dans lesquels une sorte de contrepoint archaïque est créé entre les deux voix. Nature-homme, matière-esprit, silence-son, en lien entre le tangible et l’abstrait. Le texte religieux sur la pureté de Marie, Étoile de la Mer, accompagne et joue tous ces sons que le calcaire, né de l’eau, renvoie à l’état liquide comme dans la nature.

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4. ASPECTS DE L’ENSEIGNEMENT DONNÉ ET REÇU

Découvrir et ressentir la matière d’un œil différent

Pour tout enfant, découvrir que le son se trouve dans tous les éléments de la nature, et donc aussi dans la pierre (qui par définition est cataloguée parmi les éléments froids, statiques, inertes et inanimés), est une joie immense qui procure un émerveillement complet; il reste bouche bée face à une pierre qui, pourtant, parle, chante et raconte… qui cherche à lui parler.

  • Quel intérêt y a-t-il, pour un enfant, à comprendre que le son vient du silence ?
  • Et ce n’est pas facile, d’écouter le silence !

Mais les pierres aussi suggèrent cela.

Tout enfant peut de ses mains, en affinant son toucher, caresser, frotter, frapper et jouer les sculptures de Pinuccio Sciola et spontanément sympathiser, et en jouant avec les pierres trouver de bonnes réponses à sa sensibilité et sa curiosité, pleines de sens parce qu’elles témoignent de son développement intellectuel.

Tout enfant qui découvre l’esthétique et la beauté harmonieuse, raffinée et précieuse, s’approche de l’art en en expérimentant concrètement les caractéristiques intrinsèques et en réalisant que les arts sont liés entre eux. Par exemple la danse est liée au son et au mouvement, aussi bien qu’au mouvement sont liés les sculptures de lumière et les mobiles de Calder, ou les sculptures de Tinguely ou Munari, délibérément axées sur le bruit causé par le mouvement; et en poursuivant le panorama chronologique nous arrivons aux sculptures de Bertoia qui, quand on les touche, émettent des grappes de sons assourdissants.

Mais avec les sculptures sonores de Sciola, l’enfant prend conscience qu’il ne s’agit pas d’un simple objet mais d’une chose vivante qui lui appartient et qui cache une âme sonore enfermée dans la pierre.

Jouer une sculpture est aussi une merveilleuse occasion d’approcher le monde magique de la musique. L’enfant commence à apprendre, à voir et à entendre la matière autrement, l’oreille attentive et l’esprit préparé à un apprentissage actif mais gai, tellement gai que la sculpture peut devenir un jeu.

 

5. Liens et vidéos

Sound Profiles: http://bit.ly/1QW1LX3

Ave Maris Stella: http://bit.ly/1M0wEN0

 

Giacomo Monica a étudié la musique au Conservatoire de Musique de Parme, récompensé en violon avec distinction et les honneurs; ensuite il a étudié à l’Accademia Chigiana à Sienne avec Salvatore Accardo. Il est professeur de violon au Conservatoire ‘Boito’ à Parme. Depuis les années 1970 il se consacre aussi à la musique chorale et à la recherche en ethnomusicologie, participant comme conférencier à des congrès nationaux sur la musique populaire, et au jury de nombreux concours internationaux. Systématiquement, il prend des cours pour jeunes chanteurs et chefs de chœur. En 1978 il a fondé le Coro Montecastello, à voix mixtes, pour lequel il a écrit les pièces qui élargissent le répertoire et avec lequel il mène les activités chorales courantes. En 2008 il a obtenu le prestigieux “Premio Caravaggio” pour son attention et son intérêt envers le chant populaire via la recherche en ethnomusicologie et les arrangements choraux. Récemment, se trouvant très enthousiaste envers les sonorités des sculptures de Pinuccio Sciola, il a étudié de manière rigoureuse de nouveaux modes d’expression en dialogue avec la voix. Courriel: giacomomonica.3@gmail.com

 

Traduit de l’anglais par Jean Payon (Belgique)