La mémoire d’une chorale: Comment développer et entretenir un excellent son dans un chœur.
La mémoire d’une chorale :
Comment développer et entretenir un excellent son dans un chœur.
Par Carol Beynon, Jennifer Beynon-Martinec and Jakub Martinec
Comme l’implique le titre de cet article, le concept de mémoire chorale, qui fait référence au développement et au maintien d’un son distinctif d’un chœur dans la durée, peut être un des indicateurs de la santé et de la longévité d’une organisation chorale. Il est possible que le terme de mémoire organisationnelle, dérivé des théories du management et du monde de l’entreprise, puisse enrichir notre compréhension des mécanismes de développement et de croissance au sein des chœurs. Les auteurs de cet article ont une expérience cumulée de 60 ans en tant que chef de chœurs de jeunes garçons et d’hommes, et le sujet du développement d’un son de qualité est un domaine de discussion constante et de recherche dans leur travail. Nous commençons cet article avec un bref survol historique.
Le principal auteur de cet article fut le co-fondateur du Chœur d’hommes et de garçons Amabile. Alors que le nombre de chanteurs masculins demeura raisonnablement constant et sain, alors que le soutien et l’enthousiasme de la communauté étaient importants, les premières années furent difficiles sur le plan musical. Chaque saison, la moitié des voix aigues d’enfants passait dans le chœur juvénile d’hommes puisque leurs voix muaient inévitablement, et nous devions à nouveau repartir à zéro et re-développer un son avec des enfants de huit ou neuf ans qui ne lisaient pas la musique et n’avaient aucune expérience en tant que chanteurs musiciens. En même temps, les voix venant de muer, avec leur ambitus extrêmement limité et leur qualité sonore peu travaillée, se retrouvaient dans le chœur Tenors-Basses qui se développait et cherchaient à apprendre à chanter avec une voix toute nouvelle et souvent imprévisible. En conséquence, les deux chœurs, celui des enfants et celui des jeunes sonnaient jeune et immature.
L’histoire ainsi racontée ne surprendra personne ayant travaillé avec des chœurs de jeunes garçons de par le monde. Chaque fois qu’il nous entendait nous produire et qu’il nous écoutait exprimer nos frustrations concernant l’absence de progrès dans la qualité de notre son, notre collègue chef de chœur d’Amabile, John Barron OC, disait que les chœurs développeraient un bon son au bout d’un certain temps et qu’une mémoire chorale émergerait une fois que les chanteurs eux-mêmes auraient un concept de son choral dans leur esprit. Avec de la patience, et un bon enseignement, persistant, il nous dit que le son que nous cherchions commencerait à émerger, et une fois qu’il serait là, il s’installerait, et que même les nouveaux choristes s’en imprégneraient, et ils reproduiraient notre son.
Par hasard, dans notre troisième saison, quatre étudiants universitaires, des chanteurs expérimentés, se joignirent à notre chœur Ténors-Basses de jeunes, et même s’ils ne représentaient que quatre des 25 membres, leur chant construisit des fondations solides sur lesquelles construire un son choral plus mature, et ils offrirent des exemples à imiter pour les adolescents plus jeunes. Cette saison-là, enfin, les choristes avec une voix plus jeune, commencèrent à réellement changer, de façon prononcée, pour réussir à créer un son choral acceptable. La saison suivante, les étudiants universitaires obtinrent leur diplôme et il n’y eut personne avec une voix similaire ou d’une telle maturité pour remplacer ces leaders-là. Cependant, même si les étudiants plus âgés n’étaient plus dans le chœur, le public fit des commentaires concernant la maturité de ce jeune chœur masculin. Le fait d’avoir eu ces quatre jeunes hommes dans le chœur semble avoir été un catalyseur permettant aux autres chanteurs d’entendre un modèle qu’ils ont voulu imiter, et leur permettant de travailler plus pour développer un meilleur son de chorale. Pendant cette unique année, les voix plus âgées ont laissé leur empreinte dans le son de tout l’Ensemble de Jeunes Hommes Amabile de façon permanente, et tous les chanteurs commencèrent à comprendre et avoir des sensations concernant le genre de son choral qu’ils voulaient produire. Le retour à un son plus immature semblait inévitable puisque les membres du chœur venant juste d’être recrutés avaient des voix ayant juste mué sans beaucoup de timbre. Cependant, les chanteurs extrêmement motivés et les chefs continuèrent leur progression à partir de ce point-là pour continuer à développer une qualité sonore plus mature et sophistiquée dans le chœur. Le timbre de la chorale était un sujet de discussion permanent parmi les membres, et le chœur fut graduellement connu pour son excellence artistique, et, à travers un concept de mémoire chorale, devint reconnaissable par sa couleur sonore chaude originale.
Notre propre expérience chorale et le sage conseil de John Barron concernant la mémoire chorale nous ont incités – nous, les auteurs de cet article – à considérer le concept de mémoire chorale d’un point de vue théorique. Nous n’avons pas trouvé d’information lors de nos recherches dans la littérature chorale. Nous avons pensé que la théorie des organisations pourrait peut-être nous aider à comprendre pourquoi certaines organisations grandissaient et étaient florissantes alors que d’autres demeuraient statiques et/ou non remarquables.
L’apprentissage organisationnel. La propriété pour un objet inanimé tel qu’une organisation d’avoir des capacités d’apprentissage semble unique. Le pionnier de la théorie de l’apprentissage organisationnel, Peter Senge (1990) affirme que l’apprentissage a lieu quand les organisations interagissent avec leur environnement et qu’elles grandissent ou augmentent leur compréhension de ce qu’elles font. Alors que les actions mises en place par une organisation peuvent être expérimentales, imitatives, adaptatives, ou planifiées dans le détail, la capacité d’apprentissage d’une organisation peut constituer l’élément étranger qui explique qu’une organisation se développe ou périsse dans les années à venir. La littérature sur les organisations semble indiquer que la croissance d’une organisation – ou son absence de croissance – dépendent de l’ensemble des personnes qui travaillent dans cet organisme, ce en plus de quoi, les actions de chaque personne – ou leur inaction – mènent ou ne mènent pas à une productivité organisationnelle accrue, ou encore à ce que l’on appelle un apprentissage dans la littérature organisationnelle. En d’autres termes, c’est la notion d’une communauté d’apprenants qui émerge en relation avec la structure organisationnelle et culturelle, et le changement émane de la compréhension de la nature de l’apprentissage. Mais l’apprentissage organisationnel/communautaire n’est pas simplement la somme des apprentissages de chaque membre individuel. En fait, c’est – et ceci est un fait qui s’applique très bien au développement des chorales – le plus petit dénominateur commun dans l’apprentissage organisationnel. La recherche montre que l’apprentissage individuel, au lieu d’être un garant de l’apprentissage organisationnel, peut en fait inhiber ou empêcher la croissance organisationnelle. Il est essentiel que toute l’organisation apprenne, et non pas qu’elle s’appuie sur les connaissances d’un seul expert (par exemple, le chef), mais qu’elle s’appuie sur l’interaction sociale pour favoriser l’apprentissage du groupe (Mitchell & Sackney, 2000). Les relations, donc, entre les individus et les membres de la communauté sont essentielles, et elles sont fondées sur un modèle interactionnel de causalité dans lequel des facteurs personnels associés à des individus, des événements environnementaux, et des comportements, opèrent en tant que déterminants mutuellement interactifs. L’apprentissage humain au sein d’une communauté particulière d’apprenants est non seulement influencé par l’organisation, mais a des conséquences sur elle, et produit des phénomènes sur le plan organisationnel qui vont au-delà de tout ce que l’on pourrait inférer simplement en observant les processus d’apprentissage des individus isolés. La rationalité humaine complique encore plus le concept. L’apprentissage organisationnel a lieu si n’importe quel membre (c’est-à-dire des chanteurs individuels, le chef, ou l’accompagnateur) et les unités (c’est-à-dire des sections du chœur) acquièrent un savoir qui peut changer l’éventail des comportements de l’organisation.
La mémoire organisationnelle a été reconnue continuellement comme une composante intégrale de la capacité d’une organisation à apprendre. Même quand des membres apparemment essentiels à l’organisation la quittent, il reste suffisamment de sagesse collective ou de mémoire pour que les anciens et les nouveaux membres réussissent à faire évoluer encore l’organisation. Ainsi, une composante significative de l’apprentissage organisationnel est la mémoire organisationnelle. La mémoire organisationnelle est fondée sur l’acquisition d’informations, le stockage, et la transmission ancrée dans les croyances, les théories et les idéologies de la culture qui sont conservées dans des systèmes de socialisation, d’expérimentation et de contrôle. La mémoire, c’est du savoir emmagasiné dans des indexes et des formes encyclopédiques, et les chœurs (c’est-à-dire les chefs, les accompagnateurs, les chanteurs) ont de grandes quantités d’informations de ce type stockées en eux. Les organisations ont des répertoires d’activités pour acquérir l’information et améliorer ce qu’elles peuvent faire. La construction et la modification d’un répertoire sont des activités fondamentales parce qu’elles concrétisent l’apprentissage dans des routines donnant naissance ainsi à une forme majeure de mémoire organisationnelle. Même quand les participants s’en vont, la mémoire organisationnelle protège l’organisation pour qu’elle puisse survivre et continuer de croître (Senge, 1990). Accroître et modifier le répertoire constituent une forme majeure de mémoire organisationnelle (par exemple, la répétition d’une pièce faisant déjà partie du répertoire). Ce sont les participants à une organisation qui décident de la valeur d’une information qui émane du leader, et la mémoire organisationnelle est représentée par les structures utilisées pour retrouver, organiser, modifier, et/ou utiliser ce savoir. Les participants décident comment cette information est codée, traitée et même retrouvée. Les expériences passées sont extrêmement importantes pour créer des changements dans une organisation parce que la mémoire des succès précédents tend à faciliter des prises de risque ultérieures et des innovations dynamiques
La mémoire chorale. Alors que les organisations chorales sont perçues comme des instruments d’une esthétique, elles sont souvent fondées sur une structure rationnelle et rigide de type linéaire qui implique des prises de décision basées sur une chaîne de commandement, une différentiation des tâches, une supervision hiérarchique au-dessus et à l’intérieur du chœur, des règles formelles et des règlements, et qui professe certaines idéologies. Même si les relations sociales sont perçues comme une partie intégrante des chœurs, une prise de décision collaborative ne l’est pas. Le développement peut être fondé sur des pratiques répétées – indépendamment des participants – et le changement est superficiel et de courte durée. Mais des changements de deuxième ordre, ou des restructurations plus pénétrantes et intensives requièrent un niveau plus approfondi de management organisationnel.
La mémoire chorale est un phénomène complexe qui évolue dans un chœur, même dans sa première année d’existence, qui implique un apprentissage et un désapprentissage, et qui est essentiel pour la croissance de l’organisation. Il y a la mémoire qui est utile aux structures bureaucratiques du chœur, la mémoire qui sert de fondation à un programme d’éducation musicale et qui s’applique au niveau individuel de chaque chanteur dans le chœur, et il y a la mémoire chorale du son qui émerge et qui devient particulier au chœur. Simultanément au travail effectué par des chefs de chœur experts pour transformer la technique vocale, les qualités musicales et la pédagogie en leur propre conception du son dans leur ensemble vocal, le timbre se développe et s’installe en tant que constante de base et fondation au cours du temps. Ce caractère distinctif et la singularité de ce son étant un pré-requis pour la plupart des chefs de chœur, il est entretenu à travers un développement continu des choristes ainsi qu’une croissance du chef. La plupart des chefs et des chanteurs ne sont, cependant, jamais satisfaits de leur son, même lorsque celui-ci atteint son niveau le plus mature. Et ils ne peuvent pas non plus se permettre d’être trop satisfaits d’eux-mêmes dans ce domaine, parce que c’est le développement en continu de la technique, du répertoire et du standard des concerts qui non seulement soutient la fondation du son mais continue à l’améliorer. C’est cette amélioration continuelle dans la communauté d’apprentissage qui garantit que le chœur est une communauté d’apprentissage en bonne santé. Nous posons qu’il y a deux facteurs en jeu : 1) c’est la persistance de ce son particulier qui indique que la communauté d’apprentissage est un environnement sain ; et 2) c’est le renforcement continu et la maturation progressive de ce son choral, qui vient avec la longévité.
Au début d’une nouvelle saison, les chefs de chœurs expérimentés rapportent souvent que même si un large pourcentage de leurs membres a changé, il est toujours étonnant, mais encourageant, d’entendre les premiers échauffements et de reconnaître le son choral familier et caractéristique du chœur. Comment est-ce possible ? On pourrait croire que le son d’un chœur est fondé sur les voix caractéristiques des chanteurs en présence, et qu’il est coloré par les personnalités au sein du groupe. Mais les découvertes initiales montrent que c’est une hypothèse erronée. L’indicateur semble être une sensation de mémoire chorale organisationnelle qui est plus enracinée que l’ensemble des individus qui composent le chœur. Cette information a été mise en évidence dans des conversations que nous avons eues avec six chefs de chœur d’excellents chœurs d’enfants, de jeunes et d’adultes au sujet du phénomène de leur son choral dans leurs chœurs. Leurs commentaires ont servi à renforcer notre croyance que la mémoire chorale évolue en effet au cours du temps, et indiquent effectivement que ces chœurs dont devenus des communautés d’apprentissage. Le son global dans des chœurs d’élite est coloré par la capacité du chef à former et à développer ce son en fonction des préférences personnelles qu’il (ou elle) peut avoir. Même des voix très particulières peuvent être amenées à produire un son qui convienne au chef, et ce processus débute avec l’arrivée d’un nouveau programme ou d’un nouveau chef. Ces chefs expérimentés nous ont dit que la mémoire chorale implique l’apprentissage d’une technique vocale, puis le désapprentissage d’une partie de cette technique au profit d’informations et/ou de capacités plus avancées lorsque celles-ci remplacent des instructions préliminaires.
La théorie de l’apprentissage organisationnel convient bien au contexte de l’exemple personnel avec lequel nous avons commencé cet article. En ce qui concerne le développement du son dans ces chœurs masculins débutants, John Barron avait donné un sage conseil en disant qu’un chef doit avoir une certaine conception du son en tête et il doit continuer à travailler pour l’atteindre même si l’environnement est toujours dans un état de flux. Dans cet étude de cas spécifique, les étudiants universitaires ont contribué à la fois à un événement et à un processus d’apprentissage organisationnel parce que le chœur en tant qu’entité était prêt à apprendre ; ils ont travaillé ensemble pour créer un son qui non seulement a commencé à imiter et à compléter les chanteurs les plus âgés, mais a aussi commencé à émerger en tant qu’unité sonore cohérente. Il est intéressant d’analyser comment cet apprentissage a pu avoir lieu, cela est vital pour comprendre comment les chœurs se développent. Le concept de mémoire chorale a le potentiel nécessaire pour nous aider à comprendre comment des organisations chorales saines se développent, et ces découvertes initiales indiquent la nécessité de plus de recherche pour explorer l’adéquation entre la théorie organisationnelle et le développement choral.
Références :
Mitchell, C. & Sackney, L. (2000). Profound Improvement : Building Capacity for a Learning Environment. Tokyo : Sweets and Zeitlinger.
Newton, P.M. (2005) Ensemble Learning : A Lens for Group Learning in Schools. The Journal of Educational Thought. 39(1) :75-88.
Senge, P. (1990). The Fifth Discipline. NY : Doubleday.
Turc, E. & Baumard, P. (2007). Can organizations really unlearn ? In McInerney, C. Day, R. (Eds). Rethinking Knowledge Management, pg 125-146.
Les auteurs :
Les co-auteurs de cet article sont des spécialistes dans la formation et le développement des voix de jeunes garçons et d’hommes.
Le Docteur Carol Beynon est le co-Directeur Artistique du Chœur d’enfants et d’hommes Amabile de Londres, au Canada ; il est Professeur Associé d’Education Musicale, et Vice-Doyen Associé des Etudes Supérieures et Post-doctorales à l’Université d’Ontario de l’ouest. E-mail : beynon@uwo.ca
Jennifer Beynon-Martinec est une spécialiste en technique vocale et un chef de chœur du chœur d’hommes à Boni Pueri, un professeur de musique à l’école internationale anglaise (English International School), et un membre du corps enseignant en pédagogie chorale et vocale à l’Université Charles à Prague. Elle est un ancien membre du Chœur Mondial des Jeunes (World Youth Choir). E-mail : beynon-martinec@bonipueri.cz
Jakub Martinec est assistant proviseur de Boni Pueri, l’école pour chœurs de garçons tchèque, et il est chef du chœur ambulant de Boni Pueri. Avec Boni Pueri, il a dirigé des concerts dans de nombreuses grandes salles du monde. E-mail : martinec@bonipueri.cz
Traduit de l’anglais par Pascale Isoleri, France