La Contenance Angloise — Première Partie

Pratiques Mélodiques et Harmoniques dans la Musique Vocale Anglaise de l’époque de Dunstaple à nos Jours

 

Par Graham Lack

 

Résumé

On dénomme « Contenance angloise » la période de la musique anglaise comprise entre 1420 et 1500, encore prisée pour l’émergence d’une polyphonie fluide et d’une volonté de consonance systématique. L’écriture vocale se distingue par un son plus suave que celui de la musique antérieure du Moyen Age, dû à une nouvelle liberté quant à des intervalles considérés auparavant dissonants, en particulier la tierce majeure. Le débat présenté ci-dessous concerne l’émergence de la proto-tonalité dans la musique anglaise du XVe siècle, « l’Age d’Or » de la musique anglaise au XVIe siècle, la « Second Renaissance » de Vaughan Williams et son école au début du XXe siècle, et pour finir, le développement et l’adoption de styles propres au madrigal et de nouveaux styles liturgiques par les compositeurs anglais de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle.

 

Les positions des premiers théoriciens de la musique à propos de la consonance et la dissonance

Pour les théoriciens de la musique des anciens temps, les seuls intervalles consonants étaient l’unisson, l’octave, la quarte et la quinte. Tous les autres intervalles étaient considérés dissonants, notion étrangère à nos oreilles contemporaines. Cette théorie, chose remarquable, resta en vigueur au Moyen Age, époque où l’on donna à ces intervalles « parfaits » un sens religieux. La perfection relevait du divin. Tout autre intervalle était donc « imparfait », en quelque sorte impur. Le concept de dissonance et de consonance s’est développé assez tôt, et c’est pourquoi la tierce et la sixte majeures (les intervalles mineurs ne faisaient pas encore partie de cette construction théorique) étaient traitées comme des sons dissonants. Pour cette même raison, la polyphonie primitive, ou « organum », ne jouait que sur les octaves parallèles, les quartes et quintes. De nos jours, bien sûr, les tierces et les sixtes sont « nos » intervalles les plus consonants.

Dans la théorie pythagoricienne, les intervalles consonants reposent sur de simples rapports numériques. L’activité des premiers pythagoriciens se situe au Ve siècle avant Jésus Christ. Ces rapports étaient limités aux plus simples qui n’utilisaient que les nombres entiers 1, 2, 3 et 4. L’octave est par exemple 2/1 et la quinte parfaite 4/3. Les intervalles comprenant des nombres entiers supérieurs à 4 étaient déclarés dissonants. La tierce majeure se rendait par 5/4, et la tierce mineure par 6/5. Des auteurs plus tardifs comme Gioseffo Zarlino (1517-1590) ont augmenté les rapports dans des œuvres comme Istitutioni harmoniche (1558), Dimostrationi harmoniche (1571) et Sopplimenti musicali (1588), étendant la consonance à de nouveaux intervalles. Les nombres entiers jusqu’à 6 et leurs inversions étaient autorisés. Tous les autres intervalles demeurèrent dissonants dans sa théorie. Le concept de Zarlino, la résolution des intervalles, est d’une égale importance. En effet, l’intervalle seul n’était pas perçu comme consonant ou dissonant, mais il prenait également en compte sa tendance à se résoudre comme un son ascendant ou descendant, en un autre intervalle qui recevait la même dénomination dans un système harmonique tenant désormais de la proto-tonalité. Des auteurs plus tardifs comme Hermann von Helmholtz (1821-1894) développèrent une théorie des intervalles fondée sur les séries harmoniques et conçurent une « théorie de la pulsation » (voir Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik, 1877, traduit par Alexander John Ellis sous ce titre : On the sensations of tone as a physiological basis for the theory of music (Sur les sensations du ton comme base physiologique de la théorie de la musique) et republié par Dover en 1954). Dans ce cas, les intervalles consonants manquent de pulsations perceptibles, ce qui signifie qu’une octave ou qu’une quinte parfaitement accordées n’a pas de pulsation audible. Carl Stumpf (1848-1936) proposa une réfutation convaincante de cette théorie en 1898 avec sa « théorie de la fusion » qui offre des avancées dans ce qui était alors un champ nouveau de la psycho-acoustique (voir ‘Konsonanz und Dissonanz’ in Beiträge zur Akustik und Musikwissenschaft, Vol. 1, 1883-1890).

 

Origine des appellations «contenance angloise » et « nouvel art » au XVe siècle

Les compositeurs anglais étaient à l’avant-garde de la pensée musicale européenne au XVe siècle. Leurs œuvres sont recherchées et beaucoup de compositions ne survivent que parmi les collections étrangères. On suit facilement le développement de la « contenance angloise » dans les changements stylistiques entre, disons, le Salve scema sanctitatis de John Dunstaple (env. 1390-1453) et une œuvre comme Stella celi de Walter Lambe (1450/51-1504+). On détient la preuve de contacts entre les compositeurs anglais et continentaux aux années 1420 et 1430. Le style mûr de la musique anglaise du milieu du XVe siècle signale les débuts du style international du commencement de la Renaissance que le théoricien Johannes Tinctoris (env. 1435-1511) dénomme en 1476 « art nouveau… dont la source et l’origine sont réputés être anglais, Dunstaple se signalant comme chef de file. » Dunstaple hérita le style faux bourdon caractérisé par des passages d’accords parallèles 6/3 et 6/4. Ces harmonies furent-elles « inventées » et autorisées avant les positions de base 5/3 ? Son « son suave » (Tinctoris), nous place en présence d’un nouveau langage musical comprenant pléthore de tierces et de sixtes, et qui, ceci est significatif, conduit à l’utilisation d’accords parfaits. Il s’agit de la proto-tonalité mentionnée ci-dessus.

Le Champion des dames, poème épique de Martin le Franc (env. 1410-1461) est une source littéraire intéressante. Le manuscrit comporte une jolie reproduction des deux grands compositeurs de l’époque, Guillaume Dufay ( ?1397-1474) et Gilles Binchois ( ?1400-1460). Le poète occupa les fonctions de secrétaire de l’anti-pape Félix V (1439-1449) et du pape Nicolas V (1447-1455). Il était en outre au service des ducs de Savoie, et fréquemment en recherche de parrainage auprès du duc de Bourgogne Philippe le Bon (1419-1467). Le Franc fait allusion à l’influence de Dunstaple sur Dufay et Binchois. Selon les termes de Martin le Franc, cette « contenance » anglaise (ou style) était par-dessus tout un son : « une nouvelle coutume de faire gambader la concordance… rendant le chant joyeux et remarquable. » Le son découlait de l’usage fréquent de tierces et de sixtes dans l’harmonie et d’une souplesse du rythme et de la mélodie nouvellement expressive —adoptée par Dufay et Binchois dans la formulation du style bourguignon qui est le véritable sujet du passage dans le poème de Franc.

Il serait cependant injuste d’attribuer à Dunstaple tout le mérite de la « contenance angloise ». Son antériorité doit être reconnue, mais plusieurs autres compositeurs méritent également d’être mentionnés : Benet, Bedyngham, Forest, Frye, Plummer, Pyamour et Leonel Power (1370 à 1385-1445). La musique de Walter Frye (Flandres 1450-env. 1475) ne subsiste que dans les collections continentales. Les manuscrits les plus importants sont ceux de la cour de Bourgogne. Frye était plus jeune que Dunstaple et resta présent sur le continent après le décès de son aîné en 1453, époque où l’influence anglaise déclinait peu à peu.

 

Exemple musical n°1 – John Dunstaple: Sancta Maria

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Le schéma ascendant du dessus de la première mesure, do-mi-fa-sol-la-sol dessine la tierce majeure au moyen de la quarte, avant d’atteindre la sixte puis de revenir à la quinte de la gamme. Trait mélodiquement typique et très vraisemblablement anglais de la musique de Dunstaple.
Le schéma ascendant du dessus de la première mesure, do-mi-fa-sol-la-sol dessine la tierce majeure au moyen de la quarte, avant d’atteindre la sixte puis de revenir à la quinte de la gamme. Trait mélodiquement typique et très vraisemblablement anglais de la musique de Dunstaple.

  

L’âge d’or de la musique anglaise : l’Ecole des Madrigaux du XVIe siècle

Du milieu du XVe siècle aux deux premières décennies du XVIe, L’Angleterre préféra une tradition insulaire comme ce fut le cas dans son histoire ultérieure. Une prédilection pour les intervalles consonants perdura jusqu’à une date avancée du siècle suivant : il existe un lien ininterrompu entre la musique de Dunstaple et Frye, et celle de Weelkes et Wilbye. The Eton Choirbook (compilé entre 1500 et 1505) est une source importante nous provenant de cette période. Elle conserve un répertoire extraordinaire de polyphonie distinguée par des mélismes ascendants et un style faisant un large appel à la consonance. La musique séculaire anglaise n’innove réellement qu’à la fin du XVIe avec le développement du madrigal anglais. Les caractéristiques italianisantes de cette forme sont immédiatement perceptibles et remplacent le style antérieur de la petite musique séculaire survivant chez les compositeurs du début de la période Tudor comme Robert Faryfax (1464-1521).

On doit à l’Italien Alfonso Ferrabosco ‘l’Aîné’ (1543-1588), employé à Londres dans les années 1560 et 1570 à la cour de la reine Elizabeth l’élan soudain donné à la composition de madrigaux en Angleterre . Ses œuvres plurent, incitant les compositeurs natifs à les imiter. Mais des recueils comme celui de Nicholas Yonge Musica transalpina de 1588 et le second volume de 1597 comportant des « Italian Madrigalls Englished » eurent aussi une grande influence. On y trouve Thomas Morley (1557/8-1602), Thomas Weelkes (1576-1623) et John Wilbye (1574-1638). Morley mit en musique la poésie de Shakespeare. Aucune autre mélodie construite sur la poésie de Shakespeare n’a survécu. Son style mélodique est encore apprécié de nos jours. Wilbye ne produisit qu’un petit corpus d’œuvres. Ses madrigaux sont particuliers avec leur expressivité due à un chromatisme étendu à ne pas confondre avec le style italien. Weelkes écrivit aussi une musique très chromatique dans un style véritablement italien.

L’émergence du madrigal est caractéristique de la Renaissance en général et de la musique italienne en particulier. Cette forme épousait les paroles de près, et la poésie était majoritairement pétrarquiste. De fait, le madrigal italien restait au plus près des mots : on aperçoit un sentier menant à un solo déclamatoire à l’opéra éventuellement. Dans les mains des compositeurs anglais, le madrigal enrichissait les mots et se laissait même aller à quelque broderie mais demeurait une forme musicalement déterminée. Les mélodies étaient imprégnées de chant polyphonique originel, et moins dépendantes de la stricte imitation contrapuntique. Les Anglais montraient une fois de plus leur goût pour la mélodie native tout en reconnaissant la suprématie du madrigal italien. Il en découla une nouvelle forme fusionnelle avec l’Air anglais et des parties chantées solo délibérément mélodiques et accompagnées d’instruments. Le madrigal anglais n’était donc ni complètement anglais ni totalement italien. Il résultait, il en va souvent ainsi, d’un croisement fécond. Cette période complexe a produit beaucoup de belle musique. Le genre du madrigal léger florissant en Italie aux années 1580 fut très vite extrêment prisé en Angleterre —même si (eu égard à l’importance de la production) le madrigal fut moins répandu dans ce pays.

La popularité des traductions de madrigaux italiens, associée aux évolutions de la poésie anglaise attestées par les sonnets d’Edmund Spenser et Philip Sidney, encouragea les compositeurs anglais à écrire des madrigaux en langue anglaise. Ces chants sont généralement d’un ton léger. Les textes sont principalement pastoraux et galants, ou les deux mêlés, et sont mis en une musique faisant place aussi bien à de brefs moments imitatifs qu’à l’ajout de beaucoup d’homophonie. Le point culminant de ce mouvement est sûrement l’œuvre de Thomas Morley dont le style léger et alerte fut repris par d’autres compositeurs anglais. Morley publia en 1601 The Triumphes of Oriana, une anthologie de madrigaux de compositeurs anglais en honneur à la cour d’Elizabeth. Le madrigal italien plus grave de la fin du XVIe siècle n’eut guère d’influence en Angleterre, même si quelques compositeurs, en particulier Weelkes, Wilbye et Ward, promurent ce style en mettant en musique des textes plus sombres et en usant de chromatismes et de dissonances. Le recueil rassemblé en 1632 par Walter Porter (env. 1588-1659), Madrigals and Ayres, évoque le style concertant du Madrigal à la façon de Monteverdi, en particulier avec des solos ou des duos virtuoses et basse continue. A cette époque, cependant, le madrigal fut remplacé en Angleterre par les « Airs » et chants accompagnés au luth natifs.

En matière de style mélodique et harmonique, il existait une dichotomie dans l’esprit de bien des compositeurs anglais : une marchandise importée comme le madrigal italien était à portée de main, mais il y avait également un attrait inné pour les airs simples à verser au crédit de la chanson populaire anglaise. La tradition locale héritée du chant polyphonique est restée indépendante jusqu’à la fin du XVIe siècle, fidèle à elle-même, et se libéra de la musique à l’italienne. Le langage mélodique de In Goinge to my naked bedde de Richard Edwards (1524-1566) montre une influence continentale mais repose davantage sur les acquis de la chanson anglaise, pour preuve une structuration délibérément fondée sur les accords parfaits. The doubtfull state that I posses de Thomas Wythorne (1528-1596) quant à lui ressemble rythmiquement à une adaptation d’une villanella alla napolitana, mais est également enraciné dans le style de la chanson populaire anglaise. William Byrd (1543-1623) résista lui aussi à l’influence italienne. De ses Songs of Sundrie Natures (1589) à sa dernière composition, Psalmes, Songs, and Sonnets (1611), il conserve un style plus flamand qu’italien, cultive un contrepoint savant et, à l’occasion, habille les textes choisis d’un langage harmonique très grave. Il évite, c’est typique, de colorier les mots à l’italienne. Come wofull Orpheus conserve un fort moule natif, même si de temps à autre un vers comme “sowrest sharps and uncouth flats” est chromatiquement aberrant.

Quelle que soit la méthode, donc, le madrigal anglais demeura une activité peu ésotérique et affirma son caractère populaire. Il ne subsiste aucune preuve de l’existence de chanteurs de madrigaux professionnels servant des familles nobles comme ce fut le cas en Italie. L’ascension d’une nouvelle noblesse et d’une véritable bourgeoisie exigeait de la musique en cercle privé. Et alors qu’un compositeur italien était très certainement attiré vers la littérature et le théâtre, un Anglais se préoccupait plus probablement de la musique elle-même, une harmonie diatonique simple colorant la ligne mélodique de sa façon subtile tout en économisant les chromatismes propres à une structure tonale sûre. La musique anglaise montre le plus souvent une tendance au chant où toutes les voix restent d’égale importance à l’intérieur d’un tissu polyphonique. Quoique la première voix porte le chant, dans beaucoup d’œuvres de cette période, cette prédominance est encore et toujours contrariée par les autres voix qui demeurent chantantes, au moins jusqu’à un certain point. Comme toujours, il est impossible de séparer complètement l’intention mélodique du contexte harmonique, même dans le cas d’une conception tonale beaucoup plus claire —la musique de Thomas Morley en offre un exemple signalé—, typique de l’école anglaise de cette époque. La proto-tonalité de la fin du Moyen Age et du début de la Renaissance avait évolué vers une tonalité qu’il est possible de décrire comme fonctionnelle : la partie de basse en est très révélatrice. Dans Shoote false love de Morley, les cadences tombent sur la dominante et, dans le cinquième vers du poème, sur la dominante de la dominante. Cette sûreté du style harmonique est assurément caractéristique de la musique anglaise de la fin du XVIe siècle. Cette prédominance de l’harmonie est la marque du style anglais alors que le pays se tourne vers le continent, lui aussi entièrement tourné vers le progrès.

 

Exemple musical n°2 – Thomas Tallis: If ye love me

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Remarquez dans la mesure 19 l’accord parfait majeur descendant qui se produit entre le ténor, l’alto et la basse en imitation au texte « e’en the spirit of truth ». Moment harmonieux digne d’un carillon qui unit la polyphonie et l’homophonie.
Remarquez dans la mesure 19 l’accord parfait majeur descendant qui se produit entre le ténor, l’alto et la basse en imitation au texte « e’en the spirit of truth ». Moment harmonieux digne d’un carillon qui unit la polyphonie et l’homophonie.

 

La seconde renaissance de la musique anglaise

L’auteur ne surprendra personne si, écrivant à Munich, il rappelle cette phrase infâmante du chercheur allemand Oskar Adolf Hermann Schmitz : « Das Land ohne Musik » (Le Pays dépourvu de musique). Tel est le titre d’un livre publié en 1904 dans la capitale bavaroise, ouvrage quelque peu anti-britannique dans lequel il accusait les Anglais de manquer de « culture ». Ses sentiments remontaient au moins aux critiques Carl Engel et Georg Weerth, et peut-être même Friedrich Engels. Mais ce fut Carl Engel, anthropologue de la musique alors établi en Angleterre, qui prétendit dans son étude de 1866 sur la musique nationale que « les Anglais sont la seule société civilisée dépourvue de sa propre musique. » Cette incursion dans l’histoire culturelle permet à l’auteur de sauter commodément quelque 300 ans, nouvel âge de ténèbres, si on veut, pendant lequel ‘nous’ n’avons guère produit d’œuvre remarquable —sans oublier Henry Purcell et Georg Friedrich Händel, le compositeur ‘anglais’ le plus célèbre du XVIIIe siècle.

Qu’est-ce qui donne à la musique anglaise sa quintessence anglaise ? Les Anglais eux-mêmes n’en avaient pas idée jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce qui permit aux étrangers de prendre une place si importante dans la vie musicale anglaise —au point d’être vite considérés comme « britanniques ». George Frideric Handel (ainsi se nomma-t-il lui-même) passa une grande partie de sa vie en Angleterre et passe encore pour beaucoup comme le représentant de la musique anglaise par excellence. Dès 1890, George Grove en donne une explication étrange dans la première édition de son livre Dictionary of Music and Musicians : « Il y a quelque chose d’expressément Anglais dans la personne de Handel. Sa taille, son gros appétit, son écriture ample, son tempérament dominateur, son humour et son sens des affaires sont autant de nos caractéristiques. » Quant aux oratorios de Felix Mendelssohn Bartholdy, des cyniques pourraient prétendre qu’ils ont été écrits expressément pour donner aux nombreuses chorales anglaises de quoi occuper leur temps.

Quoi qu’il en soit, ce sont les compositions de Ralph Vaughan Williams (1872-1958) et Gustav Holst (1874-1934) qui incarnent une Renaissance de la musique anglaise au tournant du XXe siècle. Ce mouvement connu sous divers noms, ‘Nouvelle Renaissance’ ou ‘Seconde Renaissance’ de la musique anglaise, fusionna la chanson populaire, les hymnes, la polyphonie vocale et la musique religieuse de l’ère élisabéthaine tout en utilisant les formes et styles déjà abondamment explorés par Bach et Handel. Pour Vaughan Williams comme pour Holst, les grandes sources de musique religieuse Tudor, comme le Cantiones Sacrae que Tallis et Byrd publièrent en 1588, étaient aussi importantes que le madrigal profane (le parti pris de l’auteur étant de limiter la présente discussion à la seule musique profane). RVW, on le dénomme encore ainsi affectueusement, a écrit de la musique chorale sur laquelle la génération suivante, comprenant des personnages majeurs comme Benjamin Britten et William Walton, s’est fondée

Vaughan Williams est resté le chef de file de la musique anglaise pendant plus d’un demi siècle. Tout comme William Byrd avant lui avait largement laissé de côté ce qui paraissait excessif dans le madrigal italien, il demeura insensible aux bouleversements décrétés par la Seconde Ecole Viennoise. Il resta fidèle à la tonalité. Confronté à l’industrialisation croissante de l’Angleterre, il se mit à recueillir les chansons populaires et folkloriques traditionnelles qu’il inserra dans ses propres œuvres. RVW s’inspira d’une tradition profondément enracinée : l’amour du pays pour la chanson populaire. Il fut grandement influencé par Cecil Sharp (qui se consacra à la collecte de ces œuvres-là) pour qui on devait « être contre ou bien pour la chanson populaire, et je me plaçais nettement du côté des partisans » : ainsi parlait Vaughan Williams en utilisant ce commentaire dans son célèbre article de 1912 ‘Who wants the British composer ?’ (‘Qui veut du compositeur britannique ?’). Ainsi la musique anglaise puisa-t-elle de nouveau en elle-même alors que la ‘Nouvelle Musique’ prenait d’autres directions en Europe : les innovations s’y succédaient, laissant les auditeurs incapables de les comprendre dans l’immédiat.

La Seconde Renaissance Musicale anglaise trouva un fort écho à l’époque dans la presse nationale et la critique musicale, en particulier au moment où la première guerre mondiale éclata. Cela nous renvoie au rôle du journalisme dans l’histoire de la réception de la musique. Le terme ‘Renaissance’ dans ce nouveau contexte musical anglais fut utilisé pour la première fois en septembre 1882 par Joseph Bennett, le directeur de la critique du Daily Telegraph, dans son compte rendu de la création de la symphonie N° 1 en Sol de Hubert Parry. Beaucoup considèrent cette œuvre comme un tournant de la musique anglaise.

En général, les critiques s’alignaient d’un côté ou de l’autre du grand débat musical européen : d’un côté ceux qui partageaient l’avis de Brahms et Schumann, et de l’autre ceux qui soutenaient les versions anglaises de ce langage classique germanique qui consistait en un idiome musical très dilué, comme l’ont d’ailleurs perpétué les chefs de file de l’école nationaliste moins doués que Vaughan Williams. La musique de Wagner n’avait pas d’avenir, disait-on. L’avenir appartenait à la main sûre de Charles Hubert Parry (1848-1918) et Charles Villiers Stanford (1852-1924), tous deux enseignants aux conservatoires de Londres. La nouvelle Renaissance anglaise allait se construire sur les fondations de cette coterie. Des compositeurs comme Walford Davies, Coleridge-Taylor, Mackenzie et Somerwell étaient les bienvenus ; tandis que Delius, Bantock, Cowen, Sullivan, Elgar et Broughton étaient rejetés au motif de n’ « être pas très britanniques ».  Pareil débat resta vain et fut éclipsé par le triomphe d’Edward Elgar (1857-1934) au cours de la première décennie de l’ère Edwardienne. Pour sûr, les routes qu’emprunte la musique ne dépendent pas d’une seule œuvre, mais que le chef allemand Julius Buths ait assisté en 1900 à la première, à Birmingham, de Dream of Gerontius dirigée par Hans Richter fut un événement heureux. Cette première exécution de ce qui allait devenir une œuvre majeure du répertoire anglais fut un désastre. Le chœur était fort mal préparé, mais Buths perçut la valeur de la partition. Il fut apparemment impressionné par l’explosion du chœur sur les mots « Gloire au Très Saint dans les Cieux » et dirigea le morceau un an plus tard à Düsseldorf en présence du compositeur. Le co-directeur de Buths était Richard Strauss qui fut très impressionné par l’œuvre, remarquant lors du banquet final « Je bois au succès du premier musicien anglais progressiste, Maître Elgar. » D’authentiques félicitations de la part du « pays de la musique » (‘Land der Musik’) pour le « pays dépourvu de musique » (‘Land ohne Musik’).

Les chefs de chœur du monde entier devraient explorer le morceau expressif de Parry, Lord let me know mine end (Seigneur fais- moi connaître ma fin), avec ses forts accents et ses crescendos romantiques, et (autre œuvre significative) les Three Latin Motets de Stanford. Ces deux œuvres sont en huit parties. Mater ora filium de Arnold Bax (1883-1953) est quant à elle l’œuvre d’un génie, une tentative exemplaire d’écriture pour double chœur. C’est une musique perçue comme plus difficile qu’elle n’est, ce que beaucoup de chefs limités en termes de répétitions apprécieront. Beaucoup d’autres hymnes dans la même veine forment encore la base du répertoire choral anglican. L’écriture tonale de la musique chorale anglaise de la fin du XIXe et du début du XXe siècles est très influencée par Brahms. Un autre morceau de qualité est Valiant for truth (Désireux de vérité) de Vaughan Williams lui-même à partir d’une texte extraordinairement fort de John Bunyan. Il existe aussi d’autres belles compositions a cappella de Gustav Holst. L’auteur espère que ces lignes éveilleront l’envie des personnes chargées de programmer les prestations d’une chorale. Mais avant de s’embarquer dans cette quête il est utile de se procurer (on le trouve aujourd’hui chez Amazon) un excellent livre de Frank Howes : The English Music Renaissance (Secker et Warburg/New York : Stein and Day, 1966). L’auteur de ces lignes affirme que RVW aussi bien que Holst ont admis l’influence de la chanson populaire. Le répertoire des hymnes anglais joue aussi un rôle majeur chez Vaughan Williams qui édita The English Hymnal. Holst pour sa part fit chanter à ses chœurs les madrigaux de Weelkes, répertoire pionnier négligé à l’aube du XXe siècle.

 

Exemple musical n° 3 – Ralph Vaughan Williams

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Démonstration de la façon d’adapter une chanson populaire et de dépasser sa forme strophique. A cet endroit, l’air original présente une noire pointée plutôt ampoulée, croche et noire, sur ‘flowing’, mais RVW propose un meilleur mariage entre le texte et la musique en plaçant sur le mot des mélismes qui coulent littéralement.
Démonstration de la façon d’adapter une chanson populaire et de dépasser sa forme strophique. A cet endroit, l’air original présente une noire pointée plutôt ampoulée, croche et noire, sur ‘flowing’, mais RVW propose un meilleur mariage entre le texte et la musique en plaçant sur le mot des mélismes qui coulent littéralement.

 

(Reproduced from “Five English Folksongs” by kind permission of Stainer & Bell Ltd.)

 

 

graham-lackGraham Lack a étudié la composition et la musicologie à Goldsmiths’ College et King’s College, université de Londres (Licence de Musique avec mention, Maîtrise), la pédagogie de la musique à l’université de Chichester (Certificat d’Etat) et s’est installé en Allemagne en 1982 (Université Technique de Berlin, Doctorat). Il a occupé un poste d’assistant en Musique à l’Université du Maryland, présidé les symposiums ‘Musique Finlandaise Contemporaine’ (Université d’Oxford, 1999) et le ‘Premier Symposium International des Instituts de Compositeurs (Institut Goethe, 2000). Il est contributeur au Groves Dictionary et à Tempo. Ses œuvres a cappella comprennent Sanctus (Queens’ College, Cambridge), Two Madrigals for High Summer, Hermes of the Ways (Acedémie Damkören Lyran), et une série pour The King’s Singers, Estraines, enregistrée chez Signum. Le Chœur Philharmonique de Munich a commandé Petersiliensommer, et Le Chœur Bach de Munich Gloria (pour chœur, orgue et harpe). The Legend of Saint Wite (SSA, quatuor à cordes) remporta le concours de la BBC en 2008. Refugium (chœur, orgue et percussions) a été créé par le Trinity Boys Choir à Londres en 2009. Les œuvres récentes comprennent Wondrous Machine pour le multi-percussionniste Martin Grubinger, Five Inscapes pour orchestre de chambre et Nine Moons Dark pour grand orchestre. Sont en projet un concerto pour piano pour Dejan Lazić, The Windhover (violon et orchestre) pour Benjamin Schmid, The Pencil of Nature (musica viva), A Sphere of Ether (Young Voices of Colorado) et une cantate The Angel of the East. Membre correspondent de l’Institut d’Etudes Musicales Avancées du King’s College de Londres, participant régulier aux conférences de l’ACDA. Editeurs : Musikverlag Hayo, Cantus Quercus Press. E-mail: graham.lack@t-online.de