La Manière Anglaise - Deuxième Partie
Pratique Mélodique et Harmonique dans la Musique Vocale Anglaise de l’Époque de Dunstaple à nos Jours
Par Graham Lack
Benjamin Britten
Benjamin Britten (1913-1976) occupe une place si importante dans la musique anglaise du XXe siècle qu’il est impossible d’en écrire dans un seul livre, même limité à sa production chorale. Certains s’y sont employés (voir Kenneth G. Boos: The Study of the Relationship between Text and Music in Five Selected Choral Works of Benjamin Britten, DMA, University of Miami, 1986). Britten jouit d’une réputation internationale acquise, au dire de nombreux commentateurs, dès la création de son opéra Peter Grimes à Sadler’s Wells en juin 1945. Tandis que sa musique reste enracinée dans les traditions britanniques ancienne (il a publié un livre d’arrangements de chansons populaires cette même année), elle se tourna très tôt vers les influences continentales. La réception immédiate de sa musique à l’étranger fut même plus enthousiaste que de celle d’Elgar et s’établit plus durablement. Pour la première fois, la Grande Bretagne avait produit un compositeur qui allait cultiver assidûment un langage musical accepté internationalement et avec lequel d’autres auditeurs pouvaient facilement s’identifier. L’affinité de Britten avec un compositeur britannique antérieur—Henry Purcell que nous avons brusquement laissé de côté en sautant au-dessus trois siècles de musique — est aussi significative. Britten partageait le même désir d’éclectisme et prépara, de même que Peter Pears, une nouvelle édition de ce grand compositeur de chansons, expliquant ses procédés éditoriaux dans son essai « La réalisation du continuo dans les chants de Purcell » (dans Henry Purcell: Essays on his Music, ed. Imogen Holst, OUP, 1959).
Pour en revenir à la préoccupation de Britten pour la chanson populaire native et la « manière anglaise », examinons, les années 1939-1942, période de son exil américain. Il se tourne pour la première fois vers la chanson populaire des Iles Britanniques, produisant des arrangements pour ténor et piano ensuite publiés comme le premier de six volumes. Vaugham Williams l’avait précédé, traitant ces sources populaires avec une révérence exagérée à l’origine de paysages musicaux nostalgiques. Mais Britten dépasse de loin les simples arrangements, et chaque chant est intégralement retravaillé. « The Salley Gardens » et le célèbre « O Waly, Waly » se signalent particulièrement. Les airs purement anglais demeurent intacts tout en prenant une allure distinctement contemporaine. La technique de composition de Britten lui autorise une plus grande prise de risque, et son style harmonique plus audacieux affiche une violence sous-jacente que les originaux masquent plus subtilement. La partie de piano montre une voix si originale que les structures fondées sur les accords parfaits « simples » deviennent complètement étrangères.
Dans sa musique chorale et vocale, Britten utilise aussi ces « îles tonales » — les habituels accords parfaits saisis comme une partie du langage musical tel qu’il a évolué au cours des siècles. Son vocabulaire harmonique n’appartient qu’à lui tout en étant indubitablement de notre temps. Un accord parfait garde ses racines sous sa plume, mais est original : telle qu’évoquée par Britten, une tonalité majeure pure a un son qui n’appartient qu’à lui. La musique de Britten est « tonale mais évasive », comme Mervyn Cooke le dit si justement dans The Cambridge Companion to Benjamin Britten (CUP, 1999). Dans un mouvement autonome tel que « Villes », qui apparaît juste après la fanfare à l’ouverture de Les Illuminations, la voix soliste est dotée d’un « air » tout entier d’arpèges sur un accord majeur.
L’auteur sait à quel point beaucoup de chefs de chœur de l’IFCM sont familiers des œuvres chorales de Britten tels que Hymn to Saint Cecilia, A Ceremony of Carols, Rejoice in the Lamb, A Hymn to the Virgin et la Missa Brevis. Il souhaite plaider la cause d’une œuvre probablement moins dans leur ligne de mire : AMDG (Ad majorem Dei gloriam, ‘To the greater glory of God’) qui date de 1939, l’année de son arrivée aux Etats-Unis. C’est le point de départ d’une période richement créative, mais abandonnée, pour des raisons partiellement inexpliquées à l’époque. (En l’occurrence, la douane étasunienne lui interdit d’introduire plusieurs manuscrits, peut-être soupçonnés d’être un code secret, et, jusqu’à 1976, AMDG resta dans la famille du Dr. Meyer, les hôtes américains du compositeur. Diverses œuvres, y compris la suite en question, revinrent au British Museum.) Elle ne fut publiée qu’en 1989. Michael Marcades, dont la thèse (Texas Tech University School of Music, May, 1999) était consacrée à AMDG, en est un ardent défenseur.
Les chants de AMDG écrits pour des solistes intervenant seul à seul a cappella sont extrêmement exigeants pour les interprètes en terme de tessiture, de timbre et de fidélité au texte. Si on devait cataloguer tous les arrangements choraux inventés par Britten, AMDG pourrait bien être la solution. Les poèmes de Gerard Manley Hopkins sont aussi abscons qu’à l’habitude, le poète prenant pour titre la devise de l’ordre jésuite où il entra dans sa jeunesse. Ces textes, envolées rhétoriques de l’imagination, parlèrent immédiatement au jeune Britten. Dans ‘God’s Grandeur’, la réponse du compositeur est une véritable cascade d’harmonie ; dans ‘Rosa mystica’, l’état d’esprit est opiniâtre ; quant au sentiment de culpabilité inculqué par ‘O Deus, ego amo te’, Britten y mêle mots et musique dans un récitatif à couper le souffle ; enfin, ‘Heaven-haven’ offre une sérénité jusqu’alors absente, un espace nécessaire de repos spirituel.
Nous ne prendrons qu’un court exemple du style harmonique de AMDG : dans le second mouvement, ‘Rosa mystica’, une pédale sur le « la » montre au début des implications rythmiques fortes avant de devenir un ostinato. Au-dessus et au-dessous de ce « la », Britten trace des tierces majeures élémentaires et des accords de septième. Ce faisant, il retourne au style faux-bourdon d’autrefois sur lequel Dunstaple s’appuya avec un mouvement parallèle dans les voix du dessus. Mais Britten retient ici un état d’esprit moderniste. Tout ensemble affrontant cette suite doit certainement commencer par « entendre intégralement » les implications harmoniques complexes.
La Musique Britannique Contemporaine
Il existe suffisamment de compositeurs contemporains pour justifier un article séparé. Nous n’en distinguerons que deux : Nicholas Maw (1935-2009) et Giles Swayne (*1946).
Nicholas Maw fut un compositeur Romantique qui adopta le modernisme et se rendit compte qu’il était encore possible d’explorer une nouvelle palette tonale dans le contexte d’un langage musical « traditionnel ». L’Europe musicale des années cinquante tenait d’un champ de bataille sur lequel les groupes progressistes et conservateurs propageaient et protégeaient leurs diverses idéologies. Bien après que les factions se sont tues, Maw enrichit le langage de Boulez d’un romantisme qu’on ne trouve que chez Richard Strauss avant lui. Des œuvres comme Three Hymns sur des textes de poètes du XVIIe siècle, et un petit joyau, One foot in Eden still, I stand qui met en musique un poème d’Edwin Muir, font parfois mentir les racines sérielles du compositeur, mais demeurent franchement lyriques. « La musique doit être capable de chanter », comme le disait souvent Maw. Comme Britten, son harmonie exploite la tension tonale d’une façon originale.
Les œuvres chorales de Giles Swayne reposent sur une écriture vocale fragmentaire, mais même les moments de forte dissonance (où les rapports harmoniques entre les voix principales sont les plus tendus possible) il s’efforce d’atteindre un style généralement consonant. C’est là que l’on aperçoit la longue lignée de compositeurs de Dunstaple, passant par Tallis et Byrd, jusqu’à Britten — et donc jusqu’à ces compositeurs contemporains. Swayne ne s’est jamais aligné sur l’avant-garde ni le minimalisme. Beaucoup d’œuvres plus amples méritent examen, y compris le retentissant thrène La Terre silencieuse et une vigoureuse mise en musique de The Tiger ; mais il y a également des œuvres plus courtes, telle Magnificat et Missa Tiburtina, toutes deux restées populaires, au moins en Grande Bretagne. Il est certain que le visage de la musique britannique resta tourné vers l’Europe du milieu à la fin du XXe siècle et au-delà.
Du Côté de la Quenouille : Les Compositrices Britanniques des XXe et XXIe Siècles
L’art est la vitrine de toute société, et apprendre combien de femmes ont eu une carrière de compositeur en Grande Bretagne aux XXe et XXIe siècles surprendra peut-être le lecteur. Sur cette île « régalienne » le réseau masculin a été infiltré par nombre de compositeurs en jupon. Pour ne citer que quelques noms : Elizabeth Poston (1905-1987), Elizabeth Lutyens (1906-1983), Elizabeth Maconchy (1907-1994), Thea Musgrave (*1928), Nicola LaFanu (*1947), Judith Weir (*1954) et Rebecca Saunders (*1967).
Pendant les années 1990, le monde académique s’est peu à peu ouvert à de nouvelles disciplines (par exemple le genre et la féminité), et la musicologie historique et systémique reflétèrent rapidement ces changements. Et si certains dans les conservatoires et les universités trouvèrent alors ce mouvement un rien radical pour leur goût, il perdit rapidement toute posture d’opposition. Il devint ainsi moins sujet aux quolibets prétendant dire quelle devait être la couleur de la musique.
L’Allemagne est de nos jours beaucoup moins ouverte aux musiciennes allemandes, peut-être parce que le marché allemand est dominé par les compositrices russes comme Galina Ustvolskaya (1919-2006), Sofia Gubaidulina (*1931), les Roumaines Violeta Dinescu (*1953) et Adriana Hölszky (*1953). Mais Rebecca Saunders fait son chemin. Melanie Unseld, spécialiste des études de genre et professeure d’histoire culturelle de la musique à l’Université Carl von Ossietzky, Oldenburg, pense que beaucoup d’institutions européennes vivent encore au XIXe siècle et qu’il faudra du temps avant que la composition soit envisagée comme un travail féminin, comme c’est le cas, fort heureusement, dans beaucoup de cultures musicales asiatiques.
Mais pour en revenir à la « manière anglaise », regardons Jesus Christ the Apple Tree de Elizabeth Poston. Sa mise en musique simple d’un poème mystique d’un auteur inconnu de Nouvelle Angleterre (extrait de Divine Hymns or Spiritual Songs de Joshua Smith, 1784) est peut être connue de quelques uns. Moulé dans la « clé de base » de la musique, Do majeur, Poston a composé un chant d’allégresse sans avoir recours à la moindre altération. Le résultat pourrait passer pour un chant populaire, et c’est exactement ce qu’il est.
A l’intention des chefs de choeur qui ne connaissent pas encore Two Human Hymns (1995) de Judith Weir, voici des morceaux regorgeant d’invention mélodique à l’intérieur d’un champ harmonique étrangement restreint. Ces mises en musique pour chœur à six pieds et orgue de deux poèmes anglais du XVIIe siècle, de George Herbert et Henry King, tirent leur effet mélodique de formes chantées simples. L’accueil qu’elles reçoivent s’améliore, et ces merveilleuses créations ont vite traversé l’océan : 2011 verra ce qui sera probablement leur création aux Etats-Unis, donnée par un chef prévoyant, Grant Gershon et son Los Angeles Master Chorale.
Troisième Renaissance : La Nouvelle Spiritualité
A quoi la musique anglaise ressemble-t-elle à présent ? Vers quoi va-t-elle se tourner ? Vers elle-même ou, contrairement aux périodes antérieures, vers l’extérieur ? Une tradition insulaire est maintenue et beaucoup d’institutions importantes continuent de commander de la musique chorale : King’s College, Queens’ College et Clare College à Cambridge; John’s College à Oxford; la cathédrale de Westminster, Westminster Abbey, et la cathédrale de Saint Paul’s à London; et les cathédrales de Winchester, Salisbury, Worcester et Hereford par exemple. Mais beaucoup d’œuvres semblent « hymniques, à l’ancienne » (pour fabriquer un néologisme) et restent de la musique de circonstance au mieux, ou de la musique bâclée au pire. Car bien des jeunes compositeurs anglais répondent « présent » pour les hymnes à l’anglaise, tels que connus et appréciés. Quelques compositeurs ont cependant cherché l’inspiration au-delà de ces rivages et développé un style de musique d’église plus original leur valant ensuite un renom international.
Sir John Tavener (*1944), demeure à juste titre bien connu pour sa mise en musique (à quatre voix sans accompagnement) de The Lamb de William Blake. Comme le chant d’allégresse de Poston, celui-ci est fort bien venu dans les programmes choraux de Noël. L’influence du compositeur estonien Arvo Pärt (*1935) ne se fait pas encore sentir. Ces dernières années, Taverner a absorbé entièrement les éléments superficiels du genre tintamarre de Pärt, et son langage musical suit son propre chemin. Sa musique n’est pas une simple manifestation du simple « minimalisme sanctifié », comme le disent ses détracteurs. Elle est sincère et provient, cela est sûr, du fond du cœur.
Ivan Moody (*1964), prêtre ordonné de l’église orthodoxe russe, est une autre figure intéressante qui étudia avec John Taverner et dont la musique chorale a été bien reçue dans le monde. A présent bien établi en tant que compositeur ne devant rien à personne, il a reçu des commandes de beaucoup d’ensembles reconnus, y compris (ce qu’il y a de mieux) dans le style a cappella par les King’s Singers pour lesquels il a écrit Canti della Rosa (2008). Il a terminé son Canticum Canticorum IV (2010) pour l’ensemble Seattle Pro Musica, son Hymn to St Nicholas (2009) pour le Festival KotorArt du Montenegro, et pour Lumen Valo une mise en musique SSAATTBB, en anglais, de textes extraits des vêpres orthodoxes de la nativité intitulé Led by the Light (2008). Moody déclara, dans une conversation privée, qu’il ne « s’efforçait pas d’écrire de la musique anglaise, bien que beaucoup y voient un caractère anglais », et ajouta : « mon goût pour la tradition chorale de la musique anglaise à ses débuts apporte dans mes propres compositions l’euphonie propre à la tradition britannique remontant à Dunstaple et Frye. » Si les œuvres de Moody ne s’inscrivent pas dans un mouvement que nous proposons d’appeler troisième renaissance, alors elles sont la preuve tangible d’une nouvelle spiritualité dans la musique britannique contemporaine.
Edi beo thu hevene quene (2006) – SSAATTBB – Text: Mediaeval English
(Click on the images to download the full score)
(Reprinted by kind permission ofVanderbeek & Imrie Ltd.)
Graham Lack étudia la composition et la musicologie à Goldsmith College et King’s College, université de Londres (Licence de Musique avec mention, Maîtrise), la pédagogie de la musique à l’université de Chichester (Certificat d’Etat) et s’installa en Allemagne en 1982 (Université Technique de Berlin, Doctorat). Il a occupé un poste d’assistant en Musique à l’Université du Maryland, présidé les symposiums ‘Musique Finlandaise Contemporaine’ (Université d’Oxford, 1999) et le ‘Premier Symposium International des Instituts de Compositeurs (Institut Goethe, 2000). Il est contributeur au Groves Dictionary et à Tempo. Ses œuvres a cappella comprennent Sanctus (Queen’s College, Cambridge), Two Madrigals for High Summer, Hermes of the Ways (Acedémie Damkören Lyran), et une série pour The King’s Singers, Estraines, enregistrée chez Signum. Le Chœur Philharmonique de Munich a commandé Petersiliensommer, et Le Chœur Bach de Munich Gloria (pour chœur, orgue et harpe). The Legend of Saint Wite (SSA, quatuor à cordes) remporta le concours de la BBC en 2008. Refugium (chœur, orgue et percussions) a été créé par le Trinity Boys Choir à Londres en 2009. Les œuvres récentes comprennent Wondrous Machine pour le multi-percussionniste Martin Grubinger, Five Inscapes pour orchestre de chambre et Nine Moons Dark pour grand orchestre. Sont en projet un concerto pour piano pour Dejan Lazić, The Windhover (violon et orchestre) pour Benjamin Schmid, The Pencil of Nature (musica viva), Winter Exile (Young Voices of Colorado) et une cantate The Angel of the East. Membre correspondent de l’Institut d’Etudes Musicales Avancées du King’s College de Londres, participant régulier aux conférences de l’ACDA. Editeurs : Musikverlag Hayo, Cantus Quercus Press. E-mail: graham.lack@t-online.de
Traduit de l’anglais par Claude Julien (France)