Voix de Fausset, Castrats et Sopranos…
Plusieurs Timbres pour un Même Ambitus
Par Andrea Angelini, Rédacteur en chef de l‘ICB et chef de chœur
La technique de voix de fausset a joué un rôle essentiel dans la musique polyphonique ancienne, puisqu’elle est apparue bien avant qu’elle n’ait fait l’objet d’une description dans des traités formels ou qu’elle n’ait fait l’objet de représentations musicales à la Renaissance. Dès le XIIIème siècle, Jérôme de Moravie[1], dans son Discantus position vulgaris, mentionne trois types de registres vocaux : « vox pectoris » (registre de coffre), « vox guttoris » (registre de gorge) et « vox capitis » (registre de tête). Jusqu’au XIXème siècle, tout ce qui portait le nom de « vox capitis » (connu plus tard sous le nom de « voce di testa ») pouvait être attribué à la technique de fausset. A la fin du Moyen Age, la conscience des différents registres vocaux a connu un essor en raison de l’élargissement de la tessiture dans diverses lignes mélodiques. Il convient de rappeler que les chœurs d’église étaient exclusivement masculins, et que ceci a généré un certain nombre de difficultés liées à l’emploi de la voix masculine en dehors de sa gamme naturelle. L’attribution des voix de soprano à des garçons dans les morceaux les plus aigus était déjà mentionnée au IXème siècle, lorsque l’auteur du Scolica Enchiriadis affirmait que, pour les concerts de musique vocale et sacrée, « … il n’y a aucun doute : les voix les plus aigües peuvent être confiées aux enfants. »[2]. Cependant, d’après les peintures de l’époque, il est tout-à-fait évident que, dans les siècles qui ont suivi, les morceaux les plus aigus aient été chantés presque exclusivement non par des enfants mais par des hommes, qui, au besoin, auraient chanté en voix de fausset.
Naturellement, avec la diffusion de la musique polyphonique, l’appréciation des différences de timbre entre les diverses voix masculines s’est graduellement accrue. A la fin du XVème siècle, par exemple, il y a eu un essor rapide dans l’intérêt porté autour de la voix de basse, observable en partie dans la composition de lignes de contrepoint séparées (contratenor bassus), mais encore plus dans l’accent donné aux voix graves afin de créer un nouveau son. La nomenclature vocale met l’accent sur le préfixe grec bari (basse) et a produit une terminologie diverse, incluant notamment la voie de baryton. Des compositeurs tels que Pierre de La Rue et Johannes Ockeghem ont écrit des morceaux utilisant des tessitures deux ambitus au-dessous des ténors. La Missa Saxsonie de Nicholas Champion (1526) a une partie de basse (La-Ré de la quatrième ligne) et, au-dessous d’elle, une pièce pour barytons (Fa Si). Il n’est pas du tout étonnant que Johannes Tinctoris ait cité Ockeghem comme la meilleure voix de basse qu’il n’ait jamais entendue. Cette mode maniériste pour les voix de basses n’a cependant pas duré longtemps, et, vers la fin de la Renaissance, les voix masculines ont finalement été divisées en Bassus, Tenor, Altus et Cantus ou Discantus (ce dernier ambitus était généralement exécuté par des voix de fausset jusqu’à la fin du XVIème siècle).
Il apparaît que peu de chanteurs sont devenus célèbres de leur propre chef avant la seconde moitié du XVIème siècle. Les chanteurs, bien qu’interprètes qualifiés de la musique écrite par d’autres, étaient considérés comme de simples récitants, et rarement cités dans les écrits de cette époque. Les premiers chanteurs dont les noms sont devenus largement connus étaient les troubadours, entre le XIème et le XIIIème siècle. Ces interprètes associaient les qualités de poète, de compositeur et de chanteur, et gagnaient ainsi un certain degré de renommée. Le `Minnesang’[3], exécuté par des chanteurs-poètes qui composaient leurs propres chansons, a eu un impact considérable sur le développement musical dans les centres culturels de France, des Pays-Bas et de l’Italie jusqu’au début du XVIème siècle.
Une pièce anonyme du XIVème siècle décrit Philippe de Vitry comme une « fleur et une pierre précieuse parmi les autres chanteurs ». Tandis que Paolo da Firenze était certainement l’un des nombreux compositeurs contemporains qui pouvait également réclamer le titre de « chanteur ». Dufay, La Rue, Josquin, Obrecht, Agricola et d’autres, qui ont passé leur vie, professionnellement parlant, auprès des diverses cours d’Europe de l’Est, ont mené à bien à la fois leur travail de compositeur et de chanteur. Les chanteurs flamands sont devenus particulièrement recherchés dès que les cours italiennes, y compris celles de Naples, de Milan et de Florence, ont commencé à imiter le chœur papal à partir de la seconde moitié du XVème siècle. Pour la première fois, des chanteurs étrangers participaient aux représentations publiques.
Vers la moitié du XVIème siècle un certain nombre de traités musicaux, parmi lesquels le Fontegara (Ganassi del Fontego, 1535), le Trattado de Glosas (Diego Ortiz, 1553) et le Compendium Musices (Adriano petit Coclico, 1552) démontrent un nouvel accent mis sur l’art du chanteur, qui est de plus en plus relié à l’art de l’ornement ou de l’embellissement[4].C’étaitdû,surtout,à l’arrivéede ce même artparmilesinstrumentistes;en effet,la plupartdecestraités d’ornementation était destinéeauxflûtistes,auxgambistesetà d’autresinstrumentistes.Ilestdoncassezclairquelanouvelletechniquene visait pasceuxqui y trouvaientunintérêtexclusif,ouquidonnaient une importance prioritaire à lamusiquesacrée.Bien quelatechniquede l’ornementpuisses’appliquerauxmotetsetà d’autrescompositionssacrées,leschanteursont commencéà expérimenterdenouvellespossibilitésstylistiquesvialareprésentationde musiquelaïque,principalement des madrigaux.
Le développement le plus exceptionnel dans l’histoire du chant dans la deuxième moitié du XVIème siècle était sûrement la découverte et l’utilisation de la voix féminine (surtout les soprani) à la fois en tant en tant que participantes importantes à la représentation de la musique existante et agissant comme facteur révolutionnaire dans la composition de nouveaux morceaux. A partir du Moyen Age, il y a des preuves substantielles que les chanteuses ont participé à la représentation de la musique laïque, mais leur participation a été considérée comme un supplément facultatif plutôt qu’une part essentielle de la musique. Il y avait certainement un très grand nombre de chanteuses et d’instrumentistes féminines auprès des cours européennes, bien qu’il soit très difficile de trouver une quelconque trace écrite de leur œuvre : comme les courtisanes, elles ne percevaient pas de rétribution, et on n’en trouve aucune trace dans les registres de comptabilité de l’époque. Dans tous les cas, au début du XVIème siècle, plusieurs femmes de naissance noble sont devenues profondément intéressées par la pratique de la musique. Isabella d’Este, Marquise de Mantoue (1474-1539) en est un excellent exemple. Attentive patronnesse des arts en général et de la musique en particulier, elle était également luthiste, chanteuse et collectionneuse d’instruments de musique. A son époque, toute la musique profane employait une tessiture adaptée à la voix masculine, et les ambitus de voix de tête ne montaient jamais au-dessus du ré de la cinquième ligne. En revanche, les madrigaux qui furent composés dans les années suivantes ont reflété la découverte de la voix de soprano. Le compositeur Nicola Vicentino, de Ferrare, qui a vécu au milieu du XVIème siècle, faisait le distinguo entre les morceaux composés a voce mutata (sans voix féminines) et a voce piena (voix masculines et féminines) et a écrit des madrigaux dans lesquels la soprano devait chanter des notes au-dessus du sol de la cinquième ligne.
Cet essor, qui s’est produit aussi bien dans plusieurs cours d’Italie du nord qu’à Rome, a atteint son paroxysme à Ferrare au cours du règne d’Alfonso d’Este. Il a rassemblé un ensemble de musiciennes virtuoses dans le Concerto delle Dame (Concert des Dames)[5], comprenant Lucrezia Bendidio, Tarquinia Molza et Laura Pavarara (un nombre impressionnant de madrigaux ont d’ailleurs été consacrés à cette dernière). Ce nouveau son de voix aiguës, pour la plupart féminines, a été employé par Claudio Monteverdi dans la composition de son premier Recueil de Madrigaux (1587), dans lequel le pupitre des basses reste silencieux durant les huit premières mesures, alors que les soprani et d’autres voix plus aiguës rendent la texture du morceau. Le nouveau style a apporté avec lui un élément fort de virtuosité à tous les chanteurs, de la voix de basse à la soprano. L’art de l’embellissement improvisé s’est souvent avéré être extrême ou méjugé et, en conséquence, était sujet à une forte critique. Giovanni de’Bardi, dans son discours sur la musique ancienne et sur la méthode correcte de chant adressée à Giulio Caccini (c. 1578), se plaint des chanteurs qui ont ruiné des madrigaux avec leurs « … passages désordonnés » à tel point que même le compositeur serait incapable d’identifier son propre travail. Une plainte semblable a été déposée par Pietro Cerone dans son El Melopeo y Maestro(1613).C’étaitpourquoiquelquescompositeursont commencéà écrireeux-mêmes lesélémentsimprovisés. C’est le cas, par exemple, des Huitièmes, Neuvième et DixièmeRecueils deMadrigaux deGiachesdeWert,composésentre1586et1591.
La passion pour l’embellissement vocal a trouvé son débouché naturel dans la monodie. Son représentant le plus brillant, Giulio Caccini, (c. 1554-1618), a décrit, dans Le Nuove Musiche, un style élaboré d’embellissement vocal, différencié de la musique instrumentale normale. Il a continué ensuite en 1614 en fournissant une description soigneusement détaillée de cet art dans Nuove Musiche e Nuova Maniera di Scriverle (Nouvelles musiques et nouvelle manière de les écrire). Le style a impliqué non seulement des embellissements élaborés dans le sens strict du mot, mais également l’utilisation d’inflexions dynamiques, de déclamation et de posture. Dans tous les cas, le facteur le plus important pour l’avenir de la musique vocale était que le style monodique prêtait une grande attention à la déclamation libre du morceau, sans aucune sorte de contraintes placées sur le rythme, comme s’il s’agissait d’une sorte de narration musicale (« conversant presque en harmonie »). Ce maniérisme, la première étape vers le « style récitatif », était une partie indispensable de la langue des cantates, des oratorios et des opéras pendant deux siècles. Le style récitatif est sans aucun doute l’exemple le plus célébré de la façon dont la pratique musicale peut radicalement changer à la fois la structure formelle et l’approche complète de la composition vocale.
La période entre 1575 et 1625 a vu apparaître deux développements importants dans l’histoire de la musique vocale : l’arrivée des castrats et la naissance de l’opéra. La voix de castrat a fait sa première apparition significative dans des chœurs d’église ; la découverte de la voix féminine aiguë dans la musique laïque avait créé une nouvelle texture passionnante que l’église de la contre-réforme ne pouvait pas ignorer. Les femmes étant interdites de participation active à la musique liturgique, seuls les castrats pouvaient fournir le son qui était si recherché, et ainsi toutes les questions de la moralité étaient remisées. Héritée des traditions orientales et byzantines antiques, la pratique de la castration rituelle était réalisée afin de présenter quelque chose de tout-à-fait extraordinaire au fidèle : une voix incomparablement céleste avec des qualités extraordinaires, voire surnaturelles. Elle s’est développée en Italie à partir du début du XVIème siècle, trouvant un terrain particulièrement fertil dans la Ville Eternelle, où on a largement observé le silence imposant du précepte de St Paul sur les femmes dans l’Eglise (1 Corinthiens 14.34). Les castrats ont prospéré à Rome au cours de ce siècle, trouvant l’environnement musical et culturel parfait, dans les productions fleuries et polyphoniques qui ont proliféré à cette période. Leurs voix surnaturelles, angéliques mais puissantes, qui semblaient conçues exprès pour laisser des congrégations stupéfaites pendant les représentations liturgiques, devenaient un intermédiaire magnifique entre l’Homme et Dieu. Le premier castrat à entrer dans la célèbre chapelle papale fut probablement Francisco Soto De Langa en 1562, suivi en 1599 par les deux premiers grands virtuosi Pietro Paolo Folignato et Girolamo Rossini. Le succès de ces « anges à la voix d’or » était tel que le pape Clément VIII prévu la substitution progressive de tous les choristes de chapelle par des castrats. Il va de soi donc que, bien qu’elle n’ait jamais été légalisée, la pratique de la castration a été tacitement acceptée par l’Eglise afin de modeler la voix humaine au service du Tout-puissant.
Dans le même temps, les castrats étaient également employés par les compositeurs d’opéra, qui ont fait une meilleure utilisation de leurs spécificités vocales que les compositeurs de musique sacrée. Néanmoins, les castrats ont survécu dans les chœurs d’église jusqu’au début du XXème siècle : le castrat Alessandro Moreschi a réalisé un certain nombre d’enregistrements avant de prendre sa retraite de Chef de chœur à la chapelle Sixtine en 1913. Il est mort en 1922.
[1] Jérôme de Moravie, qui est mort après 1271, était un théoricien en musique médiévale. Moine dominicain d’origine inconnue, on pense qu’il a travaillé à Paris au couvent de la rue Saint-Jacques.
[2] Le scolica enchiriadis est un traité musical anonyme du IXème siècle, qui va de pair avec le Musica Enchiriadis. L’on a parfois attribué ces traités à Hucbald, mais les chercheurs contemporains ne partagent plus cet avis.
[3] Mouvement poétique, ayant quelques similitudes avec le Stil Novo italien, et qui a vu le jour à la fin du XIIème siècle en Allemagne. Le Minnesang était modelé sur le travail des troubadours provençaux et a été influencé par la poésie lyrique du culte de la Vierge Marie. Le Minnesang allemand, centré autour de l’Autriche et de la Bavière, est assez différent de l’aristotélianisme propre au Stil Novo et de la sensualité des troubadours : la dame, non seulement inaccessible mais également mariée au seigneur féodal, est l’objet, non pas de désir direct, mais d’un amour nostalgique, d’un dévouement à la fusion de deux âmes.
[4] « L’embellissement » ou “l’ornementation » se rapportent à une succession de notes généralement chromatiques insérées dans presque n’importe quelle partie d’un air et presque toujours choisies par le compositeur. Les notes d’embellissement sont moins nombreuses et quasi improvisées, sans règles strictes de rythme, selon la libre interprétation de l’interprète. L’origine du terme équivalent en italien, fioritura, découle probablement du latin florificatio, duquel découlent également contrappunto fiorito et stile fiorito.
[5] Selon des avis contemporains, la renommée du groupe a découlé de l’intégration habile d’instruments et de voix. Leur talent, particulièrement dans des madrigaux de représentation, associé à la fascination physico-gestuelle dont les musiciennes étaient l’objet, expliquent la popularité du Concerto delle Dame. Le Concerto Secreto donnait des représentations quotidiennes dans les chambres de Margherita Gonzaga, elle-même excellente danseuse et musicienne d’un raffinement certain. Le Duc, fier des représentations de ces dames, a laissé une trace écrite de leur répertoire, et, pendant les concerts qui étaient ouverts à des tiers, il les montrait à des membres choisis de l’assistance (des nobles et des intellectuels). Néanmoins, il n’a pas autorisé l’impression de ces compositions, peut-être afin de maintenir le linceul du mystère qui entourerait bientôt le Concerto delle Dame. A la mort d’Alfonso II d’Este, cependant, les ouvrages ont disparu, rendant impossible la découverte de ce qu’était vraiment le répertoire du groupe, à l’exception des morceaux de Luzzasco Luzzaschi.
Andrea Angelini est diplômé en piano et direction de chœur. Il mène une vie artistique et professionnelle intense à la tête de plusieurs chœurs et ensembles de musique de chambre. Il a employé son expertise particulière dans le domaine de la musique Renaissance pour offrir des stages et des conférences dans le monde entier. Il est fréquemment invité en tant que juré dans les concours choraux les plus importants. Aux côtés Peter Phillips il a enseigné pendant des années aux Cours Internationaux pour Choristes et Chefs de Chœurs de Rimini. Il est le directeur artistique du festival choral Voce Nei Chiostri et du Concours International Choral de Rimini. Depuis 2009, il intervient également en tant que rédacteur en chef de l’ICB. En tant que compositeur, certaines de ses œuvres ont été publiées chez Gelber-Hund, Eurarte, Canticanova et Ferrimontana. Courriel : aangelini@ifcm.net
Traduit de l’anglais par Barbara Pissane (France)
Relu par Marianne Berthet (France)
Edited by Gillian Forlivesi Heywood, Italy