La “Blancheur” a-t-elle limité l'imagination de la musique chorale occidentale?

Thomas Lloyd, chef, compositeur et chanteur, Philadelphie, États-Unis

Au cours des dernières années, plusieurs facteurs ont remis en question la position supposée de la musique “classique” dans la tradition européenne en tant que norme internationale d’excellence. Aux États-Unis, la résurgence du mouvement Black Lives Matter suite au meurtre de George Floyd en 2020 et les disparités dans l’accès aux soins dans les communautés de couleur révélées par la pandémie de Covid-19 ont conduit à une prise de conscience nationale – attendue depuis longtemps – du racisme systémique. Toutes les facettes de la société américaine, y compris notre communauté chorale, ont été mises au défi de poser un regard sérieux et neuf sur la façon dont les préjugés raciaux et sexistes ont déformé nos vies et créé des injustices qui ne pouvaient plus être ignorées.

Cependant, trois ans plus tard, ce qui semblait au début être un rare moment d’unité nationale s’est malheureusement transformé en une rancœur et une division intensifiées, nous rappelant pourquoi l’injustice raciale a été considérée pendant si longtemps comme le “péché originel” de notre nation. Pourtant, certains d’entre nous ont également craint qu’un mode de vie et des normes d’excellence acceptés depuis longtemps (par exemple, la musique “classique”) soient menacés ou, au mieux, changent “trop vite”. La tradition “classique” est-elle en voie de disparition, considérée au mieux comme non pertinente ou au pire comme oppressive? Depuis la fin de la pandémie, les orchestres et les chœurs de tous les niveaux font face à une diminution du public qui pose un défi pour leur survie à long terme.

Ce que nous avons appelé la musique “classique” ne vient pas d’une origine universelle isolée et désincarnée, mais d’une tradition particulière enracinée dans un lieu et une époque précis. La période charnière qui a défini cette musique a été un moment dans la ville de Vienne, qui n’a duré qu’une quarantaine d’années au tournant du XIXème siècle, dominé par trois compositeurs transcendants qui ont défini le style classique: Haydn, Mozart et Beethoven. La structure harmonique et mélodique diatonique qui s’est cristallisée au cours de cette courte période est devenue le fondement durable non seulement de la musique de cour, d’église et, plus tard, de concert, mais pour l’essentiel de la musique populaire occidentale, aujourd’hui encore.

Au XIXème siècle, la domination du style classique viennois a rapidement inspiré les compositeurs des pays européens non germaniques à chercher des moyens d’établir des identités stylistiques indépendantes pour leurs propres traditions nationales. Cette réaction a même atteint les côtes américaines par l’intermédiaire du compositeur tchèque Antonin Dvořák, arrivé à New York en 1892 pour enseigner au Conservatoire américain de cette ville. Sa recommandation selon laquelle les compositeurs américains devraient s’inspirer de la musique des autochtones et des Afro-Américains est largement tombée dans l’oreille d’un sourd, sinon un nombre croissant de compositeurs afro-américains qui ont commencé à composer de la musique chorale et symphonique en s’inspirant en partie des Spirituals. 

Rétrospectivement, le monde a peut-être donné raison à Dvořák de manière inattendue grâce au succès international écrasant et à l’influence de la musique des traditions noires et juives américaines, bien que celles-ci s’exprimaient hors des salles de concert plus élitistes de la musique “classique”. Avec l’aube de l’enregistrement sonore au début du XXème siècle, le monde a développé un enthousiasme immédiat pour un nouveau style populaire américain après l’autre.

La musique chorale a probablement bénéficié, plus que la plupart des autres genres musicaux, de l’arrivée de l’enregistrement numérique et du disque compact dans les années 1980. Ces enregistrements ont permis une qualité sonore qui non seulement surpassait les méthodes analogiques précédentes d’enregistrement des chœurs, mais créait une “loupe” auditive qui révélait beaucoup plus que ce que l’oreille pouvait entendre dans un cadre de concert habituel.

Les chœurs qui sonnaient le mieux sur CD étaient ceux qui avaient le timbre vocal le plus homogène. Les chœurs professionnels ont généré une abondance d’excellents enregistrements de musique ancienne et contemporaine, bien que le style vierge du “mur de son” ait peut-être plus à voir avec la technologie disponible (et le “modernisme” réductionniste de cette époque) qu’avec l’attention des érudits sur la façon dont la musique plus ancienne a pu sonner à son époque. Une combinaison de raffinement tonal et d’uniformité expressive est devenue la norme incontestée, selon laquelle devrait être jugée toute performance chorale. Comment pourrait-on argumenter avec perfection?

Deux souvenirs me viennent à l’esprit en lien avec ces questions. En 1999, j’ai assisté au Symposium mondial sur la musique chorale de la FIMC à Rotterdam, aux Pays-Bas. Immergé dans une incroyable variété de sons et de styles choraux, je n’ai pas pu échapper à une impression frappante: chaque chœur que j’ai entendu d’Europe occidentale et des États-Unis était vêtu de noir et restait absolument immobile en chantant, tandis que chaque chœur que j’entendais de partout ailleurs dans le monde s’habillait de couleurs vives inspirées par leur identité culturelle, et bougeait de manière tout aussi distinctive en chantant. Rétrospectivement, je me demande s’il ne s’agissait pas d’une manifestation involontaire de la construction sociale de la “blancheur” dans la représentation chorale.

On the left: Bucks Country Choral Society: on the right: Mzanzi Youth Choir

L’autre expérience est plus récente. L’année dernière, j’ai assisté à une représentation de Sun & Sea, une œuvre méticuleusement préparée pour un “opéra-représentation” présentée au Philly Fringe Festival1 par une troupe lituanienne de chanteurs et d’acteurs, dans un entrepôt d’usine abandonné à la périphérie de la ville. Le cadre était une plage créée en apportant des tonnes de sable sur le sol d’un entrepôt abandonné, avec des échafaudages complexes construits au-dessus de la “plage” d’où le public écoutait tout en regardant les artistes. La musique consistait en un paysage sonore minimaliste pré-enregistré tandis que treize chanteurs, solo et ensemble, chantaient de façon impassible allongés sur le dos, entourés de trois fois plus de baigneurs qui ne chantaient pas. Les auditeurs dans le public se sont amusés à regarder autour d’eux pour voir d’où viendrait le son du prochain chanteur – il a souvent fallu un certain temps pour y parvenir, car ils remuaient à peine la bouche en restant couchés.

Cela m’a rappelé un certain nombre de nouvelles œuvres chorales créées pendant la pandémie, pour que les chanteurs puissent se produire en toute sécurité à l’extérieur en respectant la distanciation sociale entre eux et avec leur public. Que ce soit dans les bois ou sur des sentiers urbains surélevés comme la “High Line” de New York, les chanteurs ont été invités à se tenir impassibles, parfois guidés par un réseau audio élaboré, pour chanter des textes évoquant l’ennui et l’isolement dus à la pandémie.

Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander à nouveau: Est-ce ce à quoi la musique chorale “classique” est arrivée? Que ferons-nous ensuite, après avoir drainé tout le sang de notre chant? La banalité qui résulte d’une telle représentation est-elle bien meilleure que la tache de sentimentalité musicale que nous avons si soigneusement (et naturellement) évitée? Pouvons-nous retrouver notre chemin dans une musique qui reflète ou du moins se connecte au style et à la substance des cultures tout à fait particulières de l’époque et des lieux où il nous est donné de vivre?

Peut-être que si nous abandonnons notre besoin d’être perçus comme représentant une norme abstraite et élevée de valeur artistique “mondiale”, à tenir sur tous les genres et styles musicaux plutôt que seulement sur les nôtres, nous pourrions retrouver des identités artistiques authentiques. Pouvons-nous trouver des moyens d’exprimer nos passions et contradictions individuelles et communautaires, sans sentimentalité, mais aussi avec la vie, la couleur et l’individualité?

Je l’espère. Nos collègues qui ne regardent plus de l’extérieur ce qui était devenu un club exclusif de style de représentation blanc et masculin nous montrent la voie.

 

Thomas Lloyd est chef, compositeur et chanoine pour la musique et des arts à la cathédrale épiscopalienne de Philadelphie depuis 2010, et directeur artistique de la Bucks County (PA) Choral Society depuis 2000. Il est également professeur émérite de musique au Haverford College. Le premier enregistrement de son œuvre de théâtre choral de 70 minutes Bonhoeffer, par The Crossing, a été couronné pour un Grammy Award en 2017 dans la catégorie Meilleure représentation chorale. L’un des principaux axes de ses recherches a été le développement de collaborations interculturelles, le spiritual afro-américain, le jazz choral sacré dans la tradition d’Ellington, et la musique d’Edward Elgar et de Hans Gàl. Les écrits de Lloyd parus précédemment dans le Bulletin Choral International (Volume XXXVI, Numéro 2, pp 30-34) sont liés à une collaboration en 2017 avec le Begegnungschor Berlin   Singen, nicht hassen – الغناء، لا أكره – Chantons, ne nous haïssons pas“. Pour accéder à la liste complète de ses articles et compositions, voir www.thomaslloydmusic.com

 

1 https://en.wikipedia.org/wiki/Sun_%26_Sea_(Marina)

Photo du haut: Opéra Sun & Sea du Philly Fringe Festival 2019 © Andrej Vasilenko

 

Traduit de l’anglais par Barbara Pissane, relu par Jean Payon