Lagrime d’Amante al sepolcro d’amata (Larmes de l'Amant au sépulcre de sa bien-aimée)

Par Franca Floris, chef de chœur et professeur

 

Le sixième livre des madrigaux

Le sixième livre des madrigaux à cinq voix de Claudio Monteverdi contient huit compositions jusqu’à sept voix et deux cycles complets de madrigaux: Il lamento d’Arianna et Lagrime d’amante al sepolcro d’amata.

Ces cycles avaient été composés à Mantoue entre 1609 et 1610, comme l’indique la lettre que le chanteur Bassano Cassola envoyée au cardinal Ferdinando du 26 juillet 1610, dans laquelle il dit que Monteverdi était en train de préparer une série de madrigaux à cinq voix, qui sera formée de trois lamentations: celle d’Ariane avec l’habituel canto sempre (ce que confirme la notoriété de la mélodie du lamento d’Ariane); celle de Leandro ed Ereo del Marini (manquante); la troisième, qui lui était commandée par son Altesse Sérénissime, du berger sur la mort de sa nymphe, paroles du fils du seigneur comte Lepido Agnelli (Scipione) à la mort de la signora Romanina.

Par la suite, à Crémone, Monteverdi revoit les compositions, les parachève comme à son habitude, en termine quelques-unes, en établit l’ordre et envoie le manuscrit à l’éditeur vénitien Ricciardo Amadino, qui le publiera en 1614, quelques mois seulement après l’arrivée et l’installation définitive du compositeur à Venise. Il est évident que la composition des madrigaux présents dans le livre VI ne peut que précéder le transfert à Venise, survenu quelques mois seulement avant la publication du volume.

La lamentation de Leandro ed Ereo, sur un texte de Marino, manque, et l’on ne sait pas si cela est dû au fait que Monteverdi modifia son projet en cours de route ou s’il la composa effectivement puis la détruisit, comme il l’a fait par ailleurs d’autre musique qu’il ne lui plaisait pas de transmettre à la postérité.

Sur le frontispice du volume apparaît, pour la première fois, la mention ʺmaître de chapelle de la Sérénissime Sig. de Venetia in San Marcoʺ et, puisqu’il n’y a aucune dédicace, on peut en déduire que la publication du volume est une initiative entrepreneuriale née de la collaboration entre auteur et éditeur sans patronage de mécènes, ce qui préfigure un affranchissement initial, progressif et mérité de commandes de cardinaux, mécènes et riches seigneurs qui fera de Monteverdi, ʺmaître de chapelle de la Sérénissimeʺ, un compositeur décidément plus libre.

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En ce qui concerne le choix des textes et leur distribution à l’intérieur du volume, selon une observation perspicace de Claudio Gallico, ʺla distribution des pièces est méthodique et coïncide clairement avec des disparités formelles. Les textes les plus méditatifs et réflexifs sont posés dans une chaîne polyphonique constante. Il en va ainsi des lamenti de Rinuccini et d’Agnelli et des deux Pétrarque. Les autres poésies, découpées en pentes rhétoriques ou même rapportant des discours directs, parviennent à des alternances de volumes vocaux, suivant les soli ou les groupes en jeuʺ.

À la différence des livres précédents, ce volume s’articule en deux sections dans chacune desquelles un lamento polyphonique (Ariane et la Sestina) est suivi d’un madrigal (des sonnets cccx et cclxvii, Zefiro et Oimè sur la mort de Laura et liés, peut-être au deuil personnel de 1607 quand mourut son épouse Claudia Cattaneo Monteverdi) sur des vers de Pétrarque avec accompagnement de la basse continue (suivante), mais non concertante, qui à son tour précède un madrigal pour lequel est requise la “concertation” au clavecin.

Comme il l’a déjà expérimenté dans le cinquième livre, le compositeur adopte divers modes d’accompagnement de ses madrigaux à la basse: basse “suivante”1 facultative quand le morceau est strictement polyphonique; basse “continue”2 et obligée quand les voix commencent à avoir des interventions solistes plus marquées à l’intérieur de la structure polyphonique; basse “concertante” (au clavecin) quand il est demandé à l’interprète une intervention instrumentale qui évolue en dialogue avec la voix, qui présente une riche et diverse aptitude à ʺcolorerʺ la composition avec des passages solistes complexes, à mouvoir ʺles affectsʺ etc., enfin soit capable de répondre, de dialoguer, de concurrencer la voix, et pas seulement de la suivre et de l’accompagner.

Donc tous les madrigaux concertants ne sont pas indiqués comme tels. Les deux lamentations et les sonnets qui suivent ne le sont pas; en revanche, les autres compositions dont les textes ont inspiré à Monteverdi des architectures sonores nouvelles le sont: elles requièrent évidemment une intervention plus significative et, justement, concertante, de la partie instrumentale.

Dans cet intéressant volume parcouru par le fil conducteur de la perte, de la lamentation sur cette perte, de l’adieu, du deuil atroce mais assumé, il est intéressant de remarquer comment Monteverdi semble prendre définitivement congé (cela aussi est un adieu ?) de la forme du madrigal a cappella, désormais considérée comme une forme ʺarchaïqueʺ, surpassée par l’avènement du style monodique, démontrant au monde comment il peut encore, et avec excellence, se servir d’une forme de ʺmanière à l’ancienneʺ et y être toujours actuel, et comment il n’est pas un musicien enclin à respecter le modes, mais préférant toujours et de toute façon faire à sa manière.

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Lagrime d’amante al sepolcro d’Amata

Nous avons déjà parlé de la commande à Scipione Agnelli faite par le duc Vincenzo en souvenir impérissable de Caterina Martinelli, dite ‘la Romanina’, très jeune chanteuse arrivée à Mantoue de Rome à 13 ans seulement et favorite du duc, qui obligea Monteverdi non seulement à lui donner une éducation musicale, mais aussi à l’accueillir dans sa maison.

Caterina Martinelli, à la voix extraordinaire, vécut donc dans la famille Monteverdi; elle mourut prématurément et de manière inattendue, à seulement dix-huit ans, de la variole (toute la cour avait pris le deuil pour ‘la Romanina’), alors qu’elle se préparait justement à interpréter le personnage d’Ariane, sous la direction personnelle du compositeur.

Il est donc évident que l’œuvre, même commandée par un comte ensorcelé par Caterinuccia, n’a rien d’artificiel, puisqu’il est certain que Monteverdi, déjà touché quelques mois plus tôt par la mort de sa femme Claudia, avait dû supporter aussi cette perte (artistique mais certainement pas seulement) et aura trouvé naturel de laisser libre cours à la douleur de ses deuils dans cette œuvre commandée.

Le duc Vincenzo avait donné le mandat d’écrire le texte à Scipione Agnelli (1586-1653), orateur, poète, théologien et historien réputé.

Intitulée Lagrime d’amante al sepolcro dell’amata, l’œuvre présente un texte étendu et solennel, formé d’hendécasyllabes à peine plus que médiocres. Lamentation ʺdu berger sur la mort de sa nympheʺ où le berger Glauco est le duc Vincenzo Gonzaga, et la nymphe Corinna, Caterina Martinelli.

Le duc pleure sa favorite, le musicien son interprète. Il la pleure tant que quand il devra chercher une suppléante de l’Ariane, aucune chanteuse ne fera l’affaire, aucune ne pourra être comparée à ‘la Romanina’ et en fait, pour la première de l’Ariane, Monteverdi choisira Virginia Ramponi Andreini (1583-1630), bonne chanteuse mais avant tout extraordinaire actrice de la commedia dell’arte, ce qui indique combien l’interprétation du texte et son caractère dramatique doivent être fondamentales dans l’exécution et qu’il ne suffit pas d’avoir des chanteurs doués mais exceptionnels.

Dans une exécution qui se veut respectueuse de la musique, du texte et du contexte, il faudra garder à l’esprit la dédicace à ‘la Romanina’: même si l’œuvre est écrite en style ancien et dans une chaîne de déclamation polyphonique principalement homorythmique et toujours composée, dont émerge, plutôt que la colère d’une mort aussi injuste et prématurée, une douleur déchirante entrelacée d’une intime religiosité, la présence de la chanteuse dans les six madrigaux est constante.

La composition de la Sestina, évidemment postérieure à la genèse de l’Ariane, nous rappelle que Monteverdi ne pouvait pas ne pas avoir à l’esprit, justement, pendant la composition de ces madrigaux, l’extraordinaire capacité de la chanteuse à émouvoir le public de cour en rendant les personnages qu’elle interprétait, et même si le choix de l’écriture était l’ancienne manière, il faudra tenir compte, dans une exécution ʺcorrecteʺ, de cet aspect important.

Même si aucune action scénique n’est prévue, il faut faire en sorte que l’auditeur soit ému au plus haut point et soit amené à ʺsentirʺ et à ʺvoirʺ, à vivre le théâtre à la seule écoute des voix.

Sei le parole rima ricorrenti in ogni sestina di che “incastrano” in un obbligato artificio le poète et qui auraient rendu le travail de tout autre musicien assez compliqué.

Mais ce texte assez médiocre est tombé aux mains de Monteverdi, qui a réussi par sa musique à l’exalter et à l’anoblir à un point que pas même Agnelli n’eût pu imaginer.

  1. ʺIncenerite spoglieʺ, ouvre le ténor solo dans une tessiture grave qui passe le témoin aux autres chanteurs qui affirment aussitôt la gravité et la solennité de ce début, confirmées, aux mes. 6-7, par les intervalles chromatiques du cantus (fa dièse-sol) et de l’altus (la-si bémol) qui donnent corps au lamento3 et au fugace élan sur les paroles ʺSolʺ et ʺCieloʺ et premier cri de douleur composé ʺAhi, lasso!ʺ et retour à la tessiture grave avec l’image du berger/duc Glauco/Vincenzo qui s’incline sur la tombe (catabase).
    ʺCon voi chius’è il mio cor a marmi in senoʺ récitent les trois voix supérieures; le ténor suivi de la basse proposent à nouveau les mêmes paroles, qui jouent à présent quasiment le rôle de basse de soutien à la nouvelle phrase ʺE notte e giorno vive in pianto in focoʺ qui s’animent dans le vers suivant ʺIn duol in ira il tormentato Glaucoʺ, et si les cinq voix arrivent à entonner les trois différentes phrases et mélodies en même temps, c’est la dernière, la plus dramatique, qui prime dans une agitation rythmique expressive de plus en plus serrée, ʺIn duol in ira il tormentato Glaucoʺ, aux cinq voix, qui clôt la première partie de la Sestina.
  1. Le deuxième madrigal s’ouvre avec les allocutions ʺditelo, o fiumi…ʺ: la nature est prise à témoin de la douleur de Glauco dans une première partie modérément animée, qui, dans les ʺcrisʺ des soprani (ʺL’aria ferir di grida in su la tomba erme campagneʺ) s’efface pour passer à ce que je considère comme un des moments les plus intenses et en même temps des passages les plus apaisés de toute la Sestina: les trois voix graves introduisent la phrase suivante, dans laquelle le malheureux berger raconte la tristesse de ses jours, d’abord déphasées pour trouver ensuite sur ʺpoi ch’il mio ben coprì gelida terraʺ la pleine compacité dans un déclamé, quasi murmuré qui clôt cette deuxième partie avec un redimensionnement pour ainsi dire naturel des volumes sonores.
  1. Le début du troisième madrigal est proposé en mode harmonique : au quinto, alto et ténor, auxquels s’ajoutent, à partir de la mesure 6, le canto et le basso chargeant le volume sonore et donnant encore plus de relief à la phrase. À la mesure 16, sur la phrase ʺprima che Glauco, di baciar, d’onorar lasci quel seno che nido fu d’amor, que dura tomba premeʺ, pendant que le basso tient des notes longues sur la répétition de ʺprima che Glaucoʺ, les voix supérieures procèdent par tierces, intercalées de pauses qui indiquent suspiratio, répétitions (ʺquel seno, quel senoʺ) de caractère renforçateur (anadiplosis, anaphore), pendant que, d’abord l’alto et le ténor s’alternent dans la réitération des mêmes paroles (analexie), interrompues elles aussi par des pauses de soupirs en progression descendante.
    À partir de la mesure 28, à la nouvelle présentation de la phrase ʺprima che Glauco… ʺ, ce sont les deux voix supérieures qui progressent par valeurs longues pendant que les voix graves continuent leur déclamation brisée, sanglotée, haletante. À partir de la mesure 34, le canto et le quinto avancent par tierces, comme le ténor et le basso tout de suite après, alors que l’alto insiste avec ʺquel senoʺ, dans un amoindrissement des volumes sonores qui prépare le sommet du finale dans lequel, aux deux voix supérieures et au ténor disposés en mode harmonique et qui chantent d’une manière rassemblée et composée la dernière phrase, l’alto et le basso s’unissent pour souligner, dans un inévitable accroissement des volumes qui souligne et renforce la douleur déchirante de la perte.
  1. La lacération est suivie d’une paisible résignation du quatrième madrigal, exprimée avec les voix en accord de si bémol (le seul des six madrigaux à avoir le si bémol à la clé) en tessiture grave, que répètent, après une brève pause expressive, la phrase ʺma te raccoglie, o Ninfaʺ de forte efficacité expressive, comme toutes les réaffirmations présentes dans la Sestina.
    À partir de la mesure 9, le ténor ʺGlaucoʺ guide et anticipe les autres voix (modulation de ré majeur à ré mineur, puis en la majeur) en racontant comment cette mort est pleurée également par la terre, par les bois désertés ʺdeserti boschiʺ et avec un beau madrigalisme (aux deux voix supérieures, en tierce et en bicinium d’abord, puis, avec les mêmes modalités, à l’alto et au ténor) qui ne peut être rendu qu’en suivant l’agogique naturelle du texte (ʺe correr fium’ il piantoʺ) et présente en même temps que la mélodie à valeurs larges et avec quelque faible aspérité chromatique sur ʺdeserti i boschiʺ (entre les mesures 22 et 23 dans le rio du canto et du quinto, encore un demi-ton diatonique qui symbolise le ʺplanctusʺ); de brèves modulations réitérées de sol majeur à do majeur ; de sol majeur à sol mineur et, à la mesure 25, c’est encore une fois le ténor qui invitera toutes les autre voix à trouver l’unité homorythmique de la phrase ʺe correr fiumi il piantoʺ.
    Toujours en développement harmonique d’exposition, le premier récit raconte comment les lamentations de Glauco ont été entendues partout et racontées jusque chez les Dryades (les nymphes des arbres et des bois) et chez les Napées (les nymphes des vallées et des prés) proposé en un ambitus vocal grave et avec des volumes réduits (trois voix) pour pouvoir ainsi réaffirmer immédiatement et avec force la même phrase à cinq voix.
    Force immédiatement supplantée par une catabase des trois voix graves sur ʺe su la tomba cantano i pregi dell’amato senoʺ que Monteverdi divise en deux brèves mélodies: une descendante pour créer le madrigalisme sur ʺtombaʺ; l’autre plus mouvementée afin de rendre ʺcantano i pregi dell’amato senoʺ.
    Dans ce cas également, et jusqu’à la fin du madrigal, les deux mélodies (à la tierce) sont appariées et superposées en un continuel échange et une intensification qui amènent la finale.
  1. Le cinquième madrigal commence en la mineur avec toutes les cinq voix qui chantent les attraits de la jeune fille (ʺchiome d’or, neve gentilʺ) et avec la descente d’un demi-ton diatonique du basso qui produit une emphase du lamento. À la mesure 8, ʺo gigli de la man… ʺ, tous ensemble en la mineur (la phrase précédente se termine en la majeur) et encore avec la descente de demi ton, cette fois au basso et au ténor mais un passage de léger mouvement, d’agitation rythmique sur ʺ …ch’invido il cielo ne rapìʺ.
    L’épisode central de ʺquando chiuse in cieca tomba chi vi nasconde? ʺ utilise un registre vocal grave et une récitation homorythmique pour évoquer la tombe qui recouvre l’aimée (mesure 15 in sol majeur jusqu’à 18 en ré majeur; depuis 19 en do puis en la mineur et à 22 pour finir en sol majeur).
    Et voici, avec une modulation en mi majeur, la lacération, le cri pathétique qui se fait écho aux deux voix aigues alors que les autres déclament le reste du texte (cadence en la majeur à la mesure 30).
    ʺAh muse qui sgorgate il piantoʺ est rendu par Monteverdi avec la figure rhétorique de l’allocution et avec une agitation progressive donnée par le rythme verbal de la phrase et avec les intervalles habituels de demi-ton diatonique afin de signifier la lamentation qui se fait toujours plus intense avec les voix qui insistent, en alternance, avec un amoindrissement ou épaississement de l’épaisseur vocale sur la phrase à laquelle le musicien veut évidemment donner le plus de relief.
  1. Le sixième et dernier madrigal de la Sestina, commence sur 18 mesures par un récitatif grave, solennel et religieux.

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À partir de la mesure 20, les cinq voix en imitation et avec insistance font ʺrissonar Corinnaʺ, résonner en écho le nom de l’aimée qui devient encore une fois un cri déchirant en double écho du canto et du quinto sur les imitations à peine murmurantes mais avec un rythme soutenu et agité des autres voix (ʺdicano i venti ognor, dica la terraʺ).

Cet épisode central est le plus dramatique de la Sestina et peut-être le seul à présenter quelque passage chromatique en plus, par ailleurs très languissant, uni à quelques dissonances qui densifient l’expression de la peine, véritable leitmotiv de l’œuvre entière.

Le tercet d’adieu, dans lequel figurent tous les six mots-clés de la Sestina: (ʺcedano al pianto i detti: amato seno, a te dia pace il ciel; pace a te Glauco, prega onorata tomba et sacra terraʺ) ne pouvait être présenté que dans un style oratoire, composé quasiment comme une prière, avec les voix toujours rigoureusement en style harmonique, afin d’insister sur le choix de la distension, de la résignation au destin cruel, comme il était présenté au début avec ʺincenerite spoglieʺ, faisant de Lagrime al sepolcro dell’amata un cycle de madrigaux unique quant à sa capacité expressive rendue uniquement par la puissance de la parole qui se fait théâtre, même sans représentation.

La Sestina est une expression tout aussi dramatique que le Lamento d’Ariane et, même si, matériellement, l’œuvre n’est pas scénique, le groupe de chanteurs qui s’en fait l’interprète devrait toujours avoir à l’esprit cette caractéristique.

Théâtre certes, mais en paroles chantées qui doivent réussir à émouvoir les les âmes des auditeurs, à mouvoir, justement, leurs affects ; des chanteurs qui soient en mesure de transmettre le texte (compréhensible pour le plus grand nombre même sans l’aide du livret-programme), qui sachent leur donner vie en soulignant par tous les moyens de l’expressivité vocale et musicale les passages de la joie (peu nombreux, en vérité, puisqu’il s’agit d’un lamento poignant) à la douleur, le déchirement, le cri, la résignation et tout cela par la seule force de la parole unie à la capacité d’interprétation et sans trace d’action scénique!

Les voix qui exécutent le madrigal, selon Monteverdi, sont des voix délicates de chanteurs, celles qui conviennent pour le chant da camera. En effet, les catégories de chanteurs avaient diverses spécialisations: il y avait les chanteurs des chapelles et des grandes cathédrales pour lesquelles la grandeur du lieu exigeait puissance et force vocale (la voix sforzata c’est-à-dire forte, puissante) et il y avait les chanteurs da camera qui s’entraînaient surtout à l’expression et à l’agilité, au cantar dolce et soave!

Cette spécialisation, documentée par les chroniqueurs, théoriciens et musiciens du passé, est encore nécessaire aujourd’hui à une exécution cohérente avec le langage musical et littéraire aussi clairement exprimé par le compositeur dans sa Sestina, et permettrait de savourer ce joyau de la musica reservata italienne.

Concluons sur un passage tiré de la lettre que le moine, poète et philosophe Angelo Grillo écrivit à Claudio Monteverdi après avoir reçu en don le vi e volume de madrigaux du compositeur: ʺ …Et quant à l’harmonie, j’en reçois le don, je peux bien l’affirmer, si je le considère dans son excellence, qui ne me vient pas de la terre, mais du ciel …ʺ .

 

 

Diplomée de chant artistique, Franca Floris a étudié la composition, la direction de chœur et le chant grégorien avec J. Jurgens, L. Agustoni, A. Albarosa, J.B. Goeschl, G. Milanese. Sa rencontre et sa collaboration assidue avec le regretté Maestro Vicentino Piergiorgio Righele fut déterminante pour sa formation de chef de chœur. Elle a fondé et dirigé le Complesso Vocale de Nuoro, avec lequel elle déploie une intense activité artistique en Italie et à l’étranger, récompensée par plusieurs prix de concours nationaux et internationaux, dans les diverses formations et catégorie où le chœur s’est présenté. Elle dirige le chœur de voix blanches de l’Istituto comprensivo N.2 P.Borrotzu de Nuoro, avec lequel elle a obtenu deux troisièmes prix aux concours de Vittorio Veneto (2004) et Malcesine (2007), ainsi que le premier prix du concours choral national de Vérone (2015). Elle est invitée par de nombreuses instances et associations nationales et internationales à donner des cours de culture vocale, de direction et d’interprétation chorale, et à faire partie de jurys de concours de chant choral nationaux et internationaux. Elle a fait partie de la Commission artistique de la FENIARCO et fut Présidente de celle de la FERSACO. Courriel : frfloris@gmail.com

 

Note

  1. Dans la première phase d’accompagnement des pièces vocales avec instruments à clavier (notamment pratiquée à Venise au xvie siècle), même si cette partie n’était pas spécifiée dans les partitions imprimées, il était d’usage d’accompagner la mélodie avec la reproposition de la basse enrichie de simples harmonies tonales. Ce type d’accompagnement est appelé ʺbasso seguenteʺ.
  2. ʺBasso continuoʺ est l’accompagnement d’une mélodie de manière plus autonome que le ʺbasso seguenteʺ, en réalisant une continuité dans l’exécution et sans interruptions chaque fois que la ligne de la basse se tait. Ces parties étaient également insérées dans les partitions imprimées avec une ligne autonome.
    Rappelons-nous le traité de 1607 d’Agostino Agazzari ʺSul sonare su basso continuo per ogni sorta di stromentiʺ (de la basse continue exécutée sur toutes sortes d’instruments) qui indiquait que les claviers n’étaient pas les seuls à réaliser la b.c.
    On pouvait notamment, pour renforcer la ligne d’accompagnement, ajouter des théorbes, des chitarroni, des cors à l’instrument à clavier, avec des résultats excellents.
    Souvent, comme il arrive encore aujourd’hui, les basses continues pour clavier étaient notées selon la pratique de la ʺbasse chiffréeʺ: sur une seule note de basse, on indiquait par des numéros les accords à exécuter par un procédé semblable à celui utilisé pour les intervalles.
  1. dans l’incipit du Lamento de Arianna, Monteverdi utilise également l’intervalle diatonique la-si bémol, qui sera répété ensuite plusieurs fois et qui caractérisera tout le madrigal (l’auteur a-t-il voulu, de cette manière, rappeler la regrettée Ariane/Romanina?).

 

Traduit de l’italien par Sylvia Bresson (Suisse)

 

Scipione Agnelli (1586-1653)

Lacrime d’amante al sepolcro dell’Amata (1614) (Larmes de l’Amant au sépulcre de sa bien-aimée)

 

I

Incenerite spoglie, avara tomba
Fatta del mio bel sol terreno cielo.
Ahi lasso! I’ vegno ad inchinarvi in terra!
Con voi chius’è il mio cor a marmi in seno,
E notte e giorno vive in pianto, in foco,
In duol’ in ira il tornamento Glauco.

 

II

Ditelo, o fiumi, e voi ch’udiste Glauco
L’aria ferir di grida in su la tomba
Erme campagne, e ’l san le Ninfe e ’l Cielo;
A me fu cibo il duol, bevanda il pianto,
Poi ch’il mio ben coprì gelida terra,
Letto, o sasso felice, il tuo bel seno.

 

III

Darà la notte il sol lume alla terra,
Splenderà Cinzia il dì prima che Glauco
Di baciar, d’honorar, lasci quel seno
Che nido fu d’amor, che dura tomba
Preme; né sol d’alti sospir, di pianto,
Prodighe a lui saran le fere e ’l Cielo.

 

IV

Ma te raccoglie, o Ninfa, in grembo il cielo.
Io per te miro vedova la terra,
Deserti i boschi, e correr fiumi il pianto.
E Driade e Napee del mesto Glauco
Ridicono i lamenti, e su la tomba
Cantano i pregi de l’amato seno.

 

 

V

O chiome d’or, neve gentil del seno,
O gigli de la man, ch’invido il cielo
Ne rapì, quando chiuse in cieca tomba,
Chi vi nasconde? Ohimè! Povera terra!
Il fior d’ogni bellezza, il sol di Glauco
Nasconde? Ah muse, qui sgorgate il pianto.

 

VI

Dunque, amate reliquie, un mar di pianto
Non daran questi lumi al nobil seno
D’un freddo sasso? Ecco l’afflitto Glauco
Fa rissonar Corinna il mar e ’l Cielo!
Dicano i venti ogn’hor dica la terra,
Ahi Corinna! Ahi morte! Ahi tomba!
Cedano al pianto i detti, amato seno;
A te dia pace il Ciel, pace a te Glauco
Prega, honorata tomba e sacra terra.