Musica Angelica

Musique de la Renaissance et Sonorité Céleste

 

Par Steven Plank, maitre de chœur et professeur

 

Lorsque la religieuse italienne du treizième siècle, Umiltà de Faenza, écrivait que « puisqu’ils [les anges] sont des esprits dotés de la puissance du Très Haut, ils produisent un chant qu’aucune autre créature ne peut chanter.»,[1]  elle faisait en même temps écho et aidait à façonner la tradition profondément enracinée selon laquelle les anges sont des êtres musicaux. La tradition a des origines bibliques, comme dans le récit familier et en mouvement d’Esaï au sujet du sanctuaire céleste, où les cris d’un séraphin à un autre suggèrent une antiphonie musicale :

L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui; ils avaient chacun six ailes; deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l’un à l’autre, et disaient: Saint, saint, saint est l’Éternel des armées! Toute la terre est pleine de sa gloire! Les portes furent ébranlées dans leurs fondements par la voix qui retentissait, et la maison se remplit de fumée. [2]

Plus tard, la vision mystérieuse d’Esaï sera amplifiée à grande échelle dans le livre de l’Apocalypse de Jean[3] ; et en particulier, l’on connaît bien le chœur d’anges dont les voix louent la Naissance de Jésus :

Et soudain il se joignit à l’ange une multitude de l’armée céleste, louant Dieu et disant: Gloire à Dieu dans les cieux très hauts, et paix sur la terre parmi les hommes qu’il agrée! [4]

Ces textes bibliques, bien que n’étant pas explicitement musicaux, sont suggestifs, et sont repris par des formules liturgiques, telles que la préface du Sanctus, qui permet aux voix terrestres de s’unir avec celles des anges et des archanges.

Ces fondements écrits d’une musique céleste a inspiré de nombreux peintres de la Renaissance,  qui représentent des concerts d’anges, souvent dans une gamme splendide avec une impressionnante variété d’instruments[5].

Plus précisément, les anges musiciens sont souvent vus sur le trône de la Vierge, où ils jouent un rôle d’harmonie, une évocation symbolique du rôle de Marie comme médiatrice, une personne qui aide à mettre les choses en harmonie.[6]

Il n’est pas surprenant  de voir que les compositeurs de la renaissance ont, eux aussi, trouvé le thème attirant. Dans un sens, bien sur, toutes les caractéristiques du Gloria et du Sanctus peuvent être interprétées comme étant « angéliques », une association née des récits de la Naissance de Jésus et de la vision céleste d’Esaï. Cependant un certain nombre de compositeurs ont aussi été conduits à des textes qui étaient explicitement angéliques, tels que “Duo Seraphim clamabant,” bien connu avec les réalisations de Jacobus Gallus, Francisco Guerrero, et Tomas Luis de Victoria, “Angelus ad pastores ait,” familier dans les motets vénitiens par Andrea et Giovanni Gabrieli, et “Angelus Domini descendit,” mis en musique par Palestrina, Lassus, et Byrd, pour ne citer que ceux là.

Souvent le lien entre composition et sons célestes émerge comme le fruit d’une interprétation minutieuse, comme dans l’exemple du canon luxueux à 36 voix de Johannes Ockeghem, le “Deo Gratias.” En 1969, Edward Lowinsky publiait une étude imaginative et convaincante qui a vu le travail inhabituel d’Ockeghem comme un concert d’ange mystique.[7]

S’appuyant sur les notions traditionnelles des attributs musicaux des anges – l’antiphonie de chœurs qui s’alternent, un chant continu qui est toujours offert pendant la louange divine dans une unité de voix – il associe habilement ces attributs au canon “Deo Gratias”. Le colosse contrapuntique qu’est Ockeghem combine quatre canons à neuf voix, chacun étant exécuté par une partie d’une voix : un canon à neuf voix aigües est combiné avec un canon d’alto à neuf voix, qui à son tour fusionne avec un canon de ténor à neuf voix, et ainsi de suite. Ainsi cela incarne, sur le plan sonore, l’antiphonie de chœurs alternants dans une forme musicale – le canon – qui est intrinsèquement circulaire, et par conséquent potentiellement infini.[8]

De plus, les neuf voix de chaque chœur suggèrent une analogie avec les neuf ordres d’anges dans la hiérarchie céleste, tels que décrits par pseudo-Dionysius, l’Aréopagite et autres. Lowinsky a renforcé l’interprétation en notant l’association d’un poème du seizième siècle écrit par Nicolle Le Vestu qui se réfère au canon comme un « chant mystique » avec une miniature célèbre de Ockeghem et neuf chanteurs de chapelle.[9]

Le chœur de Ockeghem est un chœur angélique en miniature de part son nombre, et devant les chanteurs, sur leur lutrin, est posée la musique angélique “Gloria in excelsis Deo.”  Ainsi, le style, la gamme, et le contexte se combinent pour former et renforcer les connotations angéliques du travail.

L’un des exemples les plus retentissants d’une composition angélique est la composition à neuf voix Salve Regina de Robert Wilkinson tirée du « Eton Choirbook » (aux alentours de 1500). Bien que le texte en lui même ne suggère pas une composition angélique, Wilkinson a, de façon structurelle, basé sa polyphonie extravagante sur le chant cantus-firmus, “Assumpta est Maria in caelum”, et comme le confirme amplement l’iconographie de la Renaissance, l’arrivée de la Vierge dans le ciel est le fondement traditionnel de l’armée angélique offrant une bienvenue grandiose. [10]

Ainsi, dans un écho musical, Wilkinson enchâsse Marie de l’Assomption dans une atmosphère sacrée de sons angéliques. L’intention est explicite dans le manuscrit.[11]

Chacune des neuf parties vocales représente l’un des neuf ordres angéliques avec des initiaux décoratifs et illuminés qui caractérisent les anges musiciens portant le nom de leur ordre respectif. Ecrit dans un style étendu avec plusieurs lignes additionnelles pour les voix aigües et des passages qui chutent à la basse, le “Salve” possède une large échelle de plus de trois octaves, assez inhabituelle dans cette musique. De plus, Wilkinson harmonise sa sonorité verticale en se conformant strictement aux notions reçues de la hiérarchie céleste. Ainsi, à la base, l’on trouve les anges et les archanges ; tout à fait en haut, « comme si c’était le vestibule de Dieu »[12], figurent les séraphins, les chérubins et les trônes.

Les attributs traditionnels des ordres angéliques auront aussi influencé plus ou moins sa façon d’écrire. Par exemple, la mélodie est considérablement tenue par la ligne du ténor, appelé « Potestates » (Puissances). Et bien que cela ne soit pas exclusif, la ligne de ténor porte la mélodie pour les longs passages dans un mouvement lent, dans une mesure sans ornement. Dans son fondamental du cinquième-siècle De caelestia hierarchia, Pseudo-Dionysius décrit les Puissances comme étant en « possession de la plus grande étendue possible d’une certaine virilité masculine et inébranlable en vue de produire toutes ces énergies divines en eux. » [13]

Il n’est pas difficile de sentir la qualité inébranlable de la mélodie tenue de façon soutenue par le ténor. De même, dans un passage (“Et pro nobis flagellato . . .”), la ligne de la soprano, associée au chérubin, soutient la mélodie du chant, bien que les voix en dessous dans la portée — et ainsi moins importantes dans la hiérarchie — chantent également des parties du chant.

Ce passage de la mélodie vers le bas à partir des sons aigus est accentuée avec la description des chérubins offert par John Scotus Eriugenia, qui note que  « la source de la plus haute sagesse elle même, qui est Dieu, est transmise directement aux Chérubins, ensuite cette sagesse coule à travers eux pour atteindre les ordres inférieurs comme une rivière en cascade »[14]

 Avec un peu d’imagination, on pourrait aussi entendre à travers l’éclat de la ligne séraphique du quadrouble, (à l’octave du mené) — une partie inhabituellement élevée avec des ascensions régulières au Sol2 — une mesure de grande qualité associée à cet ordre plus proche de la Lumière Divine.
Certes, les préceptes de l’occasion, du patronage, et de la praticité sont de la plus haute influence dans la genèse des masses et des motets de la Renaissance. Il est important de réaliser cependant que, par moment, l’inspiration semble aussi avoir été «envoyée du ciel», avec le chœur des anges, à la fois messager et guide.

 


[1] “Sermon Quatre sur les Saints Anges,” dans Angelic Spirituality, ed. Steven Chase (New York:  Paulist Press, 2002), 151

[2] Esaï 6:1-4. (King James Bible)

[3] Apocalypse 5 : 11

[4] Luc 2 : 13-14

[5] Pour une étude classique, voir  Emanuel Winternitz, “On Angel Concerts in the Fifteenth Century:  A Critical Approach to Realism and Symbolism in Sacred Painting,” dans Les instruments de musique et leur symbolisme dans l’art occidental. (New Haven:  Yale University Press, 1979): 137-149.  Les exemples de représentation de concerts d’anges abondent, incluant les splendides peintures de Fra Angelico du couronnement de la Vierge dans la Galleria degli Uffizi (Florence) et le Musée du Louvre (Paris), ainsi que son œuvre «Mort et Assomption de la Vierge” dans le Gardner Museum (Boston), et le Master of the St. Lucy Legend’s “Mary, Queen of Heaven”  à la National Gallery of Art (Washington, DC). Un exemple de thème moins connu mais particulièrement clair est celui de l’anonyme du 16ème siècle espagnol “The Fountain of Life” dans Allen Memorial Art Museum (Oberlin).

[6] Voir par exemple, Bernardino di Mariotto’s “Madonna and Child in Glory” (San Domenico, San Severino Marche), Defendente Ferrari’s “Madonna and Child Enthroned” (University of Wisconsin Study Collection, Madison), Girolamo di Benvenuto’s “Madonna and Child Enthroned” (Pinacoteca Nazionale, Siena), Bartolomeo Montagna’s “Madonna and Child Enthroned” (Pinacoteca di Brera, Milan), Cosimo Tura’s “Madonna and Child Enthroned” (National Gallery, London)

[7] “ Le Canon de Ockeghem pour trente six Voix : un Essai dans l’Iconographie Musicale ” dans les Essais de Musicologie dans l’Honneur au Dragan Plamenac (Pittsburgh: Presse de l’Université de Pittsburgh, 1969): 155-80; rpt. Dans Musique dans la culture de la Renaissance & d’autres Essaies (Chicago: Presse de l’Université de Chicago, 1989): 278-288.

[8] La circularité n’est pas seulement une caractéristique des chants infinis, mais aussi l’écho des images circulaires qui ont émergées dans la description des anges pendant la période médiévale. Par exemple, John Scotus Eriugena, dans son livre Expositiones in ierarchiam coelestem , écrit que “Toutes les choses sont considérées comme soutenant le plus grand bien dont elles sont la source de création, puisque le plus grand bien est aussi le bien intime, autour duquel toutes les créatures ont été organisées, pas selon un mouvement local mais dans leur ordre particulier et cosmologique.”  Tiré de Angelic Spirituality, 170.

[9] F Pbn 1537

[10] Cf  par exemple, “Assomption de la Vierge” de Francesco Botticini a la Gallery National d’Art de Londres, où les neuf groupes de la hiérarchie céleste, en trois groupes de trois encerclent l’ancêtre Marie de façon grandiose.

[11] GB WRec 178, fols. 26v-29.

[12] Pseudo-Dionysius le Aréopagite, cité par John Scotus Eriugena dans Angelic Spirituality, 177.

[13] La Hiérarchie Céleste et Ecclésiastique de Dionysius le Aréopagite, John Parker (London: Skeffington & Son, 1894), 31.

[14] Emphase accrue.  Dans Angelic Spirituality, 174.

 

 

Steven PlankSteven Plank est Professeur en Musicologie auprès de Andrew B. Meldrum et Directeur du Collegium Musicum à Oberlin College (Ohio), où il a enseigné depuis 1980.  Il est auteur de plusieurs livres, incluant The Way to Heavens Doore: an Introduction to Liturgical Process and Musical Style (1994), Choral Performance:  A Guide to Historical Practice (2004), et avec Charles McGuire, the Historical Dictionary of English Music (2011), et a produit des articles dans plusiers journaux, incluant Early Music, Music & Letters, et the Musical Times.  Il a reçu le prix Thomas Binkley en 2009 de Early Music America pour son travail avec le Oberlin Collegium Musicum. Email: steven.plank@oberlin.edu

 

 

Traduit de l’anglais par Serge Pascal Gnepie (Côte d’Ivoire)

Relu par Marianne Berthet (France)