La Nouvelle Eve et les Tactiques de Guérilla du Célibat

La première de « Placebo » à la Chorégie de Maribor

 

Graham Lack, compositeur et rédacteur conseil de l’ICB

 

C’est une des superstitions de l’esprit humain d’avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu.” [1]

François-Marie Arouet Voltaire

 

Le profond effet de la croyance religieuse sur l’humanité est indéniable. Il est plus ardu de saisir la naissance des religions et la nature de leurs principaux mécanismes. Lorsque les croyances interfèrent avec l’art, il peut être utile d’en étudier l’impact sur les individus et d’évaluer tout changement affectif ou intellectuel. Dans un numéro intitulé « Spécial croyance », le magazine New Scientist s’est récemment penché sur semblables questionnements afin de constater les raisons de la croyance et ce en quoi elle consiste. De l’avis de Robin Dunbar,

 

La croyance religieuse est une énigme. Dans la vie courante, la plupart d’entre nous faisons au moins quelque effort pour vérifier les affirmations. Cependant quand il est question de religion, les études montrent que nous avons grande foi en des histoires contredisant les lois connues de la physique. Des contes où des êtres surnaturels marchent sur l’eau, ressuscitent les morts, traversent les murs, prédisent l’avenir, etc., sont universellement populaires. Nous attendons néanmoins de nos dieux qu’ils aient des émotions et des sentiments humains. Nous aimons que les miracles, et ceux qui les accomplissent, aient un juste dosage de banal et de prodigieux. Pourquoi les humains sont-ils prêts à s’en remettre à des croyances religieuses qu’ils ne peuvent espérer vérifier ?[2]

 

Ni dans cette vie ni sur cette terre, beaucoup diront, en matière de vérification. Quoi qu’il en soit, tout regard sur la façon dont l’art – en l’occurrence la musique du théâtre contemporain – peut réellement explorer la religion reposera forcément sur l’examen d’un espace physique dans lequel la croyance est représentée, et où la pensée artistique reflète parfois semblables impénitentes certitudes. L’espace virtuel fut le Festival International de la Nouvelle Musique de Scène, « Chorégie », du 8 au 13 janvier 2012 au sein de la Salle de l’Union à Maribor, Slovénie, de même que dans d’autres lieux tels que la cathédrale de Ljubljana. C’était la troisième année où se tenait une série de représentations délibérément innovantes.

La raison d’associer le présent essai à un article de magazine sur la religion consiste en une nouvelle musique de scène du fondateur de « Chorégie », Karmina Šilec, intitulée Placebo —Est-il quelqu’un se refusant à pleurer.

Cette œuvre était la dernière de cinq représentations minutieusement programmées (OrianaLa licorne de la viergeWomen’s delights [Délices féminins], et Who would have thought that snow falls [Qui aurait pensé que la neige tombe]) et doit être perçue dans la perspective d’un pays fervent catholique comme la Slovénie. Présenté comme un « concert de scène en 14 tableaux », Placebo, à l’instar des autres morceaux, explore ostensiblement le thème de la virginité tel que relaté dans la Bible et les autres annales de la chrétienté. Plusieurs de celles que le programme du festival dénomme « vierges super vedettes » glosent sur un sujet qui, loin d’être tabou, reparaît d’un bout à l’autre de l’histoire de la foi chrétienne. Les personnages comprennent Sponsa Christi, la Vierge Marie, les filles de Jérusalem, Elizabeth I, la licorne vierge et, c’est un peu surprenant au premier abord, Rand Abdel-Qader, par extrapolation.[3]

Karmina Šilec explique qu’il y a « …des vierges de lamas, de hamsters, de taupes, de rats, d’éléphants, de chimpanzés, de lémurs, de baleines, etc. », et ajoute que semblable appréciation de la virginité prend « tout son sens » parce que Jésus s’intéressait aux « eunuques de toute sorte [et] qu’au cours des cinq siècles suivant sa mort se développa une approche chrétienne du sujet », concluant que ce développement du monothéisme incluait « divers traitements misogynes et érotophobes employant les tactiques de guérilla du célibat » pour faire de la virginité « la plus haute valeur morale ».[4] Voilà qui est clair.

Les méditations de Šilec peuvent être abordées dans un contexte littéraire selon lequel:

 

Un tournant de la théorie féministe… se mit à carrément attribuer les névroses de l’enfance à la mère. Leur monde féministe était nettement divisé : beaucoup souhaitaient toujours critiquer le patriarcat, mais d’autres prenaient du recul par rapport à la campagne égalitaire. Les lectures postmodernes de Nietzsche ont mis en lumière la similarité entre sa pensée sur la féminité et celle des féministes biologiques comme Luce Irigaray… A la fin du XXe siècle, le féminisme biologique détesté par Simone de Beauvoir se réaffirma : la mode était à la croyance que la nature féminine était différente, qu’elle parlait une langue différente et habitait une sphère différente. Irigaray fut à l’avant-garde, tentant de mettre la théorie en pratique en « écrivant son corps », pas toujours très intelligiblement.[5]

 

Les implications d’une œuvre comme Placebo sont inhérentes. Dans la première partie, que l’on peut décrire comme mariale, la féminité est subsumée sous le manteau de la maternité et cette libido maternelle est mise en correspondance ultime avec le thème de la mort. Le concept chrétien de la mère vierge est transformé en une métaphore du « devenir femme ». En tant qu’image religieuse la plus signifiante du monde occidental, la Vierge Marie se charge, bien que non officiellement, d’un statut de déesse catholique, mais, en tant que Marie mère, se révèle être une construction sociale appartenant à la réalité historique en ce qu’elle est un instrument de surveillance et de contrôle. Plusieurs traits fondamentaux s’assemblent dans le personnage de Marie qui émerge comme la nouvelle Eve dans la seconde partie. C’est un objet d’amour imaginaire, qui remplace la libido masculine interdite.

 

Sapphic moments during the premiere of ‘Placebo’ © Chorregie Festival Maribor
Sapphic moments during the premiere of ‘Placebo’ © Chorregie Festival Maribor

 

Le véhicule des idées jusqu’ici discutées est, bien naturellement, la musique. Et Placebo emprunte énormément au Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736) avec ses textes iconiques et émouvants ‘Stabat Mater Speciosa’ et ‘Stabat Mater Dolorosa’ de Jacopone de Todi (1230/1236-1306). L’œuvre ne fut pas écrite par le compositeur mais, selon le romancier italien contemporain Nicola Lecca, par « Dieu qui, en un mot, utilisa Pergolèse. »[6]

Le temps écoulé n’a pas, semble-t-il, affecté l’ambiguïté sexuelle de l’œuvre de Pergolèse. Mais la réception est fluctuante, et des écrivaines féministes comme Julia Kristeva[7] se sont heurtées à des difficultés en reliant la musique à la nouvelle éthique féminine. Tel est le paradoxe : la Vierge Marie donne le jour à Dieu, mais « lui doit allégeance », règne sur les Cieux mais « s’agenouille devant son fils » ; elle jouit du privilège d’une naissance sans péché mais « renonce à son corps pour rester sans tache ».[8]

Comme Richard Will le montre dans un essai incisif sur le compositeur où, parmi d’autres objets essentiels, il étudie le point de vue de Kristeva :

 

Le jeune Pergolèse… se mourait de la tuberculose en écrivant son immortel Stabat Mater… L’homme triomphe de l’impensable, la mort, en postulant l’amour maternel à sa place. A l’instar du XVIIIe siècle, offusqué de la ‘féminité’ de Pergolèse, cette célébration de la chaleur maternelle dans le Stabat Mater peut suggérer une portée féministe.[9]

 

La place manque malheureusement ici pour décrire les descriptions et supplications de l’œuvre. Il suffit de dire que le projet-clé semble délibéré. La doctrine des affections est parfaitement maîtrisée alors que le mi bémol majeur est supplanté par le ré majeur, et le fa majeur par le fa mineur. Cinq des six mouvements, en outre, commencent et se terminent dans la même clef. Au niveau local, il y a peu de répit en matière de dissonance. La maternité est marquée par la douleur. Mais, pour poursuivre sur les catégories suggérées par Kristeva :

 

En dépit de sa valorisation de la maternité, sa façon de l’identifier à l’expression incarnée de l’amour inconditionnel conduit à la même sorte de coercition que Liguori pratiquait sur la Vierge Marie. De quel moyen d’action une femme dispose-t-elle lorsque, dépourvue de mots, elle ne peut répondre aux demandes d’immortalité qu’avec l’étreinte de ses bras ? (Ibid. p. 608)

 

La partition du Stabat Mater fut chantée avec sympathie par le chœur féminin Carmina Slovenica et le Chœur de Chambre Slovène, et habilement rendue par Marko Hatlak (accordéon), Karmen Pečar (violoncelle), avec les quatre membres de Musica Cubicularis sur un consort de violes. Cette musique était entrecoupée d’autres pièces : la version de Vivaldi du Stabat Mater, le Stabat Mater Dolorosa d’un certain Jacob Cooper, le ‘Gramatam čellam’ du Quatuor à Cordes n°4 de Peteris Vasks, Adnan Songbook de Gavin Bryars, Chocolate Jesus de Tom Waits (arrangement de Martin Ptak), et un hymne Maronite, Wa Habibi (arrangement de Karmina Šilec). Toute signification dramaturgique était subsumée dans le flux musical, véritablement dans le « flux du projet » fondé sur la notion « d’écoute lente ».[10]

D’étranges éléments saphiques, inoffensifs il est vrai, se mêlent à d’autres plus osés (Tom Waits n’est pas du genre à mâcher ses mots mais résiste au lesbianisme affiché) et, souvent, il revenait à la chorégraphie parfois délibérément spasmodique attribuée à Carmina Slovenica d’offrir un divertissement visuel bienvenu. Si cela réussissait à éviter les clichés évidents empruntés à, disons, Maurice Béjart ou Merce Cunningham, au moins cela parvenait à rendre un hommage discret au Ballet Rambert[11] des années 70 et à son style très apprécié sur la demi-pointe.

Le Union Hall de Maribor est un espace difficile à éclairer. La personne chargée de cette tâche, Andrej Hajdinjak aurait vraisemblablement préféré une église, étant contraint d’éclairer le public, semble-t-il, autant que les choristes. Mais la Chorégie n’en est qu’à sa troisième année et ce genre de commentaire est d’une certaine façon mesquin. Un certain fil traverse le tissu des événements : la Virginité dont il est parlé dans la documentation sur le festival. Et les tactiques de guérilla du célibat font beaucoup pour éponger les taches du féminisme biologique. C’est un processus de canalisation, un processus où un cordon solide se transforme en canal. Et lorsqu’on fait l’ultime enjambée (c’est-à-dire, la formation du corps féminin in utero), le vagin reçoit enfin une issue. C’est ce qui:

 

…crée l’hymen…le même tissu formant les couches internes du vagin. Une fine membrane muqueuse, lisse et dépourvue de poils. Tout comme l’intérieur de la bouche ou du nez, ou du repli de la paupière en contact avec le globe oculaire, elle est humide et très douce. A la différence du reste [du] vagin, néanmoins, l’hymen est dépourvu de tissu musculaire sous cette fine et lisse surface… Il est peu innervé, voire dépourvu de nerfs. Les hymens offrent un large éventail de teintes, configurations et formes. Un hymen peut être fragile et à peine décelable, ou bien résistant et élastique. Il peut être mince au point d’être invisible, ou se présenter en abondants replis se recouvrant les uns les autres, tendres et en forme de fleur. L’hymen est une partie intégrante du vagin… Comme le sommet de la voûte plantaire… La virginité n’est pas un impératif biologique et n’apporte aucun avantage évolutif démontrable. On n’a pas non plus montré que la faculté de la reconnaître chez autrui accroisse les chances de reproduction et de survie.[12]

 

Semblable envolée lyrique demeure impénétrable. Elle nous conduit à croire que :

 

…contester l’hymen comme le lieu de la sûreté peut faire office de paradigme de l’épistémologie problématique du corps féminin.[13]

 

Donc, si la nouvelle Eve doit vraiment surgir dans un discours hyménologique, cela doit être reflété tant au théâtre que dans l’anatomie. Il semble que cela soit une manière de forcer le trait.

 


[1] Carnet de notes (env. 1735–1750), extrait du Carnet de notes de Leningrad, ou ‘Le Sottisier’, publication posthume.

[2] Robin Dunbar, ‘How Evolution found God’ (‘Comment l’évolution a rencontré Dieu’), New Scientist, Numéro 2536, 28 janvier 2006, p. 30.

[3] Adolescente irakienne brutalement tuée par son père le 16 mars 2008, en un “meurtre d’honneur”, pour être tombée amoureuse d’un soldat britannique à Basra.

[4] Karmina Šilec, ‘The Importance of Being a Virgin’ (‘De l’importance d’être vierge’), cité dans le livret du festival « Choregie » 2012, traduit du slovène par Saša Požek, pages non numérotées.

[5] Carol Diethe, ‘Nietzsche Emasculated: Postmodern Readings’ (Nietzsche émasculé: lectures postmodernes). Ecce opus: Nietzsche-Revisionen im 20. Jarhnundert,  Rüdiger Görner & Duncan Large (ed.). Vandenhoeck & Ruprecht, Band 81 der Reihe ‘Publications of the Institute of Germanic Studies’ (Université de Londres, School of Advanced Study), Göttingen, 2003, p. 53.

[6] Cité ci-dessus, l’essai anonyme ‘About Music’ (A propos de la musique), dans le programme de Placebo, Festival ‘Choregie’ de 2012, pages non numérotées. Le passage est dit par un des personnages dans Hotel Borg. Je remercie l’auteur de cette information.

[7] Deux longues citations vraisemblablement extraites de son essai ‘Stabat Mater’ figurent dans le programme de Placebo. Festival ‘Choregie’ 2012. Voir la note n° 8 ci-dessous.

[8] Julia Kristeva, ‘Stabat Mater’.  Tales of Love, traduit par Leon S. Roudiez. New York: Columbia University Press, 1987, p. 257.

[9] Richard Will, ‘Pergolesi’s Stabat Mater and the Politics of Feminine Virtue’ (Le Stabat Mater de Pergolèse et la politique de la vertu féminine). Musical Quarterly, Vol. 87, n° 3, automne 2004, p. 608.

[10] Anonyme. ‘About Music’ (A propos de la musique), dans le programme de Placebo, Festival ‘Choregie’ de 2012, pages non numérotées.

[11] A présent dénommé Rambert Dance Company.

[12] Karmina Šilec, ‘Hymenology’ (Hymenologie), dans le livret programme du Festival ‘Choregie’ de 2012. Traduit du slovène par Saša Požek, pages non numérotées.

[13] Marie H. Loughlin, Hymeneutics: Interpreting Virginity on the Early Modern Stage (Hymeneutique: l’interprétation de la virginité sur la scène pré-moderne). Bucknell University Press, Lewisburg, PA, 1997, p. 31.

 

 

Graham LackGraham Lack a étudié la composition et la musicologie à Goldsmith’s College et King’s College à l’Université de Londres (BMus Hons, MMus), la pédagogie de la musique à Bishop Otter College au sein de l’Université de Chichester (Diplôme d’Etat). Il s’installa en Allemagne en 1982 (thèse de Doctorat à l’Université Technique de Berlin). Il a occupé un poste d’assistant en musique à l’université du Maryland (1984-1992),  présidé les symposiums  de Musique Finnoise Contemporaine (Université d’Oxford, 1999) et le premier Symposium International des Instituts de Composition (Institut Goethe, 2000). Il contribue au Dictionnaire Grove et à Tempo. Ses œuvres à cappella comprennent « Sanctus » (pour Queen’s College, Cambridge), « Gloria » (pour chœur, orgue et harpe), « Two Madrigals for High Summer », « Hermes of the Ways » (for Akademiska Damkören Lyran), et un cycle pour les King’s Singers, « ESTRAINES », enregistré chez Signum. Le Choeur Philharmonique de Munich  a récemment commandé « Petersiliensommer » (SSA/ SAA, harpe) et « The Legend of Saint Wite » (SSA, quatuor à cordes) a remporté le prix de la BBC en 2008.  La première de REFUGIUM (chœur, orgue et percussion) a été donnée par  le Trinity Boys’ Choir à Londres en 2009 et l’œuvre sera enregistrée en public à  Munich en 2012. Voces 8 a récemment enregistré deux des « Four Lullabies » en vue d’une sortie pour Noël. Parmi ses œuvres récentes , on dénombre « Wondrous Machine » pour le multi-percussioniste Martin Grubinger, « Five Inscapes » pour orchestre de chambre et « Nine Moons Dark » pour grand orchestre. Parmi les premières de la saison 2010-2011 figurent  le trio à cordes « The Pencil of Nature » (musica viva, Munich), « A Sphere of Ether » (commandée par Young Voices of Colorado), un cantique « The Angel of the East », et la première autrichienne de « Sanctus » par le Salzburger Bachchor. Les futurs projets sont A First Piano Concerto pour Dejan Lazić, et « The Windhover » (violon solo et orchestre) pour Benjamin Schmid. Membre correspondant de l’Institut des Etudes Musicales Avancées de King’s College, London, participant régulier  aux conférences de l’ACDA. Publié par Musikverlag Hayo, Schott Music, Josef Preissler, Tomi Berg. Email : Graham.lack@t-online.de

 

Traduit de l’anglais par Claude Julien (France)