Pärt et Penderecki: Deux voix différentes qui ont des points en commun
Par David G. Dover, de l’Université de Géorgie (États-Unis)
Dans la musique vocale et chorale du XXe siècle, les compositeurs ont exploré de nouvelles idées. Une œuvre de George Crumb telle que Apparition évoque la nature. Dans cette œuvre, Crumb ne s’en tient pas au chant conventionnel : il emploie des techniques vocales qui imitent des sons de la nature. D’autres compositeurs, comme Schönberg, emploient la technique vocale contemporaine appelée Sprechstimme (voix parlée).
Arvo Pärt et Krzysztof Penderecki comptent parmi les compositeurs qui utilisent des idées contemporaines dans leurs œuvres chorales ou vocales. Pärt crée son propre style compositionnel, qui comporte des textures homophones simples et des triades avec de rares mouvements harmoniques. Penderecki est connu pour son utilisation novatrice des clusters, des quarts et trois quarts de tons, et d’une variété de timbres d’instruments à cordes. Penderecki a exploité ces idées dans des œuvres instrumentales et les a exportées vers des œuvres chorales.
En découvrant les bases et les caractéristiques du style de ces deux compositeurs, on pourrait imaginer que leurs pièces défient toute comparaison. Mais en observant le traitement du Magnificat par chaque compositeur, ainsi que les influences sur leur style respectif, on peut établir des liens qui montrent que ces deux compositeurs ne sont pas tellement éloignés dans leur conception et leurs idées.
Mais avant de comparer les approches de Pärt et Penderecki, il faut déterminer le cadre de l’analyse. Le présent article sera divisé en sections : une brève biographie de chaque compositeur, une description de leurs méthodes de composition, et une analyse de leur traitement du Magnificat selon leurs méthodes respectives.
Biographie
Pärt naît le 11 septembre 1935 à Paide, en Estonie, et grandit à Tallinn. De 1958 à 1967 il travaille comme directeur d’enregistrement et compose de la musique de film et de télévision pour la radio estonienne. En même temps il étudie la composition avec Heino Eller au Conservatoire de Tallinn. Ses premières œuvres, alors qu’il était encore étudiant, dénotent une influence des compositeurs russes Chostakovitch et Prokofiev. Plus tard dans sa carrière, il renie ces œuvres de jeunesse.
Comme pour de nombreux autres compositeurs dont Penderecki, la carrière de Pärt se divise à ce jour en trois périodes. La première période, qui commence vers 1960, est de nature expérimentale. À cette époque, Pärt est le premier Estonien à utiliser la technique dodécaphonique de Schönberg. Au sujet de sa musique du début des années 1960, Pärt confie dans son interview à J. McCarthy (1989) :
Oui, j’ai été influencé par des choses comme le dodécaphonisme, la musique sérielle et aléatoire ; tout cela nous est venu de l’Occident. Peut-être que cela existait déjà en Russie, mais nous n’en savions rien. De toute façon, on n’a pas besoin d’être bien renseigné. Si quelqu’un dit qu’il existe un pays où les gens dansent sur une jambe et que vous ne l’avez jamais vu, vous pouvez essayer si cela vous intéresse. Vous réussirez peut-être mieux que ceux qui l’ont fait en premier ! (p. 130)
Selon Pinkerton (1996), la pièce pour orchestre de Pärt Necrolog, ainsi que d’autres œuvres du début et du milieu des années 1960, sont des ʺessais insatisfaisantsʺ avec des techniques aléatoires et le sérialisme. Néanmoins, deux de ces œuvres valent au compositeur le premier prix au Concours des jeunes compositeurs de la Fédération en 1962 à Moscou. Ces œuvres sont une cantate, Meie aed (Notre Jardin) pour chœur d’enfants à trois voix et orchestre, et l’oratorio Maailma samm (Marche du Monde).
C’est pendant la deuxième période de sa carrière, ou période centrale, qui va de 1968 à 1976, que Pärt expérimente avec le dodécaphonisme. Il s’essaie à la polytonalité, à la musique aléatoire, au pastiche, au collage et au pointillisme. Sa technique de collage consiste à emprunter des parties d’œuvres, ou des œuvres entières, pour les inclure dans sa structure expérimentale ou dodécaphonique. Dans son Credo de 1968, il inclut le chuchotement choral, la notation sans queues et la notation aléatoire dans l’architecture même de la pièce.
Ensuite, Pärt entame un silence compositionnel pour étudier. Parmi les compositeurs et écoles que Pärt étudie se trouvent l’École de Notre-Dame et les compositeurs franco-flamands Machaut, Obrecht, Ockeghem et Josquin. Vers 1971, la musique de Pärt prend une orientation tonale qui s’inspire des périodes médiévale et classique. N’ayant pas encore atteint son but de créer un style nouveau, Pärt plonge dans un nouveau silence compositionnel jusqu’en 1974. C’est après 1974 qu’il met au point sa nouvelle approche.
Techniques de composition
Le style nouveau que Pärt adopte après son silence du début des années 1970 consiste en des harmonies libres et tonales qui marquent un changement important par rapport à ses périodes stylistiques précédentes. Selon Hillier (1989), le style nouveau, que Pärt appelle ʺtintinabuliʺ, ʺfait référence aux tintements de cloches, une musique dans laquelle les matériaux sonores fluctuent continuellement, tandis que l’aspect global est statique, toujours reconnaissableʺ (p. 134). Dans Schenbeck (1993), Pärt a ceci à dire au sujet de son style:
J’ai découvert que quand une simple note est jouée magnifiquement, cela suffit. Cette note, ou un silence plus ou moins long, me réconforte. Je travaille avec très peu d’éléments, à une ou deux voix. Je construis à l’aide des matériaux les plus primitifs : la triade, une tonalité bien précise (p. 23).
Hillier, un chef qui connaît bien les œuvres de Pärt, écrit ceci en 1989 au sujet de la méthode ʺtintinnabuliʺ de Pärt:
Dans cette musique, Pärt traite le son de la triade comme un phénomène en soi. Ce son résonne constamment par la tintinnabulation, et constitue également une source de sons. La triade a peu à voir avec la tonalité structurelle ; on n’y trouve ni une sensation de modulation, ni la tension et la détente normalement associées à l’harmonie tonale. C’est simplement la résonnance d’un son basé sur une note centrale. La musique ne se développe pas (au sens usuel du mot). Elle se disperse et se rassemble –bref, elle respire (p. 134).
Se dégageant de la composition, Pärt prend le temps d’étudier les œuvres des compositeurs du Moyen Âge et Renaissance. Les idées utilisées par ces compositeurs anciens comprennent le bourdon, le hoquet, l’accentuation du texte et la simplicité rythmique. Toutes ces idées, en plus de la religion, sont représentés dans le style tintinnabulatoire de Pärt. Pour lui, ʺLa religion influence tout. Non seulement la musique, mais toutʺ (McCarthy, 1989, p. 132). Ce n’est donc pas par hasard que les compositeurs étudiés par Pärt sont profondément attachés à la religion et à la musique religieuse.
Traitement du Magnificat
Le Magnificat de Pärt est pour chœur SSATB a cappella avec une soprano soliste. Ce qui ressort dans cette pièce de 1989, c’est l’importance que Pärt accorde aux repères temporels. Le chiffrage n’est pas indiqué, et la pièce se divise en phrases à l’aide de barres de mesure doubles. Des barres de mesure pointillées couvrent aussi les pages et séparent soigneusement chaque mot pour les accentuer. En outre, les notes les plus longues entre les barres pointillées représentent les syllabes accentuées. Il y a cependant une exception pour les mots qui tombent à la fin des sections avec les doubles barres. La syllabe finale de chaque phrase reçoit une durée plus longue. Dans tout le traitement rythmique du Magnificat de Pärt, l’accentuation du texte est évidente. De cette façon, Pärt renoue avec une idée des compositeurs anciens qu’il a étudiés pendant son silence compositionnel.
Dans son œuvre, Pärt omet les repères temporels. Les syllabes sont accentuées par de légères modifications de tempo ; en outre, les mots du texte sont accentués irrégulièrement. Ainsi, aucune structure métrique identifiable n’est établie. Pärt amplifie cette irrégularité en plaçant des valeurs de notes consécutives sur les syllabes accentuées ou non accentuées. Par exemple, la syllabe accentuée d’un mot comme anima reçoit une longueur de note plus longue ou plus courte que le mot suivant mea, ce qui amplifie l’ambiguïté métrique.
Pärt a une curieuse manière de traiter le bourdon. Jusqu’alors, celui-ci se limitait aux voix graves. Pärt bouscule cela et place un bourdon aux voix aiguës dans certaines parties du Magnificat. Pendant que ce bourdon reste en place dans les voix supérieures, les voix intermédiaires et la basse progressent librement. La ligne de basse de Pärt défie son rôle harmonique habituel. Le mouvement de la voix de basse n’est pas nécessairement directionnel. La voix de basse entretient l’ambiguïté de la structure métrique et contribue au statisme du mouvement harmonique.
Pärt ne semble pas effectuer de développement thématique substantiel dans cette œuvre. Dans le Magnificat, le seul motif récurrent n’est pas mélodique, mais de tension. La progression à partir de l’octave vers la seconde mineure crée cette tension récurrente. La seule résolution qu’on peut en attendre, c’est le retour à l’octave initiale. La tension est le plus souvent utilisée en début de phrase ou pour accentuer le texte. Le développement de la tintinnabulation à partir de l’unisson est important dans la technique de Pärt, spécialement en début de pièce. En somme, Pärt part d’une certaine note chantée à peu de voix, et développe à partir de ce point.
Enfin, le hoquet est une autre idée exploitée dans le Magnificat et tirée de l’étude des compositeurs anciens. Dans Grout (1988), ʺle flux de la mélodie est interrompu par l’introduction de silences, en général […] les notes manquantes sont chantées par une autre voix […]ʺ est une définition du hoquet au temps de l’École de Notre-Dame (p. 132). Pärt exploite cette idée en partie seulement. La ligne vocale supérieure peut être entrecoupée de silences mais l’autre voix employée pour suppléer la voix momentanément absente continue avec la même ligne sans interruption. Cela assure l’intérêt rythmique en dépit du mouvement homophone du texte et de la mélodie.
Après avoir traité la biographie, les techniques de composition et le traitement du Magnificat par Pärt, il est temps maintenant d’étudier Krzysztof Penderecki selon les mêmes critères.
Biographie[1]
Penderecki naît le 23 novembre 1933 dans la ville polonaise de Debica. Pendant son enfance, les Allemands envahissent la Pologne. ʺLes atrocités d’Auschwitz ont eu lieu tout près de chez luiʺ (Robinson, 1983, p. 1). Ces temps de tourments et de luttes n’ont pu qu’influencer son style compositionnel.
Penderecki est élevé dans le catholicisme. Il déclarera plus tard qu’il a peut-être pratiqué sa foi avec trop de ferveur dans sa jeunesse. L’influence de la religion sur sa mise en musique de textes religieux remonte à cette époque.
Dans sa famille, les arts sont tenus en haute estime. Son père et ses oncles font souvent de la musique à la maison. Penderecki apprend le piano, mais choisit d’étudier le violon en profondeur.
Il entre au Conservatoire de Cracovie en 1951 pour étudier le violon et apprendre l’art de la composition. En 1953 il entame des études de composition au Conservatoire avec Franciszek Skolyszewski, qui exerce une grande influence sur l’impressionnable Penderecki. C’est avec le soutien de Skolyszewski et sa foi en le talent du jeune compositeur que Penderecki entreprend en 1954 ses études à l’Académie de musique de Cracovie.
En 1958, après de brillantes études à l’Académie, Penderecki se voit offrir un poste de professeur de contrepoint et de composition. Vu sa familiarité avec les études religieuses, il enseigne aussi au Séminaire de théologie de Cracovie. Il écrit aussi dans un magazine, comme chroniqueur pour des événements musicaux. C’est au cours de cette période que Penderecki se fait un nom à l’international comme le compositeur de Strophes (1959), Émanations (1958), Les Psaumes de David (1958), et Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1959-1961).
Penderecki ressemble à Pärt dans la mesure où la carrière de chacun peut se diviser en trois périodes stylistiques. La première période de Penderecki (1956-1962) est, comme pour Pärt, un temps d’expérimentation et d’exploration. L’isolement de la Pologne après la Seconde Guerre mondiale occasionne une sorte de liberté d’expression pour les compositeurs de l’époque. Un compositeur peut créer un style personnel, à l’abri des influences qui imprègnent les œuvres des compositeurs dans le reste de l’Europe à cette époque. Alors qu’il visite la Pologne, le compositeur Luigi Nono donne à Penderecki des partitions de Schönberg, Webern, Krenek et Boulez à étudier. Les pièces de Penderecki, à cette époque, sont légèrement influencées par son étude de ces partitions. À cette époque, en Pologne, l’idiome distinctif Farbmusik (musique colorée) produit de nouveaux styles de musique. Parmi les caractéristiques de cet idiome se trouvent le sérialisme généralisé, la triple indication de tempo, la notation tri-directionnelle, les clusters semi-tonals pour la densité sonore, et de nouveaux timbres d’instruments à cordes.
Le second style de Penderecki correspond à une plus grande stabilité personnelle. Dans cette période (1962-1974), il cherche à combiner les concepts novateurs de la Farbmusik et une déférence pour le passé. Comme Pärt, Penderecki se tourne vers les compositeurs anciens et le chant grégorien, qu’il voit comme des sources de matériaux nouveaux. Le sérialisme est abandonné comme contenu mélodique au profit de matériel modal et diatonique et des quarts de tons. Pendant cette période, les idées de Penderecki au sujet de l’exploration de timbres d’instruments à cordes furent transférées à sa musique vocale. Le Magnificat (1974), qui compte parmi ses autres œuvres chorales importantes de cette période (Passion selon saint Luc, Stabat Mater, Dies Irae, Utrena et Cosmogonie), utilisent ces techniques nouvelles.
La troisième période de Penderecki, après 1974, est celle de l’expression. La phase expérimentale des deux premières périodes cède la place à un style plus dramatique, plus lyrique, avec un chromatisme post-wagnérien. Son Concerto pour violon (1976) s’enracine dans Brahms et Sibélius. Selon Wolfram Schwinger (1989), ʺla nouvelle musique émane beaucoup plus d’une forte inspiration mélodiqueʺ (p. 84).
Techniques de composition
C’est entre la deuxième et la troisième période stylistique de sa carrière que la technique de composition de Penderecki change le plus. Il sera question ici de l’approche de Penderecki vers l’époque où il compose le Magnificat, particulièrement autour les années 1960 et 1970. Selon la source en ligne Arnold, Penderecki expose comme suit sa méthode de composition dans les années 1960:
Il me fallait écrire en sténo (une sorte d’aide-mémoire pour moi, parce qu’à cette époque mon style de composition consistait juste à esquisser d’abord une pièce, puis à la fignoler) … Je voulais juste écrire de la musique qui ait un impact, une densité, une expression forte, une expression différente… Je pense que cette technique de notation était pour moi, au début, comme un aide-mémoire, vraiment, une esquisse de la pièce. Je voyais devant moi la pièce entière – Thrède est très simple à représenter. D’abord on n’a qu’une note aigue, puis une section répétée, puis un cluster prenant différentes formes. Puis il y a une section plus forte, et ensuite une autre section, puis une section strictement dodécaphonique. Puis on en revient à la technique du cluster, et à la fin de la pièce il y a un grand cluster, qu’on peut dessiner comme un carré et écrire derrière celui-ci fortissimo… Je ne voulais pas tracer de mesures, parce que cette musique ne marche pas si on la force dans des mesures (p. 1).
Comme on peut le voir, pendant les années 1960 Penderecki ne se souciait pas de promouvoir les idées de mélodie diatonique et de techniques harmoniques conventionnelles. Il cherchait une voix dans la puissance des masses sonores. Quand ces structures sonores massives se trouvent dans une partition de Penderecki comme le Magnificat (1974), les clusters apparaissent comme des blocs noirs devant une série de hauteurs qui sont fixées par le compositeur. Les blocs, ou clusters de hauteurs, peuvent aller crescendo ou decrescendo, glissando, s’étendre ou se contracter. L’usage par Penderecki de masses sonores résulte de l’influence de Xenakis, selon Arnold [En ligne].
Penderecki fut un pionnier dans l’usage de techniques de jeu non traditionnelles, en particulier pour les instruments à cordes. Il a créé des timbres nouveaux et les a exploités par diverses techniques. Voici une liste de ces timbres : l’usage de grappes sonores en quarts et trois-quarts de tons, les glissandos en clusters et des notes, des sons créés sur et derrière le chevalet, ou proche de celui-ci, le jeu sous les cordes, le jeu sur le bois de l’instrument. Au fil du temps, ces timbres émis par des techniques de jeu inédites furent imités par la voix.
Les techniques révolutionnaires découvertes grâce à cette méthode de clusters et de jeu non traditionnel exigèrent tout nouveau un système de notation. Penderecki fut un pionnier dans la création du système de notation de l’époque. Son système de notation des années 1960 est maintenant universellement reconnu par les compositeurs (Robinson, 1983).
La religion a également marqué l’œuvre de Penderecki, en particulier les textes liturgiques de l’Église catholique. Il a mis en musique beaucoup de ces textes. Les convictions politiques et morales de Penderecki ne sont pas surprenantes vu les horreurs de l’Holocauste pendant sa jeunesse et ses expériences religieuses, tant comme jeune homme que comme professeur. Dans la source en ligne annonçant le Grawemeyer Award for Music Composition (1992), Penderecki est présenté comme ʺun compositeur connu pour transmettre par la musique des messages moraux et politiquesʺ (p. 1).
Enfin, les styles musicaux anciens influencent les œuvres de Penderecki au début des années 1970. Dans Arnold [En ligne], Penderecki est cité:
Nous, les compositeurs des trente dernières années, avons dû éviter tous les accords harmonieux et les mélodies, sous peine d’être accusés de traîtrise. Je me sens libre, je n’ai pas le sentiment d’être redevable envers le public ou les critiques. Parfois, la musique doit s’arrêter et souffler un peu, pour trouver d’autres sources pour continuer à exister. Il est bon, parfois, de se retourner et d’apprendre du passé (p. 1).
Penderecki semble faire référence à son second style, dans lequel il emprunte des idées au chant grégorien et évoque des œuvres religieuses et leurs compositeurs, comme J. S. Bach.
Mise en œuvre du Magnificat [2]
La citation suivante, trouvée sur Arnold [En ligne], a été écrite après que Penderecki s’est exprimé quand sa deuxième période stylistique:
Dans cette pièce [Magnificat], j’en suis arrivé à un endroit où je ne pouvais pas aller plus loin à cause du langage musical: toute cette polyphonie complexe devenait si compliquée! Après la triple fugue du Magnificat, je ne pensais pas pouvoir répéter les mêmes choses et composer une musique plus compliquée; je n’en voyais pas l’intérêt. Je pense que cela revient à écrire de la musique qui se limite à la technique, et composer ainsi ne m’intéresse pas. Ma musique a toujours été si personnelle que si elle devient trop technique, je dois m’arrêter (p. 1).
Le Magnificat de Penderecki (1974) divise le texte en plusieurs mouvements. L’œuvre entière dure environ 45 minutes et requiert deux chœurs, un chœur de garçons et sept solistes masculins rien que pour assurer toutes les parties vocales. Penderecki ajoute aussi un grand orchestre, et une petite section de percussions avec harpe, célesta, harmonium, piano et glockenspiel.
Comme c’est souvent le cas chez Penderecki, la musique commence par une note et se déploie à partir de la tierce mineure ré-fa. Penderecki se réfère, pour la construction de son Magnificat, à un compositeur qui a mis en musique des textes liturgiques. Dans le cas du premier mouvement, ce compositeur est Bach. Le Magnificat de Bach est en ré majeur. Penderecki cache cette triade à l’aide de notes supplémentaires : mi bémol, fa et la bémol. Cet accord apparaît à travers toute la pièce, parfois transposé.
Le deuxième mouvement est la triple fugue, qui contient 55 voix contrapunctiques. En présentant les sujets de la fugue, Penderecki les combine en contrepoint avec des glissandos vocaux, des relations en quarts et en trois-quarts de tons, ainsi qu’une augmentation rythmique des relations en quarts de ton. Ce procédé de triple fugue peut se résumer ainsi: le troisième sujet est traité en canon, le premier en double et triple augmentation, la strette comporte des quarts de tons, et la coda se termine par des fragments du premier et du deuxième sujet.
Le troisième mouvement s’ouvre par un trémolo de quarts de ton joué par les cordes, qui disparaît et laisse place à une mélodie d’alto. Les parties masculines se séparent en dix voix qui progressent par petits intervalles. Le troisième mouvement s’enchaîne au quatrième, après que le chœur a crié Misericordia. Le quatrième mouvement est chanté par une basse solo qui commence par un récitatif qui rappelle le premier mouvement et prépare le cinquième. Après avoir fini le récitatif, la basse solo chante une ligne mélodique fluide.
Le cinquième mouvement est une passacaille. Son thème consiste en une note de basse répétée treize fois. Dans un sens, ce thème constitue en lui-même un bourdon qui intensifie un centre tonal. Celui-ci intègre les autres éléments disparates de ce mouvement. Dans le cinquième mouvement, Penderecki crée un cantus firmus du chœur de garçons sur le texte Magnificat, d’abord en octaves de fa puis sur la bémol. Après un court interlude orchestral, le chœur rejoint l’ensemble sur un accord de do majeur. Toutefois, l’orchestre brouille le jeu en ajoutant à l’accord chaque note voisine. À mesure que le mouvement avance, Penderecki utilise les techniques de composition du chuchotement et du sifflement dans la partie chorale.
Le court sixième mouvement est pour chœur a cappella, et est sans doute le plus apparenté au style de Pärt. Penderecki présente le mouvement comme une éternité lentement mouvante, basée autour de la bémol et évoluant vers sol. Ce mouvement rappelle inévitablement le Stabat Mater de La Passion, autre pièce pour chœur a cappella de Penderecki.
Le mouvement final est le Gloria. Il commence lentement, avec les syllabes du mot Gloria lancées séparément comme si le mot était entendu de loin. Le chœur d’enfants reprend cette idée dans une section stratifiée et rythmiquement variée. Le deuxième thème important du mouvement est le choral des cuivres. La section lento qui suit reprend le thème du choral des cuivres et ajoute 2 trompettes en ré en plus de l’effectif habituel. Le sommet du mouvement tombe sur un accord pur de mi bémol majeur, un demi-ton plus haut que la version en ré majeur de Bach. Toutefois, avant la conclusion de la coda, Penderecki ramène l’élément de cluster tonal avec un accord de douze notes par le chœur avant de terminer la pièce par un do chanté à l’unisson sur le mot Amen.
Comparaison
Après avoir présenté les deux compositeurs depuis leur biographie jusqu’à leur traitement du Magnificat, on peut comparer quelques éléments de leurs influences et de leurs styles de composition. Ce qui suit n’est qu’une comparaison limitée entre deux compositeurs apparemment disparates ; néanmoins, certains aspects de la comparaison peuvent éclairer sur les tendances musicales du XXe siècle.
Une des influences majeures sur Pärt et sur Penderecki est la religion. Pärt est un Russe orthodoxe dévot, et Penderecki un catholique dévot. Bien que leur religion soit différente en pratique, les mêmes idées fondamentales résident dans les textes liturgiques des deux Églises. La mise en musique de textes religieux et liturgiques constitue une part importante des compositions de ces deux hommes.
En suivant l’influence de la religion sur l’œuvre de Pärt et de Penderecki, un sujet commun saute aux yeux: le chant grégorien. Penderecki emploie des bourdons dans la passacaille du premier mouvement du Magnificat. Pärt les utilise de manière semblable pour y laisser planer la mélodie. Mais l’usage que fait Penderecki des bourdons est plus traditionnel, car il les réserve aux basses. Pärt les place à la voix supérieure pour renforcer l’ambiguïté tonale.
L’expérimentation à partir de la connaissance partielle d’un sujet est une dernière influence partagée par les deux compositeurs. Le sérialisme, par exemple, était une technique méconnue en Pologne et en Estonie à l’époque des expérimentations des deux compositeurs. Tous deux étudiaient la musique dans un environnement hautement protégé et isolé, alors que de nombreux pays occidentaux avaient adhéré au modèle sériel pour la composition. Dans McCarthy (1989), Pärt affirme avoir eu peu de sources pour étudier ʺsinon quelques exemples dépareillés ou des cassettes illégalesʺ (p. 130). Les cassettes ou œuvres non étudiées étaient considérées comme illégales par les puissances qui maintenaient l’Estonie isolée. Robinson (1983) affirme que Penderecki n’a jamais entendu une pièce de Stravinsky avant 1957. Dans ces conditions, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi tout compositeur prometteur mettrait au point un style nouveau et indépendant.
Pärt et Penderecki ont des sonorités différentes dans leurs compositions. Mais les sons constituent des conceptions différentes d’idées semblables. Les deux hommes se ressemblent d’abord par leurs périodes stylistiques. Chacun d’entre eux en a trois, dont deux (la première et la troisième) développent des idées correspondantes dans leur style respectif. La première période de chacun constitue une expérimentation, en raison du manque de contacts avec des modèles compositionnels de l’époque. Cette coïncidence s’explique par l’isolement politique imposé dans les deux pays des compositeurs pendant leurs premières années de travail. Toutefois, quand les œuvres de ces deux artistes deviennent plus réputées et que leur accès à de nouvelles idées musicales s’améliore, qu’est-ce qui les pousse tous deux à retourner vers des modèles de composition plus diatoniques? La réponse se trouve dans leur admiration du passé. Tous deux ont étudié le chant grégorien pour avoir une perspective nouvelle sur l’art apparemment perdu de la tonalité. Pour tous deux, le chant ne se limitait pas à l’expression musicale du texte.
Une caractéristique des styles compositionnels de Pärt et de Penderecki concerne l’absence de repères temporels en musique. Les deux compositeurs enlèvent les repères temporels de leurs partitions en omettant les barres de mesure ou en favorisant l’ambiguïté métrique à l’aide de modifications de tempo. Tous deux valorisent le silence. Les deux Magnificat débutent dans le silence et, à la fin, diminuent progressivement pour retourner au silence. Il s’agit d’une composante forte que ces deux compositeurs exploitent. Dans le silence, l’auditeur peut réfléchir sur ce qui a eu lieu ou non pendant la pièce.
Chacun des compositeurs a ses propres idées pour maintenir la reconnaissance tonale. Pour Penderecki, il s’agit d’utiliser des clusters tonals pour créer un plan tonal. L’auditeur peut ne pas être habitué à la tonalité de la pièce, mais la répétition de clusters formant une saturation sonore devient un élément de liaison qui procure une stabilité au fil de l’œuvre. Pour Pärt, utiliser des triades en tintinnabulation et éviter le mouvement harmonique favorise la reconnaissance constante d’éléments tonals. L’absence de direction constitué par la triade procure une sensation de stabilité dans l’œuvre.
Une dernière paire de comparaisons concerne d’abord l’accentuation du texte, puis les techniques de notation des compositeurs. Dans chaque version du Magnificat, les deux compositeurs accentuent le texte. Pour Pärt, l’accentuation est explicite dans sa méthode de notation. L’interprète remarque à tout coup que chaque mot est séparé par des barres de mesure pointillées qui ne correspondent pas du tout à une division métrique. Chaque phrase est aussi délimitée par une double barre. De cette manière, Pärt avertit l’interprète que le texte a une importance capitale dans la pièce. Dans la version de Penderecki, le texte est disposé en mouvements contrastés qui soulignent l’émotion derrière chacune de ses parties. Sa technique de notation graphique, qui contient les clusters et les glissandos, souligne quant à elle le sens profond de chaque section du texte. Cependant, Penderecki utilise la dissonance comme partie intégrante de son style, par opposition à l’usage qu’en fait Pärt pour accentuer le contenu du texte.
En conclusion, des compositeurs avec des idées comparables sont souvent influencés par des sources semblables. Les influences de la religion, des compositeurs du passé et de l’isolement politique contribuent à rapprocher les méthodes de composition de Pärt et de Penderecki. La renommée que ces derniers ont acquise comme compositeurs explique leur détermination à évoluer dans diverses directions au fil de leur carrière. Pärt énonce la meilleure raison pour laquelle deux compositeurs avec des techniques apparemment aussi différentes sont comparables: ʺTout dans le monde est lié. Quand on voit une chose, on peut en comprendre beaucoup d’autres.ʺ (McCarthy, 1989, p. 130)
Références:
- Arnold, B. Krzyzstof Penderecki (b. 1933). [En ligne]. Disponible: http://www.emory.edu/MUSIC/ARNOLD/PENDERECKI.html [1997, 12 mai].
- Grawemeyer. (1992). Announcing the 1992 winner of the Grawemeyer Award for Music Composition. [En ligne]. Grawemeyer. Disponible:
http://www.louisville.edu/groups/npio-www/grawemeyer/muswin92.html [1997, 12 mai] - Grout, D. & C. Palisca. (1988). A History of Western Music. New York: W. W. Norton & Co.
- Hillier, P. (1989). Arvo Pärt – Magister Ludi. Musical Times, 80, 134 – 137.
- McCarthy, J. (1989). A interview with Arvo Pärt. Musical Times, 80, 130 – 133.
- Pärt, A. (1989). Magnificat. Vienna, Austria: Universal Edition A. G.
- Penderecki, K. (1974). Magnificat. New York: Schott Music Corp.
- Pinkerton II, D. (1996). Minimalism, the gothic style, and tintinnabulation in selected works of Arvo Pärt. Unpublished master’s thesis, Duquesne University, Pittsburgh.
- Robinson, R. (1983). Krzysztof Penderecki: A guide to his works. Princeton, New Jersey: Prestige Publications.
- Schenbeck, L. (1993). Discovering the choral music of Estonian composer Arvo Pärt. Choral Journal, 34, 23 – 30.
- Schwinger, W. (1989). Krzysztof Penderecki: his life and his work. (W. Mann, Trans.). London: Schott & Co. Ltd. (Original work published 1979).
Traduit de l’anglais par Jean Payon (Belgique)
[1] Les informations contextuelles sur Penderecki, à l’exception du dernier point, émanent de la source suivante : Robinson, R. (1983). Krzysztof Penderecki: A guide to his works. Princeton, New Jersey: Prestige Publications. (pp. 1 – 7).
[2] L’information utilisée ici, à l’exception du premier point, vient de: Schwinger, W. (1989). Krzysztof Penderecki: his life and his work. (W. Mann, Trans.). London: Schott & Co. Ltd. (Ouvrage original publié en 1979). (pp. 226 – 230).