Mystère polonais et Minimalisme: Twardowski, Bembinow, et Łukaszewski
Par Philip Copeland, directeur et professeur
Le terme “Holy Minimalisme” (Minimalisme sacré) se développa à la fin des années ‘90 pour décrire le travail de John Tavener (Angleterre), d’Arvo Pärt (Estonie) et d’Henryk Gorecki (Pologne). C’était un style qui allait à contre-courant d’une tendance à la complexité, vers un état d’esprit contemplatif. La fuite en avant fut remplacée par l’immobilisme, l’intellectualisme céda le pas à la spiritualité. Chacun des trois Minimalistes sacrés furent lourdement influencés par des techniques communes à la musique chorale de la période médiévale et de la Renaissance, et mirent régulièrement en musique des textes liturgiques.
L’influence du “Holy Minimalisme” s’est répandue auprès de nombreux compositeurs à travers le monde, dont les trois compositeurs polonais contemporains qui sont le sujet du présent article: Romuald Twardowski (né en 1930), Miłosz Bembinow (né en 1978) et Pawel Łukaszewski (né en 1968).
Romuald Twardowski
Le compositeur Romuald Twardowski est professeur de musique à l’Université Frédéric Chopin, une des écoles de musique les plus anciennes et les plus importantes de Pologne. Des études approfondies aux conservatoires de Vilnius et de Varsovie, ainsi qu’une année avec Nadia Boulanger, jalonnèrent sa formation musicale. Twardowski décrit comme suit son approche de la composition: ” J’appréciais le rôle et l’importance de la tradition, y trouvant une inspiration pour ma propre musique. Dans l’hypothèse où les extrêmes se rencontrent, je comptais sur l’époque médiévale, le chant grégorien pour trouver des morceaux qui, associés aux prouesses de la composition technique (aléatorisme, clusters) du XXème siècle, aboutiraient à la synthèse souhaitée du Nouveau et de l’Ancien. “
Cette synthèse du chant et des techniques modernes est clairement visible dans le Regina Coeli (1996) de Twardowski. C’est une œuvre qui est influencée par le chant, mais marquée par une excitation et une joie rythmique. Il commence sa composition par une courte mélodie extraite du Liber Usualis, montrée ici dans sa version originale (Fig. 1):
Fig. 1. Regina caéli, du Liber usualis
Dans sa version, Twardowski ramène le chant à une forme moins ornée, rendue par les voix masculines. (Fig. 2).
Fig. 2. Twardowski, Regina Coeli, m. 1-4
Ce contraste du chant avec le rythme est une juxtaposition créative de musique ancienne et de rythme enlevé. Le compositeur l’emploie à deux reprises dans le morceau (Fig. 3). Dans cet exemple, le tempo plus rapide de “alleluia ” ralentit en un accord qui immédiatement débouche sur un drone, choix qui accentue la sensation de mystère et de connexion avec le passé.
Fig. 3. Twardowski, Regina Coeli, m. 27-31
Dans le Regina Coeli, Twardowski a façonné une célébration joyeuse du texte marial traditionnel. Dans son texte on trouve ponctuellement entremêlé un moment de mystère, essentiellement dû à la réapparition de la ligne vocale d’ouverture. La majorité du morceau court se caractérise par un thème Resurrexit, triomphant, et par un assortiment de joyeux Alleluias, trait courant de la musique de Twardowski (Fig. 4 et 5).
Fig. 4. Twardowski, Regina Coeli, m. 17-19
Fig. 5. Twardowski, Regina Coeli, m. 35-38
Twardowski démontre sa maîtrise du motif rythmique dans Hosanna II, morceau qu’il décrit comme un Concerto Breve für Gemischten Choir. Dans cette composition, le compositeur utilise la répétition de motifs pour complexifier et accélérer le mouvement. L’effet est presque celui d’enchaînements en boucle : une fois qu’un motif commence dans une voix, il est répété pendant que d’autres voix ajoutent leur propre variation.
La musique présentée en Fig. 6 est une légère variation des mesures d’ouverture du morceau. Ici aussi est en œuvre un processus additif; des motifs musicaux se superposent les uns aux autres. Finalement, l’ensemble des motifs musicaux courts accompagnent les lignes plus lyriques chantées par les ténors et les basses. Les rôles se déplacent plus tard dans le morceau: voir à la Fig. 7, quand les voix masculines chantent des motifs répétés tandis que les voix féminines interprètent des lignes plus lyriques.
Fig. 6. Twardowski, Hosanna II, m. 14-20
Fig. 7. Twardowski, Hosanna II, m. 52-57
Miłosz Bembinow (né en 1978)
Milosz Bembinow étudia, lui aussi, la composition à l’Académie de Musique F. Chopin à Varsovie, où il est maintenant employé en tant que Professeur Assistant de l’Université de Musique Frédéric Chopin. Il est un compositeur célèbre en Pologne qui reçut la bourse d’étude Młoda Polska (Jeune Pologne) du Ministre Polonais de la Culture et de l’Héritage National. Ses compositions font l’objet de plus de trente enregistrements, dont deux remportèrent le prix “Fryderyk” .
Lors d’un entretien que j’ai eu avec Bembinow, il reconnut l’influence de Pärt et Gorecki, et Szymanowski, mais ne fut pas d’accord sur l’influence de styles plus anciens dans ses compositions. Alors que la Renaissance et d’autres techniques plus anciennes alimentent certainement sa musique, il préfère expliquer son interprétation du texte à travers ses œuvres musicales : “Je pense me fier à mon goût et à mon sens de certaines proportions basées sur les lyriques (au sens plus profond du terme), sur mon interprétation d’un texte particulier. L’harmonie, la mélodie et l’expression générale résultent de ma propre interprétation d’une prière ou d’une méditation en particulier. “.
Les compositions liturgiques de Bembinow commencent souvent par un chant ou par des phrases inspirées du chant (Fig. 8).
Fig. 8. Bembinow, Ave Maris Stella, m. 1-4
Après une ouverture avec une ligne à l’unisson, le compositeur propose une harmonisation du vingtième siècle de la mélodie dans un style qui est parfois réminiscent de John Taverner, The Lamb. (Figure 9).
Fig. 9. Bembinow, Ave Maris Stella, m. 9-12
Plus tard, Bembinow introduit un mouvement contraire dans sa mélodie qui s’apparente au chant, en l’accompagnant d’une harmonie du XXe siècle. (Fig. 10).
Fig. 10. Bembinow, Ave maris stella, m. 34-37
D’autres morceaux liturgiques de Bembinow utilisent le chant et des procédés de compositions médiévales de différentes façons. Son Veni Sancte Spiritus primé démontre des processus de composition du Moyen-âge dans le contexte d’harmonies du XXIe siècle. (Fig. 11). Dans cet exemple, notons les fréquentes harmonies en quintes, et la superposition de divisions rythmiques binaires et ternaires.
Fig. 11. Bembinow, Veni Sancte Spiritus, m. 30-36
Vulnerasti Cor Meum est un autre morceau commençant par une figure s’apparentant au chant; ce chant sert seulement de matériau de base pour une œuvre qui est à la fois rythmique et variée. Il commence le morceau avec une figure de chant accompagnée de drone, puis il utilise la forme du chant pour former un motif qui est chanté à un tempo beaucoup plus rapide. (Fig. 12)
Fig. 12. Bembinow, Vulnerasti Cor Meum, m. 1-3, 11-12
Pawel Łukaszewski (né en 1968)
Pawel Łukaszewski est un compositeur extrêmement prolifique, avec des commandes considérables émanant des meilleurs chœurs du monde entier et enregistrées par des personnalités comme Stephen Layton en 2008 et le Choir of Trinity College, Cambridge. La musique de Łukaszewski est influencée par le mysticisme de Pärt, Górecki et Tavener, mais le compositeur est sans aucun doute en train de tracer son propre chemin avec une voix, un style et une technique uniques.
Paul Wingfield, écrivant dans le livret du CD qui accompagne l’enregistrement Layton, a décrit la palette harmonique de Łukaszewski comme “plus subtile et immensément plus variée que celles de Górecki, Pärt et Tavener, et il est apte à sortir des sentiers battus, en créant un mode essentiellement unique d’opération harmonique pour chaque pièce.”.
Une grande partie de sa musique présente une approche unique des techniques qui sont le plus associées aux compositeurs mystiques. Le chant domine certaines de ses compositions. Son Psalmus 129, composé en 1995 et modifié en 2008, est un très beau chant accompagné, écrit pour double chœur. Bien que le compositeur donne des indications métronomiques précises et de nombreux repères de mesure et de tempo pour aider ceux qui ne sont pas familiers avec le chant, le morceau “chante tout seul”. Même s’il est simple dans son approche, le psaume pénitentiel mieux connu sous le nom de De Profundis est merveilleusement efficace dans sa configuration. (Fig. 13).
Fig. 13. Łukaszewski, Psalmus 129, m. 33-35
Le compositeur prend une approche différente pour définir le chant dans Psalmus 102 (2003) : au lieu d’accompagner la ligne de chant avec principalement des accords statiques comme dans le Psalmus 129, le compositeur indique la ligne de chant dans un rythme homophonique soigneusement écrit pour donner au texte latin sa propre emphase au début du morceau. Plus tard, il fournit une section contrastante où le texte se traduit par des entrées fractionnées dans le chœur (Fig. 14).
Fig. 14. Łukaszewski, Psalmus 102, m. 1-2, 35-37
Dans l’une de ses œuvres les plus populaires, Nunc Dimittis (2009), Łukaszewski emploie un drone au début, qui reste tout le long de la plus grande partie de la composition, grâce à un petit quatuor de solistes. Le reste du chœur fournit une présentation homophonique du texte, explorant les harmonies et les dissonances que la note drone intègre (Fig. 15). Plus tard dans le morceau, le drone se dissout en quelque chose qui ressemble à une déclaration spirituelle occasionnelle par le quatuor solo, tandis que l’ensemble choral chante une série répétitive d’accords qui fonctionne comme un ostinato, devenant plus doux à chaque reprise.
Fig. 15. Łukaszewski, Nunc Dimittis, m. 1-5
Łukaszewski est un compositeur qui déborde d’approches créatives des textes liturgiques. Il transforme des techniques du passé en de nouveaux outils pour aujourd’hui. Son approche est profonde, et sa production est prolifique ; sa musique vaut mieux des dissertations que les mots limités qui peuvent lui être consacrés dans ces pages. D’autres œuvres populaires sont Two Lenten Motets (1995), Antiphonae (1995-1999), et Terra Nova Et Caelum Novum (2006).
Les créations musicales de Twardowski, Bembinow et Łukaszewski reflètent un peu de l’”aura” spirituelle de Tavener, Pärt, et Górecki. Alors qu’ils conservent leurs voix individuelles, beaucoup de leurs œuvres montrent une inclinaison vers la spiritualité au travers de leur choix des textes liturgiques, l’utilisation ou l’influence du chant, et l’usage de drones et d’ostinati. Ces trois compositeurs ont parfaitement saisi le mystère et les techniques du passé, et les ont fait fusionner avec les harmonies et les procédés d’aujourd’hui.
Philip Copeland est Directeur des activités chorales et professeur de musique associé à l’Université de Samford à Birmingham, Alabama. Ses chœurs donnent souvent des représentations et sont souvent primés dans des concours internationaux et des conférences à l’American Choral Directors Association de même qu’au National Collegiate Choral Organization. A Samford, il donne des cours de direction, de diction et d’éducation musicale. Le Dr Copeland est diplômé d’éducation musicale et de direction de l’Université de Mississippi, du Mississippi College et du Southern Seminary à Louisville, KY. À Birmingham, il est directeur de musique au South Highland Presbyterian Church et prépare l’Alabama Symphony Chorus pour ses représentations avec l’Alabama Symphony Orchestra. Il est le père de triplées de neuf ans: Catherine, Caroline et Claire. Courriel: philip.copeland@gmail.com
Traduit de l’anglais par Chantal Elisène-Six (France)