Les processus cognitifs élémentaires en direction
Theodora Pavlovitch, chef et professeur
Les processus psychologiques représentent une catégorie élémentaire de phénomènes, c’est-à-dire une séquence de changements de l’activité mentale au cours de certaines interactions entre l’homme et le monde. Ce sont des manières dynamiques de représenter la réalité, qui en fonction de leur nature se distinguent en :
- Processus psychologiques cognitifs (sensations, perceptions, pensées, mémoire, imagination)
- Processus émotionnels (sensations, expériences actives et passives)
- Processus de volonté (volonté, résolution, effort, performance)1.
Étudier la spécificité des processus cognitifs à l’œuvre lors des activités variées et complexes liées à la direction d’orchestre nous aidera à comprendre une part importante des caractéristiques psychologiques qui y correspondent.
- SENSATIONS, PERCEPTIONS ET CONCEPTS
A.) Sensations
Les sensations constituent le processus cognitif le plus élémentaire, qui reflète les propriétés individuelles des objets et des phénomènes du monde intérieur et extérieur par rapport à leur impact sur les observateurs. Leur fonction est de fournir de la matière pour les processus cognitifs plus complexes. Selon la nature de ce qu’elles reflètent et la localisation des récepteurs, les sensations se répartissent en trois groupes :
- a) extéroceptives (« externes »), reflétant les propriétés des objets et les phénomènes de l’environnement extérieur grâce à des récepteurs situés à la surface du corps. Cette catégorie comprend les sensations visuelles, auditives, olfactives, ainsi que le sens tactile de la température ;
- b) intéroceptives (« internes ») : qui reflètent les sensations des organes internes grâce à des récepteurs situés dans les organes et tissus intérieurs ; ce groupe inclut toutes les sensations organiques, comme la sensation de douleur, le sens de l’équilibre, etc. ;
- c) proprioceptives : qui fournissent des informations sur la position et les mouvements du corps grâce à des récepteurs situés dans les muscles et les tendons2.
Dans le premier groupe (sensations extéroceptives), les sensations auditives sont de prime importance pour tout type d’activités liées à la musique. Les sensations visuelles sont également majeures, car elles permettent au chef de s’informer sur le contenu de la partition, tout comme sur les activités de l’effectif de musiciens pendant la représentation.
Le rôle des sensations intéroceptives n’est pas fondamental, mais elles sont tout de même importantes pour déterminer la condition physique générale du chef, et ont donc un impact au niveau des processus psychologiques plus élevés : émotion, volonté, mémoire, imagination, etc. Les mots exprimés par Karajan dans une interview en donnent une bonne illustration : « Ma joie à diriger l’orchestre est bien plus grande, et peut-être le public le ressent-il. L’orchestre, lui, le ressent assurément. Ma joie à le diriger a pris une nouvelle dimension depuis que je me suis débarrassé d’une douleur sévère que je subissais depuis plus de huit ans »3.
Parallèlement, l’expérience a prouvé que les fonctions intenses du conscient et du subconscient dans le processus créatif pouvaient neutraliser les sensations intéroceptives. Karajan poursuivait : « Un jour, pendant un concert, j’ai craché un calcul rénal et je ne l’ai remarqué qu’ensuite. Normalement, c’est le genre de douleur qui vous fait vous rouler par terre »4.
En ce qui concerne les sensations proprioceptives, comme déjà souligné dans le chapitre précédent les sens kinesthésiques sont primordiaux pour la direction, car ils donnent des informations sur la position et les mouvements du corps et de chacune de ses parties. Ils comportent aussi les sensations du système vestibulaire liées à l’équilibre du corps dans l’espace. Les sensations kinesthésiques permettent, lorsque le degré de maîtrise de soi est suffisant, d’effectuer des mouvements spécifiques, résolus et efficaces. De nombreux chefs, à force d’auto-surveillance, en arrivent à la conclusion qu’une « liberté » du muscle est nécessaire. Lorin Maazel disait : « La tension des muscles est ce qui est le plus dur à surmonter. Dès que je suis dans la musique, ce ne sont pas seulement les muscles des bras et des épaules qui se tendent, mais aussi ceux du dos et des jambes. Un jour je me suis dit : Tu dois apprendre à te détendre… »5.
On trouve, en ce sens, des idées intéressantes dans le manuel de direction d’orchestre de Scherchen Hermann : « Il y a une loi : l’énergie mentale intense devient énergie physique intense. Cependant, l’énergie physique est anti-musicale par nature : la musique est un art d’esprit et de tension spirituelle, elle ne supporte pas l’énergie physique, qui est une fin en soi »6.
Les conclusions de K.S. Stanislavski, suite à ses observations du travail des acteurs, sont très précieuses : « Tant qu’il y a une tension physique, il ne peut pas y avoir une vraie expérience sensuelle et une vie spirituelle normale. Donc, avant de commencer à créer, on doit préparer ses muscles afin qu’ils ne limitent pas la liberté de mouvement »7.
Le problème de la liberté des muscles a un caractère largement individuel : beaucoup de chefs arrivent à cette liberté de manière naturelle, sans nécessiter de soins particuliers. D’autre part, comme nous l’avons vu dans les citations ci-dessus, même les plus connus rencontrent des difficultés à surmonter les tensions musculaires au long de leur carrière. Il est donc important d’enseigner aux jeunes chefs à sentir leurs propres muscles, par exemple en activant les sensations kinesthésiques et la maîtrise de soi consciente, afin de se débarrasser de toutes les tensions superflues.
Ce problème a été étudié consciencieusement dans la recherche scientifique de A. Sivizianov intitulée « Le problème de la liberté des muscles des chefs de chœur », dans lequel l’auteur, sur la base de nombreux travaux scientifiques, développe une théorie complète sur la façon d’arriver à la liberté motrice dans la direction, et sa signification.
Comme il a déjà été souligné, lors de la direction les sensations kinesthésiques sont directement connectées aux perceptions auditives musicales. Afin de comprendre le mécanisme qui crée ces perceptions, il faut tout d’abord nous pencher sur le rôle des sensations et perceptions auditives.
Sur la base des propriétés élémentaires des sons acoustiques, quatre types de sensations ont été déterminées : la hauteur, l’intensité, le timbre et le rythme8. Cette différentiation a une valeur totalement scientifique, car les quatre propriétés du son sont entièrement liées et se superposent en continu. Il est nécessaire de les considérer une par une pour approfondir notre analyse. Avant tout, il faut cependant clarifier qu’à cause de la complexité des processus d’analyse des sons, la littérature scientifique utilise souvent le terme « sens » qui fait référence plus à l’aspect psychologique que physique du phénomène. Sans s’arrêter sur les mécanismes psycho-physiologiques, nous allons donc expliquer le rôle des différentes propriétés de la sensation musicale.
LE SENS DE LA HAUTEUR, aussi appelé sens tonal, est considéré comme une capacité musicale essentielle9. Il a été prouvé, par une série d’arguments scientifiques, qu’il peut être amélioré par l’entraînement. Il a aussi été souligné que ce sens est important mais en aucun cas suffisant pour la musicalité. Dans la direction, le sens tonal a une grande importance à cause du besoin de contrôler et d’éventuellement demander la correction des sons de la multitude d’objets les produisant (instruments ou voix). Dans ce cas, ce que l’on appelle la capacité descriptive est d’une grande importance car elle permet de ressentir même les plus petits changements dans la hauteur du son. D’autre part, la théorie selon laquelle l’ouïe humaine fonctionnerait par zonage permet d’expliquer la capacité à percevoir l’écart de son uniquement quand il est supérieur à certaine valeur, de l’ordre de 20-30 cents. C’est cette spécificité de l’audition qui permet d’expliquer ce que l’on appelle « l’effet de chœur », qui est typique de tous les ensembles. A cause de l’incapacité objective de multiples musiciens à reproduire un son de l’exacte même hauteur à un moment précis dans l’ensemble, des sons complexes sont produits, dont la hauteur correspond à une zone plus ou moins large de fréquence des sons. Le rôle du chef est de contrôler autant que possible la largeur de cette zone, et, lorsque l’écart dépasse la valeur spécifique, c’est-à-dire quand les sons combinés ne sont pas perçus comme un tout, de demander aux musiciens d’effectuer les corrections nécessaires. Un son joué ou chanté faux (à cause d’une erreur du musicien ou de la partition) constitue un cas particulier, mais il revient encore au chef de le corriger. Pour mener à bien cette tâche, il doit posséder et développer une acuité tonale permettant de percevoir et de répondre de façon adéquate aux écarts de son qui pourraient survenir.
LE SENS DE L’INTENSITÉ n’est pas moins important dans la direction, car les nuances sont primordiales pour l’interprétation musicale. Le sens des nuances est un de ceux qui apparaissent le plus vite, et il est facilement contrôlé. Un haut degré de développement de ce sens est une autre condition impérative pour la direction, à cause du besoin de capacités de distinction importantes des différents degrés de nuance. En ce sens, la deuxième partie de la composition Inori de Karlheinz Stockhausen est un exemple extraordinaire, car sur instruction de l’auteur le chef doit effectuer 60 degrés de nuances différents.
Un des plus grands problèmes du sens de la dynamique en direction est l’effet de masque ou d’assourdissement, c’est-à-dire la « dissimulation » d’un son par un autre qui se produit particulièrement souvent lors des changements infimes de hauteur ou de nuance. Cette spécificité montre aussi clairement l’interrelation directe entre le sens tonal et celui de la dynamique. De plus, le sens de la dynamique est directement connecté avec le sens du timbre, où l’oreille humaine perçoit des timbres sonores, selon les caractéristiques du spectre, comme plus forts que d’autres. Bon exemple à ce propos : deux des Dix règles d’or utilisées pour l’album d’un jeune chef de R. Strauss. Il écrit : « 5. Mais ne laissez jamais les cors et les bois en dehors de votre champ de vision. Si vous pouvez tout juste les entendre, ils sont déjà trop forts ; 6. Si vous pensez que les cuivres soufflent maintenant suffisamment fort, atténuez-les d’un ton ou deux. ».
Le sens de la dynamique du chef est d’une très grande importance pour assurer l’équilibre dynamique de l’effectif, qui représente un élément essentiel du chœur ou du son de l’orchestre.
Le manque de ou l’insuffisance de contrôle auditif causé par un sens dynamique faible pourrait provoquer des dommages considérables sur la structure de l’interprétation musicale.
Le SENS DU TIMBRE est aussi d’une grande signification dans la pratique de la direction. Vu la spécificité du travail sur les timbres, un chef doit être capable de les percevoir et d’avoir sur de multiples timbres différents un impact indirect. Selon les recherches effectuées par le psychologue russe B. Teplov, trois groupes de signes sont utilisés pour spécifier les timbres :
- caractéristiques lumineuses : clair, foncé, brillant, mat, etc. ;
- caractéristiques sensorielles : doux, rugueux, tranchant, sec, etc. ;
- caractéristiques spatiales et volumétriques : plein, vide, large, solide, etc.
Ces caractéristiques et tout autre trait similaire sont souvent utilisés dans la pratique de la direction. L’importance particulière du timbre et du sens de la dynamique s’explique par le fait qu’ils sont primordiaux pour construire la structure de l’interprétation musicale avec une attention particulière à la dynamique et aux composantes sonores du timbre.
Le SENS DU RYTHME est basé sur les réflexes conditionnels liés au temps, fondamental pour le système nerveux central. Pour tous les types d’activités musicales (composition, exécution, écoute), les sens auditifs et cinétiques sont combinés. Étant donné le rôle primordial de l’appareil locomoteur dans la direction, cette combinaison est d’une signification fondamentale. Toutefois, la structure plus complexe du sens du rythme, qui est reliée avec les processus cognitifs les plus élevés, nécessite cela afin d’examiner cette problématique séparément.
Comme nous l’avons déjà noté, l’action complexe des types de sensations énumérées ci-dessus forme la perception musicale globale.
B.) La perception musicale
La perception est décrite comme un processus mental de base de réflexion subjective sur des objets et phénomènes réels dans la totalité de leur propriété et parties en vue de leur impact immédiat sur les organes sensoriels. Ainsi, contrairement aux sensations qui donnent à la conscience une information à propos des aspects individuels des objets et des phénomènes, la perception donne une information à propos de leur intégrité. Simultanément, la « perception normale » n’est pas seulement un acte purement passif et méditatif, mais aussi une réflexion active. Ce n’est pas l’œil isolé, l’oreille isolée, etc. qui perçoit, mais un être humain précis avec une attitude déterminée à la perception, avec ses besoins, ses champs d’intérêt, ses objectifs, ses désirs et ses sentiments. La perception n’est pas la somme mécanique des sensations individuelles, mais une toute nouvelle étape de la connaissance sensorielle avec ses traits spécifiques. » Compte tenu de la structure complexe de la perception, la différenciation des différents types de perception est effectuée en fonction de l’analyste actif prévalent. Sur la base de ces informations, les perceptions sont divisées en perception visuelle, perception auditive, etc.
Les PERCEPTIONS AUDITIVES, outre la combinaison des différents types de sensations auditives, possèdent un tout nouveau niveau de caractéristiques, dont celles-ci sont d’une importance capitale pour la direction :
- Perception de la mélodie en tant que pensée musicale complète, le plus souvent porteuse du contenu musical de base appelée « oreille musicale ». Outre les signaux externes (hauteur, durée, timbre et force de chaque son), un individu perçoit la mélodie dans sa globalité, avec l’information émotionnelle qu’elle porte en elle. La mélodie ne peut pas seulement être perçue comme un agitateur émotionnel ; à cet égard, B. Teplov affirme qu’une telle « non-musicalité absolue est impossible pour la psyché courante ».
Lors de la direction, l’écoute mélodique occupe une fonction importante, parce que la mélodie est une des principales formes d’expression et sa perception active (sa modélisation) est un élément significatif du processus créatif. Il est important que le chef la perçoive, et que cette perception influence le processus de l’interprétation musicale sur la formation de la structure des éléments de la mélodie (intonation, rythme, relations modales). En même temps, la perception émotionnelle et l’expérience de ces éléments dans leur relation est aussi une partie importante de ce processus.
- Perception de l’harmonie, l’écoute harmonique s’exprimant comme « l’habileté à percevoir la musique à plusieurs voix ». Suite à plusieurs études, il a été prouvé qu’il s’agit de la dernière habileté développée par l’homme (dans un sens ontogénétique et phylogénétique).
Le sens de l’écoute harmonique dans l’activité directrice est indéniable. Nous pouvons affirmer que le travail du chef est impossible sans un développement correct de cette perception complexe. Étant donné le fait que le chef « opère » avec de la musique à voix multiples dans toutes ses formes, il ne pourrait exécuter le processus créatif sans une perception active de la verticalité.
Une des principales caractéristiques de la direction des groupes performants comportant la voix humaine (chœurs, ensembles vocaux et vocaux-instrumentaux), est la présence d’un texte, ce qui complique encore plus la perception, ajoutant aux structures musicales une information lyrique structurale.
Avec eux, le mécanisme de la perception est connecté à d’autres zones cérébrales (celles de la parole). Ainsi, nous pouvons présumer que le processus global de la perception se complique encore. Dans ce mécanisme, quatre niveaux de perception peuvent être différenciés : le phonétique (son, niveau phonémique), le morphologique (motif, mot), le syntactique (phrase, niveau syntaxique et logique, composition), et la composition (selon la forme musicale complète et en rapport avec le sens et la structure du texte).
- PERCEPTIONS VISUELLES – Sur la base des conclusions faites au chapitre quatre sur le rôle de l’analyste visuel lors de la direction, nous pouvons déterminer deux types de perceptions visuelles :
- perception visuelle de la partition, directement liée aux perceptions auditives et aux perceptions musicales et auditive créées ;
- perception visuelle des interprètes ; aussi en lien direct avec les perceptions auditives et assurant l’information supplémentaire lors de la réalisation du processus créatif.
Pour Wingartner, « Si le chef est esclave de la partition à un point tel qu’il ou elle ne peut s’en séparer ne fût-ce qu’une minute pour regarder l’orchestre, alors il n’est qu’un batteur de mesure incompétent et n’a pas le droit de s’appeler artiste ». En tout cas, ce type de perception visuelle est directement dépendant de l’activité de la mémoire, dont nous allons étudier plus loin les particularités pendant la direction.
Ces deux types de perceptions visuelles jouent un rôle important dans le processus psychique global pendant la direction.
- La PERCEPTION DU TEMPS est une « forme particulière de la perception qui reflète la continuité objective, le changement et la structure des événements qui se produisent dans nos vies quotidiennes ». Il a été prouvé, grâce à de multiples expériences, que l’écoute et les sensations motrices aident pour la perception la plus appropriée de périodes de temps, qui sont déterminées par les processus rythmiques dans l’organisme humain (rythme du cœur, de la respiration). En tant qu’art qui se développe en temps réel, la perception du temps dans la musique est d’une importance capitale.
Lorsqu’on exécute le processus créatif, la perception du temps a deux aspects pour le chef :
- en ce qui concerne le sens et respectivement les perceptions pour le métro-rythmique, établissant les réflexes conditionnels pour le temps ;
- en ce qui concerne la perception du tempo, qui est l’une des plus importantes formes de l’expression en musique. En tant que facteur principal pour la création de la structure et pas par hasard, presque tous les grands chefs d’orchestre ont examiné la problématique du tempo « correct » dans leur production écrite.
De Berlioz et Wagner, de Weingartner et Furtwängler à nos jours, les chefs d’orchestre examinent constamment cette question, recherchant un critère objectif pour déterminer le tempo. Certains d’entre eux en arrivent même à la conclusion que la perception du tempo est en grande partie un problème psycho-psychologique et psycho-physiologique, établissant le lien entre le sens du temps et le tempérament du chef d’orchestre. Berlioz affirme, par exemple : « Les plus dangereux sont ceux qui manquent d’activité et d’énergie. Ils ne peuvent pas gérer un tempo plus rapide. Aussi vite que l’œuvre puisse commencer, si on les laisse faire ils vont la ralentir jusqu’à ce que le rythme atteigne un certain niveau de calme, correspondant apparemment à la vitesse de mouvement du sang dans leurs veines et à l’enthousiasme général de leur organisme… Il y a des personnes au summum de leur jeunesse dont le tempérament est lymphatique, comme si leur sang circulait à un tempo moderato ».
Particulièrement attrayantes mais prouvant la complexité de la perception du tempo sont les remarques d’Eugene Ormandy, notées par ses interprètes d’orchestre lors des répétitions : « À chaque concert, je ressens une certaine incertitude dans le tempo. Il est clairement écrit que la noire vaut 80, et non 69 ! “… “Je dirige lentement, car je ne connais pas le tempo” … “Je vous ai donné exprès un tempo plus lent car je ne sais rien de plus correct” … “Notez que je dirige plus vite puis plus lentement, plus vite puis plus lentement. Tout est lié au tempo précédent »[1]. Dans cette étrange « mosaïque » de citations, Ormandy replace inconsciemment le problème du tempo dans son pur aspect psychologique.
D’un autre côté, les activités artistiques dans la profession de chef d’orchestre sont largement liées à ce problème. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement de se sentir incertain, de compliquer le choix du tempo, mais plus fréquemment par un choix esthétique, directement lié aux enjeux de la pensée artistique.
Cet intérêt particulier pour le tempo et son lien avec la perception, nous le voyons dans une interview avec le professeur V. Kazandzhiev : “Pour moi, le bon tempo est celui qui correspond à la pulsation naturelle de la musique, qui ne crée pas de tension … La musicalité doit être normale. Toute tension est perçue comme de la nervosité. Gluck et Vivaldi eux-mêmes ont dit que le tempo est tout. Mais quand vous montez sur le podium du chef, votre pouls grimpe à 130. Vous pensez prendre le bon tempo, mais il s’avère trop rapide sous l’influence de votre propre pouls accru… Le pouls se se manifeste avant tout par les tempi plus rapides. Plus un chef d’orchestre est détendu, plus il y a de chances d’avoir un tempo plus calme et correct. Il n’y a rien de plus ennuyeux que les tentatives d’imposer des tempos à l’artiste. Oui, dans l’effort commun de création, il doit y avoir de la logique et cela vient aussi des tempos préférés par le chef »[2].
Il faut noter qu’à la suite de tout ce qui a été dit jusqu’à présent, cette perception du tempo est en relation directe avec d’autres processus cognitifs tels que les perceptions musicales-auditives, la pensée, l’imagination. Il dépend également beaucoup du tempérament et du caractère du chef. Mais la dépendance de cette perception est particulièrement forte par les processus psychiques émotionnels et volontaires qui créent l’une des composantes les plus importantes des caractéristiques psychologiques du chef.
Dans la littérature scientifique récente traitant des questions de psychologie cognitive, nous trouvons des conclusions qui expliquent en grande partie la complexité et la compatibilité des processus : « La question de savoir où placer la frontière entre la perception et la connaissance, ou même entre le sens et la perception, provoque de vifs débats. Au lieu de cela, pour être plus efficaces, nous devons revoir ces processus dans le cadre du continuum. Les informations transitent par le système. Différents processus répondent à différents problèmes »[3].
Le professeur associé Irina Haralampieva, PhD, souligne dans son travail «The Musical Audience»: «Nous devons noter que l’expérience musicale n’est pas seulement spécifique, mais complexe. Chaque moment de perception entrelace les sens, les émotions, les pensées, les souvenirs, les associations, etc., qui se fondent dans ce corps complexe, se répandent dans l’expérience de vie générale de l’individu et vivent longtemps après que la musique s’estompe »[4].
[1] Ormandy, Eugene. Curiosités du travail de répétition. Dans: Musique, hier, aujourd’hui. numéro 1/1999, p. 52, 54, 60.
[2] Karapetrov, Konstantin. Entretien avec le prof. Vasil Kazandzhiev. – Dans: Musique, hier, aujourd’hui. numéro 6/1994, p. 5-6.
[3] Sternberg, Robert. Psychologie Cognitive Sofia: Iztok-Zapad, 2012, page 106.
[4] Haralampieva, Irina. Le public musical Sofia: Haini, 2014, page 63
C.) Concepts
Les concepts représentent un niveau de connaissance plus élevé que les sensations et perceptions. Ils représentent des images visuelles et résumées d’objets et de phénomènes du monde objectif se produisant dans le cerveau, qui n’ont aucun impact sur les sens à un moment donné. Généralement, ce sont les résultats du traitement et du résumé des perceptions passées[1].
Des concepts de structure et de fonction différentes participent au processus créatif de direction.
Les concepts musicaux-sonores sont un élément clé du processus créatif de direction. La principale forme d’expression de ces concepts est l’audition intérieure du chef d’orchestre, que Rimsky-Korsakov définit comme «la capacité de présentation mentale des sons musicaux et de leurs rapports sans l’aide d’un instrument ou d’une voix»[2]. Hermann Scherchen mentionne également l’importance de l’audition intérieure dans son Handbook of Conducting : „Le chef est un présentateur de ses concepts idéaux. Il doit entendre mentalement la composition musicale d’une manière aussi claire que cette musique a été entendue par son créateur… C’est exactement le chant intérieur parfait qui doit créer le concept de musique chez le chef. Si la composition vit dans le chef sous sa forme initiale, sans être déformée par l’aspect matériel de la reproduction, alors il est digne d’atteindre la magie de la direction »[3].
Dans le processus créatif mené par le chef, la participation des concepts musicaux-sonores est au tout début : à la lecture de la partition musicale. À ce moment est réalisé le véritable « alliage » de moments visuels et sonores chez les personnes ayant une audition intérieure très développée. Ensuite, la perception auditive doit immédiatement provoquer des mouvements correspondants et permettre une «écoute avec les yeux» immédiate. Robert Schumann disait : „Quelqu’un a dit que le bon musicien, après avoir entendu un morceau d’orchestre aussi complexe qu’il puisse être, doit en voir devant lui la partition musicale telle quelle. C’est la plus haute perfection que nous puissions imaginer »[4].
Lors de la formation du chef, développer et accroître cette faculté est une tâche primordiale car le manque de connexion entre les perceptions sonores et les concepts musicaux-sonores rendrait impossible la réalisation du processus créatif. Aucun des processus mentaux supérieurs ne pouvait remplacer ou compenser un tel manque ou des capacités insuffisamment développées d’ «entendre» la partition musicale.
Outre la formation de concepts musicaux-sonores, les perceptions visuelles sont à la base de la création de concepts sonores.
Dans l’activité de direction, ils sont essentiels sous deux aspects : premièrement, en dirigeant sans partition musicale on peut compléter les concepts musicaux et sonores conservés dans sa mémoire. Selon le type de mémoire dont dispose le chef, les concepts auditifs peuvent jouer un rôle plus ou moins important.
Le deuxième aspect de la participation des concepts sonores à la direction est lié à l’utilisation d’idées d’images (visuelles) créées à partir du contenu musical. Ce processus est le résultat de la connexion entre les différents centres cérébraux et l’imagination. L’occurrence de concepts visuels sur la base de concepts auditifs est un phénomène important, qui constitue la base de la musique à programme et de tous les genres liés à quelque forme d’illustration sonore. Rudolf Kan-Schpeier formule son opinion sur cette question de la manière suivante : „Le fait que le chef d’orchestre ne réalise généralement pas exactement comment il/elle imagine le contenu de la composition et comment, sur la base de ce concept, il/elle détermine la manière de jouer, s’explique également par le fait que l’essence de tels concepts ne peut en règle générale être liée à aucun objet spécifique … L’essence de nombreuses compositions, ainsi que la tournure d’esprit de nombreux chefs est telle que les concepts spécifiés de nature objective ne leur sont pas toujours révélés »[5].
La question du rôle positif ou négatif des associations audio-visuelles est trop subjective. Nous ne pouvons pas et nous n’avons pas à nous prononcer « en une phrase » «pour» ou «contre» ce phénomène. La chose la plus importante dans ce cas est qu’elle prouve à nouveau la dépendance mutuelle et le lien entre les différents processus psychologiques. Dans le cas particulier, nous pouvons parler d’enrichir les concepts sonores à la suite de l’action complexe de l’imagination, des fonctions spécifiques de l’image et de la sphère émotionnelle, qui a une nature individuelle et spontanée.
En conclusion, nous devons souligner que les concepts visuel et musico-sonore sont en corrélation directe avec l’expérience professionnelle acquise du chef. Le professeur Dimitar Hristov a écrit : “Par exemple, le compositeur expérimenté trouve les défauts d’une feuille de musique même visuellement, sans l’aide de son ouïe interne : sa main corrige automatiquement le flux affiché sur le papier à musique”[6]. Les chefs expérimentés ont la même capacité – en acquérant des connaissances et des compétences, leurs concepts musico-sonores et visuels s’enrichissent, ce qui augmente de sa part «la palette» de leurs opportunités créatives et la largeur des processus mentaux participant à l’acte créatif.
RÉFÉRENCES
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Karapetrov, Konstantin. Entretien avec le prof. Vassil Kazandzhiev. Dans: Музика, вчера, днес. (Music, yesterday, today) – 6/1994, p.5-6.
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Strauss, Richard. Десять золотых правил (Dix règles d’or). Dans: Дирижерское исполнительство (Direction d’art du spectacle). Moskow: Music PH, 1975.
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Theodora Pavlovitch est Professeure de direction de chorale et Directrice du Département de Direction de l’Académie Nationale de Musique de Bulgarie. Chef du chœur de chambre Vassil Arnaoudov Sofia et du chœur de radio FM classique (Bulgarie). En 2007/2008, elle a dirigé le World Youth Choir, honoré par l’UNESCO avec le titre d’Artiste pour la Paix, reconnaissant le succès du WYC comme espace de dialogue interculturel à travers la musique. La professeure Theodora Pavlovitch est fréquemment invitée à participer à plusieurs concours choraux internationaux en tant que membre du jury, comme chef et conférencière lors de prestigieux événements internationaux dans 25 pays européens, aux États-Unis, au Japon, en Russie, en Chine, à Hong Kong, à Taiwan, en Corée du Sud, en Israël. Depuis 2012, T. Pavlovitch représente la Bulgarie au sein du Conseil Choral Mondial. Email: theodora@techno-link.com
Traduit de l’anglais par Amélie BERGERON, Sarah CHAMBOREDON (France) et Peterson Pierre (Haïti), relu par Jean PAYON (Belgique)
[1] Piryov, Gencho. LyubenDesev. Dictionnaire Concis de Psychologie Sofia: Partizdat, 1981, pages 150-151.
[2] Rimsky-Korsakov, Nikolay. Citation de Hristozov, Hristo. Psychologie musicale. Plovdiv Macros, 1995, page 84
[3] Scherchen, Hermann. Manuel de conduite. – В: Réalisation d’un acte de représentation. Moscou: Muzika, 1975, pages 209-210. »
[4] Schumann, Robert Citation de Hristozov, Hristo. Psychologie musicale, page 86
[5] Kan-Schpeier, Rudolf. Handbook on Conducting – In: Conducting perform act. Moscou: Muzika, 1975, pages 209. »
[6] Hristov, Dimitar. Hypothèse de la structure polyphonique. Sofia: Naukaiizkustvo, page 133
stvo, page 133