L’Avenir de la Tradition

La musique chorale de Domenico Bartolucci

 

Par Aurelio Porfiri, chef de Chœur, organiste et enseignant

 

Le mot “tradition” a une résonance particulière pour un grand nombre de personnes aujourd’hui. S’il est surestimé par certains, il est aussi largement ignoré par d’autres. Et lorsque l’on parle de tradition liée à la musique, on ne peut pas faire l’impasse sur l’essor qu’a connu le langage musical au cours du siècle passé, un développement qui s’est réalisé, d’une certaine façon, au détriment de la tradition. Cependant, même au cours du mouvementé siècle passé, des voix se sont tout de même élevées pour affirmer le rôle de la tradition et de la tradition musicale. L’une de ces voix est celle de Domenico Bartolucci, un prête catholique, compositeur et chef de chœur, une figure dans le monde de la musique sacrée non seulement pour sa musique mais également pour sa forte personnalité. Sa musique, qui mériterait d’être plus largement connue, est chantée à travers le monde et il demeure encore actif dans le monde musical malgré son âge avancé. La tradition pour lui ne doit pas être un mot qui dérange mais au contraire être synonyme de richesse. Pour les personnes comme lui qui vivent comme des musiciens de l’Eglise catholique, la tradition renvoie au chant grégorien et à la polyphonie de la Renaissance, répertoires que l’Eglise a toujours considérés comme un exemple de ce que devrait être la musique liturgique. J’ai été son élève durant plusieurs années à l’Institut Pontifical de Musique Sacrée, et j’ai toujours plaisir, encore aujourd’hui, à lui rendre visite et à échanger avec lui sur ce sujet et sur d’autres. J’ai en mémoire son insistance pour sauvegarder ce répertoire : il ne plaide jamais pour que nous nous contentions de cela (comme certaines personnes le défendent à tort) mais il affirme que ce répertoire est un excellent modèle et pour les compositions contemporaines également. Et il l’a démontré à travers sa propre musique. Certaines personnes reprochent à sa musique de ne pas être « moderne ». A ce stade, cela nous éloignerait trop du sujet de cet article. Mais à l’analyse de sa musique on peut être surpris : en effet on y trouve la présence d’accords dissonants et modernes mais leur agencement savant les empêche de devenir des agents perturbateurs. Lorsque je lui ai fait cette remarque, il m’a répondu que cela était dû au fait qu’il y avait une logique dans son langage musical, de sorte que ce qui n’est pas consonant ne choque pas l’auditeur. C’est un disciple de l’école romaine de la musique chorale, aussi penchons-nous d’abord sur ce point.

 

La ‘Scuola Romana’

Le terme italien ‘Scuola Romana’, c’est-à-dire école romaine, peut s’appliquer à plusieurs disciplines artistiques telles que l’école romaine de peinture ou l’école romaine d’architecture. Il y a également une école romaine de musique ou plus particulièrement l’école romaine de musique liturgique qui a connu ses heures de gloire à la Renaissance. A Rome, la Renaissance a été une époque particulièrement importante : la présence du Pape et de la cour papale attirait en effet les meilleurs artistes du monde catholique. Quelle est cependant l’origine de l’école romaine ? Nous devons remonter au 14ème siècle lorsque les papes résidaient en Avignon. C’est dans cette ville que les chantres ont commencé à composer les premières polyphonies dans le genre grégorien. Rappelons, pour l’anecdote, la bulle papale ‘‘Docta Sactorum Patrum’ de Jean XXII en 1324, dans laquelle il condamnait ses chantres flamands pour leur excès de pratique de la polyphonie. A dire vrai, il n’a jamais condamné la chose en elle-même. C’est seulement des décennies plus tard que de telles pratiques seront encouragées. A cette époque l’art flamand du contrepoint atteignait un niveau de technique incroyablement élevé, bien qu’il ne s’agisse très souvent que d’un simple affichage de virtuosité. Ces grands chanteurs flamands partirent à Rome avec le Pape, ils firent la connaissance des grands musiciens italiens, qui devinrent eux aussi membres du chœur papal, pour beaucoup d’entre eux grâce à l’italianisation de la curie. L’art flamand de la polyphonie interagit avec l’aptitude méditerranéenne à chanter, pour atteindre son apothéose au 16ème siècle. C’est ce que l’on appelle la Scuola Romana.

 

Les caractéristiques de cette école sont :

  1. une grande aptitude à chanter
  2. une attention remarquable accordée à chaque chanteur dans le chœur – il y en avait seulement un ou deux à chaque pupitre
  3. une grande attention accordée au texte
  4. un strict respect du rite liturgique (la musique était écrite avec une grande considération pour la spiritualité et les exigences de chaque moment de la liturgie)
  5. un grand respect de la tradition

 

Les répertoires répondant à toutes ces exigences de qualités sont le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance. Il faut juste rappeler que la musique occidentale doit beaucoup à la pratique musicale de l’Eglise catholique,  qui a donné naissance à la riche variété de formes musicales, aussi bien sacrées que profanes, qui font la gloire de notre civilisation.

 

Domenico Bartolucci

Domenico Bartolucci est née à Borgo San Lorenzo, une petite ville non loin de Florence, en 1917. Juste pour rappeler le contexte historique, revenons sur les événements les plus significatifs de cette année-là. La première guerre mondiale faisait encore rage ; le 6 avril les Etats-Unis déclarait la guerre à l’Allemagne. Vers la fin de l’année, la révolution d’octobre éclatait en Russie. Juste une semaine après la naissance de Bartolucci, Fatima, celle qui allait devenir l’un des plus importantes figures dans l’histoire de l’Eglise, apparaissait dans un petit village portugais.  L’Italie à cette époque était encore à majorité agricole, et c’était également le cas de la ville natale de Bartolucci. Sa mère était fermière et son père était un ouvrier agricole qui chantait à l’église bien qu’il n’était pas un chanteur professionnel. La vie musicale était très riche même dans les petites villes ; il y avait des chorales, des groupes de musique, des compagnies d’opéra et bien sûr plusieurs activités musicales liées à la liturgie catholique. Lorsqu’il me parle, il se souvient toujours de ce temps-là, lorsque l’Italie était encore un pays rural, et que la vie, il le mentionne toujours, était plus simple et plus belle. Il dit que la musique était « dans l’air », que l’on pouvait respirer la musique partout. Lorsqu’il était encore petit, Bartolucci envisageait déjà une double vocation: être à la fois musicien et prêtre. Après le lycée, Bartolucci entra au séminaire à Florence, où il se consacra aussi à la musique en chantant en tant que choriste dans la chorale du séminaire. Il commença à étudier la musique avec le chef de chœur Francesco Bagnoli. Etudier le piano n’était pas du tout aisé au séminaire ; le jeune Bartolucci finit par se fabriquer un clavier en carton de sorte à pouvoir s’entraîner. A l’âge de 12 ans, il composa une messe et un Ave Verum pour deux voix. Quatre ans plus tard, il écrivit une autre messe, en utilisant cette fois une meilleure technique et des thèmes de musiques extrêmement originaux. Cette messe, conçue à l’origine pour quatre voix distinctes, fut révisée des années plus tard et transformée en une messe pour cinq voix et orchestre. Il s’agit de l’une des compositions les plus impressionnantes de Bartolucci, connue sous le nom de Missa Assumptionis. Avant son vingtième anniversaire, il avait déjà écrit deux de ses plus importantes compositions symphoniques et chorales : la symphonie rustique et l’Oratorio La Tempesta sul Lago (La Tempête sur le Lac). En 1939, à l’âge de 22 ans, il obtint son diplôme en composition et direction chorale au conservatoire de Florence. Ce diplôme a mis en exergue les dons très spéciaux du jeune maître : il a satisfait l’ensemble des examinateurs dans tous les sujets, majeurs comme mineurs, en seulement deux sessions d’examens entre juillet à octobre de la même année, ce qui aurait demandé dix années d’études à la plupart des étudiants. Il fut ordonné prêtre la même année. Fin 1942, il fut envoyé à Rome pour des études approfondies, notamment pour l’étude de la tradition chorale romaine. A Rome il devint le maître de chapelle adjoint de la Basilique Saint-Jean-de-Latran, la cathédrale de Rome. Mais la Seconde Guerre Mondiale le fit revenir dans sa propre ville. Pendant cette période dramatique politiquement parlant, il écrivit d’autres pièces chorales symphoniques importantes, telles que La Passion (un oratorio) et un concerto pour piano en Mi majeur. A la fin de la guerre en 1945, il retourna à Rome, où il obtint un diplôme plus élevé en composition et en direction de chœur à l’Académie Ste Cécile sous la direction du célèbre compositeur italien Ildebrando Pizzetti. Il obtint également un diplôme en composition à l’Institut Pontifical de Musique Sacrée à Rome. En 1947, il devint le prêtre d’une paroisse située dans une petite ville près de Florence, mais il continua à se consacrer également à la composition.  Le poème sacré Baptisma pour solistes, chœur de femmes et orchestre remonte à cette période. La même année, il fut appelé à Rome pour devenir maître de chapelle de la Basilique Sainte-Marie-Majeure (un poste qu’il occupera pendant des décennies) et aussi professeur de composition et de musique polyphonique à l’Institut Pontifical de Musique Sacré, où il enseignera jusqu’en 1997. En 1952, il fut nommé chef de chœur adjoint de la Chorale de la Chapelle Sixtine – alors que le chef de chœur en titre, Lorenzo Perosi, était malade depuis longtemps. Lorenzo Perosi a dominé la scène de la musique sacrée italienne durant la première moitié du siècle dernier. Musicien très talentueux, Perosi était sous la forte influence du Romantisme nouveau ce qui l’a opposé aux défenseurs de la pure tradition romaine. Sa musique est encore très populaire, et il fait l’objet de plusieurs ouvrages ainsi que de sujets de recherches. Il fut le chef de chœur de la Chorale de la Chapelle Sixtine durant 59 ans. A la mort de Perosi, le Pape Pie XII nomma Bartolucci maître de chapelle permanent de la Chapelle Sixtine, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1997. Bartolucci stimula une reforme au sein de la chorale. Il obtint un budget grâce au Pape Jean XXIII. Il introduisit de nouvelles voix et remplaça les falsettistes par des chanteurs hommes (connus sous le nom de ‘voci bianche’) pour les parties aiguës. C’était une initiative très ambitieuse. En 1965 il fut nommé membre de l’Académie Ste Cécile, un titre qu’il partage avec plusieurs musiciens réputés au plan international. Bartolucci a donné de très nombreux concerts avec la Chorale de la Chapelle Sixtine en Italie et à l’étranger, et son catalogue de compositions devint très volumineux : publié en 40 volumes, ses œuvres incluent des motets, des messes, des oratorios, des pièces d’orgue et des pièces chorales symphoniques aussi bien que d’autres compositions pour piano, violon et ensembles. En 1968 l’un de ces motets en six parties fut choisi par le célèbre musicien américain Perry Como et enregistré avec des paroles en anglais par Ray Charles avec un arrangement musical dédié. Depuis qu’il est à la retraite, comme il a été dit, Bartolucci continue d’être actif en tant que chef de chœuret compositeur. En novembre 2010, le Pape Benoît XVI l’a élevé au grade de cardinal de l’Eglise catholique, un grand honneur en reconnaissance des réalisations énormes de sa vie de musicien.

 

The new Cardinal Domenico Bartolucci
The new Cardinal Domenico Bartolucci

 

Le langage musical de Bartolucci

Les années 1920, années de formation de Bartolucci, sont très importantes pour l’ensemble du monde musical. Pendant cette période, la vieille harmonie tonale a été démontée par Schönberg en Allemagne. Même en France, les musiciens exploraient d’autres voies pour se libérer de la domination de la tonalité. De nombreux compositeurs ont essayé de nouvelles harmonies, souvent en reconsidérant la modalité comme un nouveau langage possible. Ravel et Debussy ont souvent utilisé les modes, mais pas de façon systématique. Il serait utile d’analyser la musique de Bartolucci en la comparant au changement de langage musical de cette époque. Une telle comparaison aurait un sens seulement si nous considérons l’atmosphère culturelle et l’environnement dans lequel Bartolucci a écrit sa musique.

 

  • Le musicien de l’église romaine

Notons que Bartolucci en tant que musicien est profondément chrétien et profondément impliqué dans la vie liturgique. Bartolucci appartient au monde des messes, des prières, des cantors et des orgues. Nous ne pouvons comprendre ni sa personnalité ni son langage musical si nous n’utilisons pas ce prisme. Son art est celui de personnes ordinaires, en ce sens qu’il marche avec une foi simple et spontanée, et à certains moments, on a l’impression que s’identifier aux personnes est la seule raison de l’existence de sa musique. Cette puissance spirituelle, qu’il tire des personnes, sera transformée en notes et renvoyée aux personnes. Le chanteur d’église connecte le peuple avec Dieu à travers son art : Il/elle exprime à Dieu la dévotion du peuple ; Il/elle montre au peuple un aperçu de la beauté de Dieu. Pour cette raison il est très important d’apprendre l’art comme le ferait un artisan, apprenant aux cotés de personnes plus expérimentées, en apprenant la tradition.

Il y a un texte dans lequel il parle de la fonction et de la mission d’un chantre : « Considérons ce que signifie ‘Cantor de l’Eglise’. Cantor de l’Eglise signifie défenseur des Saintes Ecritures. L’on peut aussi dire qu’il est un évangéliste qui prêche par le chant (…). Par conséquent le cantor dans la liturgie est un réel évangéliste qui devrait présenter, à travers l’art de chanter, un texte saint : un texte chanté devra atteindre plus efficacement l’âme des croyants. La musique dans une église n’a pas seulement pour rôle d’illustrer les fonctions liturgiques. Son rôle fondamental est d’ajouter de la force, d’exalter, de rendre vivant le texte saint, de sorte qu’il puisse pénétrer plus efficacement l’âme du croyant ».  Bartolucci a toujours été fidèle à ces idées durant sa longue et prolifique vie musicale.

Il y a un magnifique texte de Guido Pannain, un célèbre musicologue italien, écrit après un concert de la Chorale de la  Chapelle Sixtine dirigé par le Maître : « Ecoutez, dans les performances de la Chorale de la  Chapelle Sixtine, écoutez les voix des garçons, les voix qui montent librement et simplement vers le ciel du chant, errant comme des nuages blancs dans le ciel infini ; écoutez les voix masculines, voyez à quel point ces voix sont légères, comment elles planent si agréablement dans l’air comme des ombres, comment cette harmonie sans nom – la musique – se déploie dans la ligne qui émets des sons et qui se perd dans des ondes musicales, s’entrelace et se réjouit ; s’afflige et s’évanouie dans l’air éthéré … Les performances de la Chorale Sixtine ne peuvent être comparées à ce que nous appelons communément « concert ». Ce sont des convocations spirituelles dans lesquelles la musique réalise un rite et fait une fête » (Il Tempo, 23 Février 1963 dans Cappella Sistina, janvier/mars 1964, p. 19).

 

  • Le texte sacré

Pour comprendre entièrement la musique de Bartolucci, de même que pour comprendre le chant grégorien et la polyphonie, l’on doit souligner l’importance absolue du texte dans sa musique. Le texte n’est pas quelque chose à insérer dans la musique, mais il détermine la forme de la composition elle-même. Dans la musique moderne, il existe diverses formes musicales qui régulent l’utilisation des textes. Dans la musique liturgique, cependant, le texte est le point focal de la composition, il détermine les points d’expansion et de repos, il définit les priorités. Même si le motet a sa propre forme, il ne sera jamais aussi important qu’une forme et la signification ou même la syntaxe du texte, qui est fondamentale pour une interprétation correcte de toute composition de cette école. Le compositeur, par conséquent, est un interprète du texte saint, et à ce sujet Palestrina a reçu le titre de ‘musicien théologien’ .

 

  • La modalité

Le choix de Bartolucci d’un langage harmonique va à contre-courant de la mouvance de son temps : il a décidé de s’exprimer dans un langage modal. C’est un langage qui adopte les gammes traditionnelles sur lesquelles étaient basées le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance. Qu’est ce qu’un mode ? Un mode est une manière d’organiser les tons et demi-tons d’une gamme. Il peut exister un nombre important de modes.

La modalité d’excellente polyphonie découle de celle d’un chant grégorien : « La modalité polyphonique tire son origine de l’application des modes de plain-chant à la musique polyphonique. Certaines caractéristiques modales du plain-chant – principalement les formules mélodiques, les notes initiales et en cadence, et les notes finales – peuvent être facilement appliquées à la musique polyphonique » (Frans Wiering, ‘Le langage des modes’, New York : Ed Routledge, 2001, 10).

Je pense qu’il serait utile de considérer le concept des modes tel que défini par le célèbre Harold S. Powers. Dans le livre de Frans Wiering auquel nous avons déjà fait référence, ce concept est comparé à celui de Bernard Meier, un autre célèbre expert en modalité. Néanmoins, Powers  est plus proche de la pratique de l’école romaine. Analysons l’explication de Frans Wiering : « Alors que Meier considère le mode comme une propriété naturelle de la polyphonie de la Renaissance, Powers considérait le mode d’abord et surtout comme un moyen de classification. Appliqué aux travaux musicaux à posteriori, les modes n’ont pas nécessairement une place dans le domaine de la composition. Cette place est prise par les types tonals qui représentent à priori trois choix du compositeur : les clefs, le system et final.  Alors que Powers nie la nécessité pré compositionnelle universelle des modes, il les considère toujours comme un élément important de la pensée musicale de la période, par exemple, dans un but de publications, ou en tant que « dogme musical » de l’Eglise. Si un compositeur décide d’écrire une composition en mode, il compose alors dans un type tonal qui représente le mode. Comme le dit Powers, un type tonal devrait « être considéré comme ayant été choisi pour ‘représenter’ un mode, pour se positionner comme l’incarnation d’une catégorie traditionnelle ». Powers a aussi mentionné la distinction anthropologique de “l’éthique” et de “ l’émique”. Un phénomène est appelé « éthique » s’il est indépendant de la culture ; « émique » lorsqu’il nécessite la connaissance du contexte culturel. Selon le point de vue de Powers, les modes sont émiques et les types tonals éthiques » (ibid.  p 10). Par conséquent le choix d’une modalité est le fruit d’un contexte culturel spécifique. Comme nous l’avons dit, le « dieu » d’une composition est le texte et sa rhétorique littéraire, et c’est ce texte qui suggèrera le caractère modal de la composition. Il est impossible de comprendre la polyphonie romaine si nous ne reconnaissons pas le fait qu’elle n’est pas d’abord et avant tout une chose musicale : avant la musique, il y a la connexion avec un texte, une liturgie, une tradition, un environnement social : si cette connexion vient à manquer, l’essence également.

 

  • L’aptitude à chanter

Le langage harmonique de Bartolucci ne vise pas une extrême dissonance; il recherche avant tout l’intensification des émotions spirituelles en déployant le potentiel complet du chant. Cela est lié au cantabile italien, qui travaille très naturellement avec l’expression d’un seul cantor comme protagoniste plutôt que la subordination du cantor aux exigences d’une grande chorale, ce qui est plus répandu dans la tradition anglo-saxonne. Avec la beauté de sa musique, Bartolucci tend à amplifier les sentiments vrais et sincères tout en évitant de tomber dans un sentimentalisme banal qui éveille les émotions superficielles.

 

  • Attention portée à la tradition

Bartolucci a un grand respect pour la tradition, comme nous l’avons vu, un respect pour ce dont nous avons hérité du passé. Qu’est-ce la tradition ? Tradition vient de tradere, léguer, c’est un pont entre hier et aujourd’hui, c’est un don du passé pour le futur. Voici la définition de l’historien Eric Hobshawm : « un ensemble de pratiques, normalement gouvernées par des règles ouvertement et tacitement acceptées, et de nature rituelle et symbolique, dont l’objectif est d’inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement la continuité avec le passé » (« Introduction : Invention des Traditions » dans Terence W. Tilley, « Invention des Traditions Catholiques », Orbis Books : New York, 2001, 51). Il s’agit d’un processus de communication d’une communauté spécifique, c’est la persistance de l’identité de cette communauté.

 

Le concept de la tradition de Bartolucci est fortement lié à sa conception de l’éducation musicale, qui est celle de la grande école romaine. Vous pouvez apprendre la musique par l’expérimentation, vous apprendrez en « pratiquant » la musique. L’expérimentation, que nous appelons pratica, est l’élément fondamental de l’apprentissage ; comme cela a été le cas d’étudiants peintre qui ont appris leur art en travaillant aux cotés des maîtres, de même comme cela a été le cas pour les musiciens qui ont découvert les secrets de l’art musical dans la chorale. Bartolucci répète constamment cette phrase : « La musique doit être étudiée avec ceux qui connaissent la musique ». Ceux qui connaissent la musique doivent étudier la musique. Cela signifie que, dans les institutions académiques, l’on peut conduire des recherches poussées sur la musique liturgique mais l’on ne pourra pas acquérir l’essence profonde de cette musique à l’école ou au collège. Cette essence vient seulement avec l’expérience d’une vie liturgique au sein de la chorale, à l’orgue, en suivant les modèles traditionnels. D’une certaine façon, nous apprenons sans le savoir.

Le célèbre théologien Yves Congar a donné cette explication : « Saint Basile, dans les dernières décennies du 4ème siècle, a fait de profondes observations sur la nature de la tradition, en disant que la tradition est agraphos, non écrite ; en même temps que les textes écrits sont transmis, la tradition ajoute comme contribution quelque chose d’autre, d’une certaine façon, différente de l’écriture » (La Tradition et la Vie de l’Eglise », 3ème ed., Cinisello Balsamo (MI, Italie): Edizioni San Paolo, 2003, 27). Cette idée est souvent désapprouvée par plusieurs savants qui se réfèrent uniquement aux livres sur la musicologie. Bien que ces livres offrent une voie pour classifier les différentes théories, ils ne sont pas toujours fiables quand il est question de l’expérience vécue et la pratique de la musique.

Le réalisateur italien Ermanno Olmi, dans son film inspiré de la vie de Jésus qui a pour titre ‘Cento chiodi’ [Cent clous], inclus cette scène : dans une librairie plusieurs livres sont crucifiés. Est-ce une rébellion contre la culture écrite ? Pas vraiment. Le chercheur biblique Gianfranco Ravasi (devenu Archevêque et président du Conseil Pontifical de la Culture) interprète cette scène comme suit : cela n’est pas une profanation des livres mais un dépouillement de leur caractère sacré. Olmi a également dit dans une interview que très souvent nous sommes trop attachés aux doctrines écrites, et nous manquons de vie réelle. Socrate n’a rien écrit tout comme Bouddha ou encore Jésus. Cela je pense est le cœur du message de Bartolucci : méfiez vous du mot écrit, mais accordez plus attention à l’esprit qui a donné naissance à ce mot ; si les mots demeurent des mots (tel qu’un traité ou une partition) ils manquent de vie. Saint Paul a dit  « … de sorte que nous servons dans un esprit nouveau, et non selon la lettre qui a vieilli » (Romains 7 : 6).  C’est cet esprit qui est l’âme de la « tradition », l’âme des peuples à travers l’histoire. C’est cette tradition qui a nourri nos ancêtres, avec lesquels nous sommes en train de perdre le lien. C’est cette tradition qui nous donnera la véritable signification des choses et un meilleur futur.

Tout compte fait, la vie artistique de Bartolucci est longue et prolifique, et beaucoup reste à dire à la lumière de l’évolution culturelle et historique. Mais ce que je peux dire maintenant est que sa musique est un puissant moyen pour amener celui qui l’écoute à la contemplation de l’esprit.

 

 

Aurelio Porfiri

Aurelio Porfiri est un organiste italien, directeur de choral et compositeur qui est à présent Professeur Associé de Musique et coordinateur du programme de musique à l’Université de Saint Joseph (Macao, Chine). Il est aussi Directeur des Activités Chorales de l’Ecole Santa Rosa de Lima  (section anglaise). Il est chef invité pour le Département d’Education Musicale du Conservatoire de Musique de Shanghai (Chine). Il a publié quatre livres et plus de 200 articles. En tant que compositeur, il a publié des dizaines de psaumes, d’oratorios, d’hymnes, de chants liturgiques et de motets en Italie, en Allemagne et aux Etats-Unis. Courriel : aurelioporfiri@usj.edu.mo 

 

Edité par Irene Auerbach, UK

Traduit de l’anglais par Serge Gnepie (Côte d’Ivoire), relu par Barbara Pissane (France)