Rita Fucci-Amato, chef de chœur et chercheuse au post-doctorat, Université de São Paulo (USP), Brésil
On peut considérer les chœurs comme des organisations] : on y trouve des gens, des ressources matérielles et une fonction administrative qui organise et dirige toutes les activités de préparation d’un service ou d’un produit culturel. L’aspect coopératif est intrinsèquement lié à la nature du chant choral et constitue sa caractéristique essentielle en tant qu’organisation. Cet aspect prend une dimension spéciale selon la perspective de Chester Barnard[1]. Pour cet auteur pionnier, la principale fonction du dirigeant est de créer un projet commun et de le communiquer. En ce sens, le rôle d’un maestro approche celui d’un gestionnaire, puisqu’un chef de chœur est un guide capable de créer et de maintenir une harmonie polyphonique collective, base du travail artistique et de l’éducation musicale, surtout dans les chœurs amateurs. La note coopérative qui caractérise ce réseau que constitue une organisation « chorale » a été décrite par le maestro brésilien Heitor Villa-Lobos (1887-1959) :
Le chant collectif, avec son pouvoir de socialisation, prédispose l’individu à perdre, chaque fois que nécessaire, la notion égoïste d’individualisme excessif pour s’intégrer dans la communauté, en valorisant l’idée de renoncement nécessaire et de discipline face aux impératifs de la collectivité sociale, favorisant, en somme, cette notion de solidarité humaine […].[2]
En respectant les normes du chœur, en se consacrant à l’apprentissage de la musique pendant les répétitions et les « heures supplémentaires », les individus soutiennent le groupe vers l’atteinte de buts communs, ce qui crée un charisme de groupe, et élimine les sentiments conflictuels et les obstacles. Cette pratique musicale développe un sens de l’unité du groupe grâce à des visées et valeurs communes : les prédispositions et activités des individus sont canalisées vers une production artistique collective menée par une discipline rigoureuse, une étude sérieuse et l’engagement de tous. Souvent donné en exemple de travail d’équipe, le chant choral est répandu dans des cultures et des groupes ethniques très différents les uns des autres. Poursuivant des objectifs d’apprentissage musical, de développement vocal, d’intégration interpersonnelle et d’inclusion sociale, le chœur est un lieu de relations sociales et de relations d’apprentissage variées; il exige du/de la chef de chœur des compétences et aptitudes non seulement pour la préparation musicale comme telle, mais aussi pour la gestion et la direction d’une équipe en quête de motivation, de formation, de culture, de nouvelles expériences esthétiques et sociales. Un chœur agit à plusieurs niveaux et favorise l’intégration individuelle sous plusieurs aspects, de la motivation personnelle aux relations interpersonnelles, de l’expression esthétique au symbolisme politique et au rôle communautaire.
Pour leur pouvoir et leur compétence à guider ces organisations complexes, les maestros sont fréquemment cités, dans la littérature et le discours sur la gestion, en exemple d’un pilotage efficace, basé sur l’écoute et l’enseignement, sur l’apprentissage et la coopération. En fait, ils sont choisis par les gestionnaires comme l’exemple par excellence en gestion, mais dans une vision très romantisée : le maestro sur scène, la théâtralité de ses gestes, la baguette…
En fait, d’une part, dans les groupes musicaux amateurs, notamment dans les chœurs amateurs, le travail administratif des chefs de chœur est bien plus important en coulisse, dans les tâches quotidiennes : réseautage, recherche de partenaires et de commanditaires, marketing, organisation de calendriers et de salles de répétition, etc. – sans oublier l’importance de la motivation que les chefs de chœur doivent développer et cultiver dans des groupes où la participation est ouverte à tous et bénévole, mais qui doivent néanmoins produire des résultats musicaux. Il est nécessaire de générer un degré de plaisir tel qu’il compense le travail technique ardu : répétition et correction des phrases musicales, attention aux détails de rythme, de respiration et de nuances. D’autre part, dans les chœurs – et orchestres – professionnels, on attend de plus en plus des maestros la capacité de créer une bonne ambiance, de soigner les relations humaines dans le travail d’équipe et de s’engager dans des pratiques socialement et culturellement durables impliquant la communauté. Toute cette réalité, que les chefs de chœur ne connaissent que trop bien, révèle une dimension plus profonde de nos rôles de dirigeants, qui ne se résument pas à la simple caricature du chef commandant un groupe par de « simples » gestes sur un podium.
Les chœurs sont des paradigmes du travail d’équipe et de la motivation ainsi que des exemples d’organisations de l’apprentissage et du savoir, alors que les chefs de chœur sont des symboles de la direction et de la gestion efficace… « En dépit du pouvoir de persuasion de ces images, la face cachée du métier de maestro et de la vie quotidienne des organisations musicales ne peut être révélée que si nous ouvrons les yeux sur leur travail en coulisse et avant les concerts. »
Alors que les dirigeants basent leur point de vue sur une image idéalisée – le plus souvent autoritaire – du métier de chef, les maestros doivent accomplir toute une série de tâches administratives pour transformer l’objectif artistique en réalité. Or les chefs de chœur traditionnels ont tendance à mépriser cet aspect pragmatique mais indispensable de leur travail. Comme presque tous les maestros doivent être des administrateurs pour diriger l’œuvre musicale collective, la conséquence est que nous apprenons uniquement sur le tas, par essais et erreurs. On peut donc penser qu’une analyse plus profonde et plus claire de cet univers – les tâches de gestion dans la direction musicale – répondrait à un besoin. C’est la prémisse de ma recherche.
Je poursuis actuellement un projet de recherche au post-doctorat intitulé « Le travail du maestro en tant que dirigeant et la perspective organisationnelle en chant choral : contributions interdisciplinaires pour dirigeants et chefs de chœur ». Ce projet est basé à l’Université de São Paulo (USP), au Brésil, et est subventionné par la Fondation de recherche de l’État de São Paulo (FAPESP : http://www.fapesp.br/en/). Dans la première phase de la recherche, j’ai étudié les cas de chœurs et de chefs brésiliens, en suivant le travail de groupes et de musiciens, et en les interviewant. Dans la seconde phase, je demande à des choristes et maestros du monde entier de remplir un questionnaire sur la manière dont leurs chœurs sont gérés et les difficultés d’organisation qu’ils rencontrent. De nombreux choristes et maestros de plusieurs pays – Italie, Suisse, Pays-Bas, Mexique, Argentine, Angleterre, États-Unis, Canada, etc. – ont déjà répondu. Mais le corpus n’est pas complet, et le présent appel à contributions, à travers l’International Choral Bulletin, vise à étendre ce riche tableau de l’activité chorale à toutes sortes de réalités et de pays. Le questionnaire, conçu à la fois pour les chefs de chœur et les choristes, est accessible en trois langues via les liens suivants :
- http://goo.gl/N10jI (en anglais);
- http://goo.gl/62jcu (en espagnol);
- http://goo.gl/GX9Bp (en portugais).
Les questionnaires seront accessibles jusqu’en juin 2012. Les chefs et les chœurs qui y participent seront cités dans une liste de remerciements publiée sur le site Internet http://choralmanagement.blogspot.com/ . Ce site sera enrichi progressivement de publications (articles de revues et actes de conférences) analysant les résultats de la recherche. Les réponses de chaque choriste, chœur ou maestro seront présentées sous forme anonyme. Toutes ces données seront organisées autour de bases théoriques portant des titres comme : le métier de dirigeant, gestion des ressources humaines, direction, motivation, culture organisationnelle, apprentissage organisationnel, etc. Par conséquent, grâce aux réponses des choristes et des chefs de chœur, il sera possible de proposer de nouveaux modèles et de nouvelles approches de la difficile – et nécessaire – activité de gestion des organisations chorales.
Merci de votre contribution!
[1] Barnard, C. (1966), The Functions of the Executive. [les fonctions du dirigeant (ndt)] Harvard University Press, Boston.
[2] Villa-Lobos, H.: Villa-Lobos por ele mesmo [Villa-Lobos par lui même (ndt)], in Ribeiro, J. C. (ed.), O pensamento vivo de Villa-Lobos [la pensée vivante de Villa-Lobos (ndt)]. Martin Claret, São Paulo (1987), p. 87.
Rita Fucci-Amato est une chef de chœur brésilienne dont la recherche explore le travail du maestro comme dirigeant, et l’administration d’organisations musicales. Elle a obtenu un diplôme post-doctoral en Sciences de la gestion et en ingénierie (ingénierie de la production) de l’Université de São Paulo (USP), un doctorat et une maîtrise en Fondements historiques, philosophiques et sociologiques de l’éducation avec spécialisation en chant, et un baccalauréat en musique (direction). Elle a publié des livres et plus de cent articles diffusés dans des revues scientifiques et les actes de congrès en Amérique latine, aux États-Unis, au Canada et en Europe.
Site Internet : http://www.fucciamatoconductor.blogspot.com/
Contact : fucciamato@terra.com.br
Traduit de l’anglais par Sylvia Bresson (Suisse)
Relu par Christine Dumas (Canada)
Edited by Irene Auerbach, UK