Régine Theodoresco, chef de chœur et enseignante, France
Lorsqu’un chef de chœur ou d’orchestre parle d’architecture en musique, il fait la plupart du temps référence aux clés données par l’analyse musicale pour construire une interprétation.
S’il veut quelque peu vulgariser son discours, il parlera alors des murs de soutènement que sont les accords, qui portent le toit mélodique, ou au contraire de lignes mélodiques qui bâtiront une polyphonie complexe, à plusieurs étages ; il décrira avec des mots musicaux spécifiques (lied, sonate, etc..) la forme générale du morceau. Forme qui n’est pas visible en tant que telle sur la partition, mais qui soutiendra le discours musical lorsque celui-ci se développera dans l’espace sonore.
L’espace sonore, occupé par le chœur, propulsé par le chœur, modifié par le chœur. On s’est tous posés la question au moins une fois: pour le chœur mixte traditionnel, quelle disposition choisir? SATB de gauche à droite, ou SA devant et TB derrière, ou SA devant mais BT derrière? Si on essaye à la suite ces dispositions, et malgré le même effectif et la même œuvre, le résultat sonore est très différent. Alors on choisit avec ses oreilles…
Depuis de nombreuses années, j’ai tenté de travailler sur ce paramètre, la forme du son résultant comme outil d’interprétation.
Si vous venez écouter un concert de Calliope Voix de Femmes, a capella, ou avec un petit ensemble instrumental, vous observerez que notre occupation de l’espace varie généralement d’une pièce à l’autre. Et, si vous revenez nous écouter sur le même programme mais dans un autre lieu, vous serez surpris de constater que notre disposition aura probablement changé du tout au tout. Idem pour un troisième lieu de prestation.
Nos concerts sont très variés dans leur mise en espace et donc peu routiniers pour notre public. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est qu’une conséquence, et en aucun cas un enjeu visuel ou de mise en scène.
Mais s’il ne s’agit pas là de varier les dispositions pour occuper l’espace, ni même pour tenir simplement compte de la réverbération, pourquoi ces changements, ces différentes dispositions?
Pour moi et mon groupe, (et mes groupes, car je fonctionne à peu près toujours de la même façon), il s’agit de construire une interprétation spatialisée unique en symbiose avec ce lieu, en renforçant par l’utilisation de l’espace acoustique les principaux enjeux musicaux de l’œuvre.
Nous savons tous que, grâce au travail d’apprivoisement préalable de la partition, se crée une image mentale qui nous guidera tout au long du travail en répétition. Comme beaucoup d’autres musiciens, l’image sonore qui trotte dans ma tête jusqu’à l’obsession est difficile à expliquer pour quelqu’un d’extérieur. C’est du son, mais quel son, quel type de son? En ce qui me concerne je sais, je sens, que cette image sonore a une densité, une épaisseur, une forme spatiale spécifique. Le travail sur la partition fait apparaître ce relief, qui s’apparente aussi bien à la sensation qu’au désir de son.
Mais comment faire apparaître cette structure sonore et surtout, comment travailler sur ce paramètre?
Je vais prendre un exemple très simple pour illustrer mon propos : l’Ave Maria de Zoltán Kodály (à 3 voix). Une alternance entre la ligne grave seule, (3e voix) suivie de ponctuations des deux autres voix simultanées, en tierces parallèles (1ère et 2ème voix). Je veux entendre clairement la voix grave, très homogène, mais pas trop dense, avec de l’espace, et un bon équilibre des harmoniques, et les réponses un peu plus distantes, avec les tierces piano un peu plus lointaines, et surtout traitées comme une seule entité.
Pendant les répétitions, je commence à travailler avec une disposition qui me paraît être une bonne base, en rapport avec l’enjeu musical prépondérant de cette œuvre. Je placerai les 3èmes voix au centre, et les voix 1 & 2 mélangées réparties de part et d’autre.
Puis dans le lieu de concert, je cherche d’abord comment installer les 3èmes voix: sur une seule ligne, sur deux? quelle distance latérale, de profondeur, voire de hauteur entre les chanteuses? (On sera étonné de constater à quel point ne serait-ce qu’un déplacement de 50 centimètres change notoirement la forme globale du son commun) quel placement de chacune des chanteuses à l’intérieur du pupitre? Cela dépendra des lignes de perspectives sonores du lieu. Puis je place de chaque côté du thème les autres chanteuses en deux diagonales arrière et en quinconce, en équilibrant la puissance. Dans un autre lieu, avec une autre acoustique, je choisirai peut-être de les placer derrière le thème, sur des marches, en demi-cercle sur une seule ligne autour des 3èmes voix, ou réparties autour du public.
Connaissant bien les voix de chacun des interprètes, et sachant exactement ce que je veux obtenir et ce qu’on peut me donner, le processus est plus rapide qu’il n’y paraît. Parfois cependant, cela “résiste”: je sais que je peux avoir mieux, plus près de mon image mentale, avec un plus grand confort pour les chanteurs. Il faut alors prendre du recul, regarder autour de soi, et prendre appui sur les caractéristiques du lieu (dans une église, avant ou après le bandeau? derrière ou devant l’autel ? quid des marches? si l’on est sur une scène, à quelle distance des rideaux de coulisses, du fond de scène? etc.). On trouve presque toujours la solution optimale. Cette démarche nécessite une grande adaptabilité de la part des chanteurs, une capacité à donner plusieurs fois de suite le même chant – puissance, articulation, etc. – pour que la comparaison soit fiable, et une grande autonomie musicale (pour que je puisse aller écouter dans la salle…).
J’ai pris à dessein une œuvre très claire d’enjeu. Mais je peux travailler de cette façon, avec des œuvres plus longues et complexes, en faisant des choix musicaux forts: le passage fugué (qui, pour plus de clarté, nécessiterait a priori une spatialisation par voix) est-il antinomique avec le passage en choral, (qui pourrait nécessiter un mélange complet des voix)? Il faudra pourtant résoudre ces contradictions! C’est passionnant, toujours renouvelé.
Pour le public, l’expérience sonore est très diversifiée voire déroutante : il pourra recevoir un son frontal, pour plus de puissance, ou au contraire enveloppant pour davantage de douceur, avec une source sonore large ou resserrée, dense ou diaphane, diffuse ou compacte.
En conclusion, la cohérence en tant que paramètre à part entière (assimilable à un choix d’instrumentation), entre objet sonore à créer et caractéristiques du lieu, constitue le fondement d’une interprétation architecturale.
Pianiste de formation, Régine Théodoresco s’oriente ensuite vers la direction d’orchestre puis de chœur. Elle mènera une double carrière d’interprète et de pédagogue. Elle conçoit le programme de la formation en direction de chœur du Pôle d’enseignement Supérieur de Bretagne – Pays de Loire à sa création en 2011, et intervient auprès des futurs professeurs de Conservatoire dans le cadre du Cefedem Rhône-Alpes. Avec “Calliope, Voix de Femmes”, ensemble professionnel qu’elle dirigera pendant 20 ans, elle obtiendra de nombreuses récompenses discographiques. Régine Théodoresco participe à de nombreux jurys nationaux et internationaux.