Par Toh Ban Sheng, Chef de chœur, Juge, Clinicien
Singapour, officiellement connue comme la République de Singapour, est une petite île de 710.30 km2 située près de l’équateur à la latitude 1°22’0’’N à l’extrémité Sud de la péninsule de Malaisie. Malgré le fait que cette jeune nation ait conquis son indépendance seulement depuis 1965, Singapour s’est depuis imposée parmi les premières places financières, l’un des ports les plus actifs au monde, et est une ville du monde cosmopolite. Avec une population croissante d’environ 5 millions d’habitants, comptant plus de 40 % d’étrangers, ce creuset de cultures et d’héritages divers en fait un lieu de vie enthousiasmant.
Il est difficile de s’y convaincre de l’existence d’une culture du chant. Il est rare en effet de célébrer une occasion festive avec des chants « au pied levé » ; quand nous donnons une fête d’anniversaire, il s’agit souvent plus d’une interprétation involontairement polytonale. Parmi les enfants de 13-14 ans qui sont soumis à l’école à une audition chorale, seulement un pourcentage pitoyable de 10 % d’entre eux arrive à chanter au signal. Il serait par conséquent inattendu, pour une nation îlienne au peuple timide, d’être le foyer d’environ 300 choeurs actifs sans compter les chorales paroissiales et les ensembles vocaux A cappella tournés vers le jazz ou la musique pop et que dans le même temps une vingtaine de chorales ont recueilli sans difficulté les plus grands honneurs, dans des concours internationaux en Autriche, République Tchèque, Angleterre, Finlande, Allemagne, Italie, Pologne et Slovaquie – un miracle choral sur une toute petite île tropicale !
Histoire
La création de quelques-unes de nos chorales paroissiales remonte aussi loin que le 19ème siècle, mais l’activité de nos associations chorales datent sans doute des années 30, avec un pic dans les années 50 et 60. Parallèlement aux chorales paroissiales qui organisèrent des concerts à une grande échelle, la Société musicale de Singapour («The Singapore Musical Society»), forte d’au minimum 60 choristes, a aussi présenté, chaque année au cours des années 60, des œuvres de chant choral majeures et des pièces d’opéras pour chœurs. En réaction au contexte de modernisation – de l’après 4 Mai 1919 (date d’une révolution en Chine qui affecta la culture autant que la situation sociale) aux sentiments anti-Japonais d’après la 2ème guerre mondiale – le chant choral a pris un nouveau sens pour les immigrants Chinois en ce sens qu’ils devancèrent l’air du temps tout en restant fidèles à leurs racines culturelles. Les chorales chinoises, la plupart du temps identifiables au nom de leur chef de chœur, qu’elles portent, ont surtout chanté des arrangements de chansons populaires chinoises et des morceaux d’opéras pour chœurs avec accompagnement au piano. Le chœur appelé « The Rediffusion Youth Choir » que l’on entendait chaque semaine dans des émissions de radio, fut créé en 1953. Ces mouvements musicaux exubérants et brillants qui surgirent du vent de libération contre l’occupation japonaise durant la 2ème guerre mondiale déclinèrent avec l’âge de leurs chanteurs bien que quelques-uns d’entre eux existent encore aujourd’hui.
Comment ces chœurs ont-ils prospéré ?
Durant les trois décennies qui suivirent, le Ministère de l’Education (MOE) a joué un rôle de pivot en dopant le développement du mouvement chorale. Même les mouvements, maintenant indépendants, comme l’ensemble vocal « The SYC Ensemble Singers » autrefois connu sous le nom de « Chorale de la Jeunesse de Singapour » (« The Singapore Youth Choir) fut créé en 1964 sous les auspices du MOE. L’ancien Ministre de l’Education, le Dr. Toy Eng Soon, eut la vision des chorales scolaires de Singapour parvenant à rattraper les standards des chorales européennes. En un premier temps, à la fin des années 80 début des années 90, une poignée de professeurs-chefs de chœurs partirent avec une bourse scolaire à l’Académie Royale de Musique de Londres («The Royal Academy of Music»), pour y suivre 9 mois de cours de perfection en direction chorale (niveau du certificat Supérieur (« Advance Certificate ». De ce séjour édifiant à l’étranger, ces étudiants boursiers rentrèrent avec de nouvelles perceptions et expériences, et devinrent les champions du mouvement choral avec une sonorité européenne insufflée au rythme de leurs personnalités individuelles.
1987 fut l’année de la création du Programme de l’Excellence Chorale « The Choral Excellence Programme ». Un groupe de chorales scolaires d’élite, nombre d’entre elles dirigées par ces étudiants boursiers revenus de formation, fut sélectionné et musicalement entraîné pour devenir des chorales modèles pour le reste de la nation. L’année suivante vit les débuts du très attendu concours choral biennal comme partie intégrante du Festival de la Jeunesse de Singapour («The Singapore Youth Festival »), et un tremplin pour la promotion des meilleures chorales de Singapour. Les chorales enrôlées dans ce programme étaient obligées de participer au concours qui servait de référence et d’inspiration au reste de la nation. Une œuvre a capella, devait être présenté par toutes les chorales participant à ce concours. Ceci entraîna le chant choral vers l’art supérieur qu’est la musique a cappella, en présentant des œuvres allant de la Renaissance à la Littérature moderne. Le challenge fut placé remarquablement haut avec un prix en espèces de 30.000 dollars et le titre convoité de meilleure chorale de l’année («Best Choir of the Year »). Vu la difficulté de la compétition pour gagner ou conserver ce titre, les standards du chant choral ont connu un progrès exponentiel au fur et à mesure des années.
Le sacre de la meilleure chorale ne fut pas retiré du festival de la jeunesse de Singapour (« The Singapore Youth Festival (SYC) » avant 2005, soit dix sept ans après le lancement du concours national. Nonobstant, les choeurs ne cessèrent de s’améliorer, et étendirent les frontières de la compétition aux scènes chorales internationales, fiers de leur complexe répertoire a cappella. Quelques groupes, comme le «Anglo-Chinese Junior College Choir », le « Hwa Chong Choir », le « Raffles Chorale » et le « Victoria Junior College Choir » furent actifs sur la scène chorale internationale et décrochèrent nombre de prix prestigieux dans des concours européens.
Le concours « SYF » a depuis été modifié en un système de jury central qui continue à décerner des prix (en or, argent, ou bronze) et des attestations de participation, dont la plus haute distinction est en or (avec les honneurs). A ce jour, près de 90 % de toutes les écoles primaires et secondaires participent au bisannuel central concours de qualification du SYF (« SYF/Central Judging ») que l’on peut considérer comme le plus important catalyseur du développement du chant choral à Singapour. Les chefs de chœurs sont engagés pour diriger musicalement la plupart des chorales scolaires, alors que les professeurs se consacrent surtout aux questions administratives au sein des chorales. En dehors des choeurs basés en milieu scolaire, la scène chorale serait incomplète sans mentionner le chœur symphonique de Singapour («The Singapore Symphonic Chorus») qui se produit aux côtés de l’orchestre symphonique de Singapour (« The Singapore Symphonic Orchestra ») pour les œuvres accompagnées, le chœur philarmonique (« The Philarmonic Chorus »), le cœur d’hommes SAF (« SAF Men’s Choir ») et beaucoup d’autres encore. Tous oeuvrent pour réunir des amateurs animés par les mêmes aspirations musicales, ou tout simplement pour leur loisir. Cependant, aucune de ces chorales n’a aspiré à devenir professionnelle.
Apprendre de Grands Professeurs
Autre fait surprenant : à Singapour il n’y a pas encore d’échelle d’évaluation ou de diplômes officiels décernés aux chefs de chœurs. Une initiation improvisée peu orthodoxe a vu le jour, en l’absence de structure officielle d’apprentissage. Les chefs de chœurs apprennent sur le tas et font s’améliorer leurs équipes au fur et à mesure de la rigueur des challenges et de la préparation des concerts. De manière intéressante, de nombreux et excellents chefs de chœurs de Singapour ont à l’origine été formés dans une autre discipline. Parmi les spécialistes du chant choral Nelson Kwei, qui a reçu 5 prix dans des festivals internationaux comme chef de chœur, est licencié en mathématiques, tandis que Rebecca Chew, actuellement Principale de l’école des Arts « The School of the Arts» est licenciée en lettres ;
Toh Ban Sheng qui a reçu 4 prix comme chef de chœur et de nombreux prix du jury de festivals internationaux, s’est licencié en sciences physiques. Li Ai Hooi, qui a été récompensée de 2 prix à des festivals internationaux, est une pianiste qualifiée ; tandis que Jennifer Tham, chef de chœur de l’ensemble vocal « SYC Ensemble Singers », est étudiante en composition.
Au travers de leurs expériences et de leur propre vécu, chacun d’eux a développé son propre style de direction, hors de toute contrainte technique standardisée.
De vastes opportunités se présentent aux chefs de chœur, ainsi qu’aux professeurs, pour leur permettre de progresser dans les règles de leur art. Chaque année, le Ministère de l’Education (« Ministry of Education ») organise, pour ces chefs de chœurs et ces professeurs, des ateliers libres et des cours magistraux avec des experts de chant choral mondialement connus tels que Karmina Silec, Jonathan Willcocks, Karen Grills, Anton Armstrong, et plus récemment Erkki Pohjola. L’introduction incessante à nos portes d’experts de haut niveau a grandement profité à nos chefs de chœurs, et facilité leur progression. Parallèlement, la Société des jeunes musiciens (« The Young Musicians’ Society »), ainsi que d’autres associations, ont joué un rôle-clé dans la promotion du chant choral par l’organisation de nombreux ateliers avec de grands professeurs tels Alberto Crau, Gary Graden, Mark Anthony Carpio et Vytautas Miskinis. Plus récemment, s’est tenu un séminaire Kodaly, formant au certificat Kodaly d’enseignement à la musique (« Kodaly Certificate in Music Education»), en collaboration avec l’institut Kodaly de l’académie de musique Liszt (« Kodaly Institute of the Liszt Academy of Music ») de Kecskemet en Hongrie.
Le Chant comme Activité Scolaire Complémentaire
Dans notre système scolaire, tous les élèves de l’enseignement secondaire doivent, à partir de 13 ans, s’inscrire dans une activité scolaire complémentaire (CCA « Co-Curricular Activity »). Celle-ci se tient après les cours et vise à développer la personnalité des élèves et leur sociabilité, complétant ainsi leur éducation. Le chant choral, une des options d’activité scolaire complémentaire, est devenu une sorte de couveuse où faire progresser toutes ces voix brutes, sans aucune formation musicale. Les chanteurs commencent par apprendre les bases, travaillent dur, apprennent le travail d’équipe tout en acquérant parallèlement de leur chefs de chœur les techniques et les connaissances propres au chant choral. Beaucoup ne chantent que durant ces 4 à 6 années d’école parce que, malheureusement, aussitôt qu’ils obtiennent leur licence d’un système scolaire qui donne la priorité à la participation et à l’apprentissage par le biais d’activités complémentaires, la majorité des chanteurs abandonnent purement et simplement le chant aussitôt qu’ils intègrent les universités ou le monde du travail.
Les demandes de production dévorantes en milieu professionnel et un style de vie stressant à cause de longues heures de travail laissent peu d’énergie aux chanteurs pour pouvoir poursuivre leur centre d’intérêt. Certains anciens choeurs ont conservé leurs membres même après leur licence et continuent de chanter, mais peu sont les groupes sérieux et viables. Poursuivre le chant choral juste pour la quête de l’art en soi est une chose rare. Malgré cela, l’objectif éducatif qui visait à développer la personnalité au travers d’activités de chant choral a été atteint, avec des standards de qualité vocale très respectables. Il est encourageant ces dernières années de voir sur scène une augmentation en flèche du nombre des chefs de chœurs ; ceci est le signe d’un changement dans la jeunesse, qui accepte l’idée que diriger un chœur peut être un choix de carrière viable.
Salles de concert et Chorales
Il ne faut pas exagérer l’interdépendance des relations entre chorales et salles de concerts. A la différence de l’Europe où les chœurs apprécient l’acoustique résonnante et sublimante de leurs cathédrales et églises, le Singapour de l’après deuxième guerre mondiale est dépourvu de tels édifices. Ses églises sont principalement modernes et nécessitent une amplification électronique du son. Pendant longtemps, la plupart des chorales ont préféré le site historique du « Victoria Concert Hall » avec ses 883 places, et à l’architecture neo-classique. Sur le plan acoustique, c’était l’endroit le plus adapté au chant choral ; mais pas pour des ensembles de plus petite taille. Depuis 2002, l’achèvement de la construction dans les règles de l’art de la salle « Esplanade Concert Hall » et de sa scène correspondant au niveau mondial, a donné de l’intensité à nombre d’interprétations chorales. La capacité de cette salle de concert, à l’excellente acoustique, est de 1600 places.
La plupart des chorales reconnues comportent au moins 65 membres. Quelques-unes, pour des festivals internationaux, ont même parcouru le monde avec 80 choristes qu’il était impressionnant de voir se positionner sur la scène. Des chœurs de musique de chambre à un niveau remarquable, comme l’ensemble vocal « The SYC Ensemble Singers », sont nettement moins nombreux. Cela pourrait être la conséquence naturelle d’un manque, jusqu’à ces dernières années, de lieux de concerts intimes et de l’interruption par les étudiants de leur activité chorale une fois qu’ils quittent l’école.
Caractéristiques des Chorales Reconnues à Singapour
Généralement, les chœurs de Singapour se caractérisent par leur discipline, leur présentation moderne et soignée. Ils laissent souvent une impression d’exotisme ; les programmes, contemporains et très originaux de leurs concerts, font l’admiration. De plus en plus de chorales explorent les techniques et mouvements chorégraphiques observés dans les travaux d’Alberto Grau, et qui donnent de nouvelles dimensions à leurs interprétations. Malheureusement, en raison de leur taille, la plupart de ces chorales se sont détournées de la musique ancienne et du répertoire accompagné. Etant l’un des cinq pays les plus « branchés » du monde, il n’est pas surprenant que l’impact du répertoire choisi par ces chorales soit lui aussi global. Rechercher des œuvres chorales déjà parues peut se résumer en une simple frappe sur ordinateur.
Qu’est-ce qu’une « sonorité » de Singapour ? Celle-ci est aussi variée que les chefs de chœurs. Mais en général on peut dire des chorales scolaires qu’elles ont une tonalité pure, une prononciation précise, et un son très puissant. Embrassant l’esprit d’excellence qui coule dans les veines de la nation toute entière, les chorales répètent deux à trois fois par semaine et augmentent la durée et la fréquence de leurs répétitions à l’approche d’un concert ou d’un concours. Le son parfois reflète la force mentale, l’application à restituer des notes justes, et le dépassement de soi. On pourrait dire que ce n’est pas la meilleure façon d’interpréter le chant choral mais c’est un bon moyen de progresser pour des chanteurs en manque de pratique vocale et de temps libre.
L’engouement pour le Chant A Cappella
Après avoir acquis des compétences au sein d’ensembles vocaux et musicaux, un petit nombre de chanteurs a pu se réaliser dans des boîtes à musique en y interprétant un style de musique plus « légère ». Au contact plus étroit avec des groupes tels les « Swingle Singers », «Harvard Din & Tonics », et les « King’s Singers », de nouveaux groupes a cappella ont poussé, plus ou moins au cours de la précédente décennie, comme des champignons. Le Festival international a cappella (« The International A cappella Festival »), qui est devenu un spectacle vocal somptueux, qui dure un mois et produit des groupes a cappella du monde entier, arrive maintenant à sa troisième édition.
Dans son ensemble, la scène chorale à Singapour a considérablement prospéré, permettant d’entendre un échantillonnage très large de styles d’art vocal. Cette reconnaissance n’est pas seulement due au travail acharné des chefs de chœurs et de leurs ensembles, mais aussi au généreux financement du Ministère de l’Education dans les programmes éducatifs. Le Conseil des Arts Nationaux de Singapour fut un pilier, grâce à son soutien financier qui a permis de toucher des publics variés et de sponsoriser la formation des artistes – votre serviteur en a lui-même bénéficié au cours de ses études de troisième cycle. Les déplacements internationaux, en partie subventionnés, de notre future génération de chanteurs ont commencé à un âge bien plus jeune que jamais auparavant, lui donnant plus d’imagination et de rêve dans cet amphithéâtre du chant choral !
Toh Ban Sheng, licencié es Sciences Physiques en 1992 de l’université nationale de Singapour « The National University of Singapore », fut diplômé en 1994 du troisième cycle d’Education. Au début de sa carrière, il était un musicien essentiellement autodidacte qui acquit à l’âge de 26 ans sa première formation musicale ; puis il se diplôma à l’Université de Caroline Nord au niveau de Professeur de Musique pour la direction de Chœurs en 2002, et de Voix en 2003. Figure active de la scène chorale, Toh a récolté quelques 54 récompenses d’or et de nombreux prix spéciaux du jury dans le monde, et dans son pays. En Europe, il fut récompensé comme chef de chœur à quatre reprises. A ce jour, il a exporté son travail dans des villes d’importance majeure comme Londres, Paris et Vienne. Dans son pays, ces chœurs ont remporté le titre de meilleure chorale de l’année. Son engagement, en tant que spécialiste musical et chef de chœur, au sein du « National Day Parade Combined Choir » un ensemble fort de 800 participants, lui a permis de remporter en 2006 le prix du jeune artiste (« The Young Artist Award »), la plus haute récompense des arts nationaux, pour ses succès artistiques. Il est actuellement à la tête de cinq importants programmes choraux dans les écoles. Courriel : bantoh@hotmail.com
Traduit de l’anglais par Sylviane Gabel (France)