Ildikó Ferencziné Ács, Hongrie
Grâce au progrès technologique, des enregistrements MIDI et des parties chorales numériques sont à la disposition des chefs de chœur pour simplifier les répétitions et le processus d’apprentissage. Néanmoins, ce qui d’un côté semble moderne et innovant (des pianos numériques, des enregistrements audio et vidéo, le streaming, les chœurs virtuels) peut avoir en revanche un impact négatif. Les chapitres que voici vont passer en revue pourquoi lire la musique selon un système relatif de solfège est utile, et pourquoi apprendre à chanter une partie ou une œuvre chorale avec l’aide d’un piano est peu adéquat.
Rôle du piano dans le processus d’apprentissage
Le piano ou les instruments à clavier numériques ou virtuels sont par nature tempérés.[1] C’est-à-dire une sorte de tempérament égal, où les 12 demi-tons de l’octave sont exactement à la même distance l’un de l’autre. Alexander John Ellis, mathématicien et linguiste anglais du XIXème siècle, mit au point un nouveau système et une nouvelle unité de mesure pour comparer les divers tempéraments et les hauteurs qu’il peuvent générer. Utilisant le système du cent, il transforma le rapport 2/1 de l’octave en une échelle linéaire de 1200 degrés, où les intervalles peuvent être déterminés par des différences arithmétiques. Le demi-ton, plus petit intervalle, fut défini par le rapport = 100 cents (le cent étant le centième d’un demi-ton tempéré), alors que le ton correspond à 200 cents. En tempérament strictement égal, tous les intervalles ont une valeur identique (Ferencziné, 2015).
Ill.1. Le système des cents
En rapport avec la question de comment concilier l’intonation précise et l’usage d’instruments, il y a lieu de noter qu’“il est bien connu que toute forme de tempérament […] perturbe l’intonation précise du chœur.” On peut utiliser un piano pour donner le ton puis le vérifier, comme une sorte de point de repère, p. ex. en ne jouant que les notes identiques (peut-être à la même octave). “La partie chantée par le chœur ne doit jamais être imposée par le piano. […]L’instrument a pour seule utilité de comparer le son à celui de départ” (Kardos, 1969: 29). La voix humaine chantée est interprétée uniquement dans un contexte acoustique.
Particularités des harmoniques acoustiques
La voix humaine, la voix chantée en tant que source sonore, peut se concevoir comme un signal acoustique. Quand, par exemple, une corde ou une corde vocale vibre, ce n’est pas seulement la fondamentale qu’on entend, mais aussi sa fréquence multipliée par des nombres entiers: ses harmoniques. Les relations de fréquence sont représentées par les harmoniques successifs:
Ill 2. Harmoniques [2]
L’illustration suivante montre la série harmonique de la fondamentale Do/Do2 (les harmoniques 7 et 11 sont plus bas que les notes tempérées correspondantes), avec des valeurs de fréquence et des rapports indiqués en dessous. Les couleurs indiquent l’empilement des octaves.
Ill. 3. Fréquences et rapports
Dans cette écriture de la série harmonique, on trouve des secondes majeures entre les harmoniques 8 et 10. Les jouer au piano signifie deux tons entiers de la même taille. Or les indications du tableau montrent que le premier intervalle (9/8) est plus grand que le second (10/9). Pour distinguer les deux types de seconde majeure, nous utilisons le terme 9/8 “grand ton” et 10/9 “petit ton”. Le rapport de fréquence entre ces deux tons est 81/80, correspondant à ≈ 22 cents.
La comparaison des trois sortes de tons (seconde majeure) montre bien les différences de taille.
Ill. 4. a-b. Les trois sortes de seconde majeure
La différence entre grands et petits tons résultant d’une différence de rang dans l’échelle harmonique est aussi clairement visible. Dans la gamme majeure, les secondes se suivent comme suit:
Idem dans la gamme mineure dite “antique” (sans altérations des 6ème et 7ème degrés):
Ill. 5. a. Gamme majeure; b. Gamme mineure antique
Sur la base de l’Ill. 3, en observant les tierces dans la série harmonique et le rôle et l’aspect des notes de l’échelle diatonique, on peut illustrer comme suit la structure des accords majeurs:
Ill. 6. Accords majeurs de l’échelle diatonique
Tous les accords sont composés d’une tierce majeure pure (“grand ton” + “petit ton”) et d’une tierce mineure. Ce n’est pas par coïncidence qu’ils sont devenus les accords les plus stables de la tonalité majeure, chargés des fonctions essentielles.
Excepté un, les accords mineurs du système diatonique sonnent eux aussi clairement. Dans la triade mineure sur ré, le demi-ton formant la tierce mineure est associé à un “petit ton” 10/9: la tierce mineure est plus petite dans ce cas, avec un rapport de 81/80.
Ill. 7. Accords mineurs de l’échelle diatonique
Il est donc clair que la note ré est à une position cruciale, dépendant de sa position et de sa situation tonale. La position d’une note dans une tonalité donnée, son rôle, la stabilité de l’intonation précise des divers intervalles et harmonies, peut se développer par la pratique. Un processus d’apprentissage existe si des éléments “constants” surviennent souvent parmi ceux à apprendre. Plus ils sont changeants, plus la mémorisation du changement à apprendre devient instable, et plus le processus d’approfondissement s’allonge. Des deux manières de solfier, l’absolue et la relative (aussi connues comme “do fixe” et “do mobile”), une seule est capable de satisfaire le processus d’apprentissage précité: c’est le système relatif ou solmisation.
Importance de la solmisation dans le développement de l’intonation précise
L’apprentissage de pièces musicales tonales et l’intonation précise de mélodies et d’harmonies sont réalisées par la solmisation. Le nom des notes de la mélodie, la distance entre deux notes de même nom, et leur rôle, sont constants. Par exemple en majeur, un motif so-ré-mi est toujours une quarte juste descendante suivie d’une seconde majeure ascendante, quelle que soit la tonalité. En solfège absolu, par contre, la taille des intervalles peut varier, même avec le même nom.
Ill. 8. Solmisation (relative) et solfège (absolu)
Dans un contexte musical, la méthode la plus appropriée pour atteindre et pratiquer l’intonation précise est donc d’utiliser la solmisation. Son emploi automatique impose sa pratique régulière, et un des outils pour cela est d’utiliser des signes de la main. Vu leur position dans l’espace, ils donnent une excellente occasion d’indiquer les hauteurs de la bonne manière et d’indiquer l’orientation tonale des notes.
Ill. 9. Signes de la main
Exemples à une voix
L’intonation précise ne peut s’obtenir que par une interaction entre la monophonie et le chant en groupe, dont les bases doivent reposer sur la monophonie. Après avoir attiré l’attention sur la différence de grandeur entre un grand ton et un petit ton, poursuivons l’observation. Dans les tonalités tant majeure que mineure antique, les grands tons se trouvent entre les degrés suivants:
1-2.
4-5.
6-7.
Du point de vue de l’intonation, par conséquent, une attention particulière doit être apportée pour l’intonation et le maintien des 2ème, 5ème et 7ème degrés hauts (Kardos, 2007):
do-fa-so; so,-do-ré; mi-la-ti; la,-ré-mi
où les secondes montantes de la quinte doivent être chantées haut, ou le petit ton:
do’-la-so; la-so-mi; ré-do-la,; so-mi-ré
où les secondes descendantes doivent se chanter haut dans l’ambitus de quarte.
Une attention particulière doit être apportée à l’intonation des deux sortes de ré. On peut pratiquer cela par des fragments mélodiques comme:
Bien que nous ayons employé le terme “ ré bas” dans la tonalité mineure, en pratique nous sentons que le do et le misont hauts, plus tendus, et le ré est bas en comparaison.
Les deux sortes de secondes peuvent s’illustrer par des couleurs différentes dans l’exemple musical suivant:
Ill. 10. Alleluïa[3]
Exemples polyphoniques
Dans son fascicule Let us Sing Correctly (1941), Zoltán Kodály suit l’ordre de la séquence acoustique des harmoniques, en commençant par les intervalles d’octave et de quinte, puis les quartes et enfin les tierces.
Ill. 11. Harmoniques
Toutefois, cet ordre sonore ne peut pas être généralisé à tous les types de chœur et groupes d’âge. La quinte juste et l’octave juste peuvent bien sûr être choisies comme des points de départ pour enseigner l’intonation précise dans les chœurs masculins ; mais pour les chœurs de femmes et d’enfants, vu la relative faiblesse des harmoniques résultant de la hauteur du fondamental, il n’est pas envisageable de commencer par ces intervalles. Dans le cas de chœurs de femmes et d’enfants, les deux sortes de tierces sont les intervalles les plus adaptés au début, en particulier les relations so-mi puis mi-do (Kardos, 1969). Ce n’est pas un hasard si l’introduction de la tonique majeure et, presque en même temps, la triade mineure est pratiquée pour commencer, en particulier pour les chœurs mixtes. Après avoir pratiqué les intervalles de la tierce, il est conseillé d’aborder la sous-tonique (so grave). Cela est suivi par la pratique consciente des secondes.
Exemples:
Ill. 12. Tierces majeures
L’exemple ci-dessus montre une possibilité de combiner à trois voix les trois triades majeures. Après que la fondamentale ait été énoncée comme base ferme et solide, la quinte apparaît, suivie par la tierce intermédiaire. On commence ensuite la seconde partie, où l’attention doit porter sur l’intonation haute des notes la et ré.
So-relié au ré aigu:
Voici un exemple des gestes de la main (selon position du chœur: sopranos à gauche, altos à droite):
Ill 13. Signes de la main en tonalité majeure
Mailied , de Schubert, montre clairement la fonction du ré en majeur : au-dessus du so grave, le ré doit être entonné haut:
Ill. 14. Mailied[4] de Schubert
La-relié au ré grave:
Une excellente façon de s’exercer est quand l’autre partie est fixe sur une note tenue. Cela donne l’occasion de sentir les intervalles en fonction d’un point fixe. L’exercice ci-dessous démontre cela en tonalité mineure, avec signes chironomiques:
Ill. 15. Signes des mains en tonalité mineure
Dans le cas d’un ré grave en relation avec la, la chose la plus importante à laquelle il faut veiller est la hauteur de la note qui suit. Par exemple la,-mi-ré-do ou la,-do-ré-mi. Dans le premier exemple il est important de soigner la petite seconde, et dans le second une seconde plus grande.
Ill. 16. Lassus: Ipsa te cogat – extrait
Le rôle du ré dans la tonalité et la proximité des notes la ou so, et l’effet de ces derniers rendent délicat de prendre une décision théorique. Les fréquents changements sont influencés à la fois par le contexte musical, la conduite de la partie et la pensée harmonique.
Conclusion
Pour chanter clairement il est mieux que les éléments mélodiques se chantent toujours sur les mêmes noms de syllabes, quelle que soit la tonalité, selon leur fonction tonale. Les mêmes intervalles, mouvements ou sauts sont désignés de la même manière, en solmisation relative. Dans le contexte d’une tonalité donnée, l’intonation des intervalles devient stable et bien contrôlable. (Ferencziné, 2015).
Ildikó FERENCZINÉ ÁCS, DLA, dr. habil. (née en 1966) est professeur et cheffe de l’Institut de Musique de l’Université de Nyíregyháza. Elle a obtenu les titres de Professeur de Musique, Professeur de Théorie musicale, Chef de Chœur et Professeur de Chant classique. Elle a étudié la Direction de Chœur et reçu son DLA degree après sa formation à l’Académie de Musique Franz Liszt de Budapest. Elle s’est perfectionnée en chant au Conservatoire de Debrecen de l’Académie de Musique Franz Liszt de Budapest. Elle a enseigné à l’Université de Nyíregyháza depuis 1989. De 1993 à 2010 elle a dirigé le Chœur Gaudemus de l’Université. Elle a travaillé comme vice-doyenne de la Faculté des Humanités et Arts à partir de septembre 2007, puis comme doyenne de mai 2008 à septembre 2013. Elle a exercé la fonction de vice-rectrice pour l’éducation à l’Université de Nyíregyháza de janvier 2017 à juin 2019.
Ouvrages cités
- Kardos Pál (1969): Kórusnevelés, kórushangzás. Zeneműkiadó. Budapest.
- Kardos Pál (2007): Egyszólamúság az énekkari nevelésben. Kardos Pál Alapítvány, Szeged.
- Kodály Zoltán (1941): Énekeljünk tisztán. Magyar Kórus Művek. Budapest.
- Ferencziné Ács Ildikó (2015): Intonáció – szolmizáció. In.: Ferencziné Ács Ildikó – Pintér-Keresztes Ildikó: Pótvonalak. SZAKTÁRNET. Nyíregyházi Főiskola. pp. 37-47.
- Fiala Péter (2015): A hangszerek fizikája. Jegyzet. BME, Budapest.
Traduit de l’anglais par Jean Payon
[1]C’est Andreas Werkmeister, organiste, compositeur et théoricien du XVIIème siècle, qui développa la technique du tempérament en divisant l’octave en 12 parties équidistantes.
[2]Source : https://www.soundsnap.com/blog/glossary/overtone/
[3]Source : https://gregobase.selapa.net/chant.php?id=1341
[4]Source : https://imslp.org/wiki/Mailied,_D.199_(Schubert,_Franz)