Comme pour la plupart de nos activités quotidiennes, même l’acte de faire de la musique (dans ce cas, chorale) ne peut éviter l’interaction constante avec la technologie et qui, dans de nombreux cas, peut même céder du terrain aux ressources offertes par Internet. Repensez un instant à votre dernier concert (pardonnez à l’auteur de vous le rappeler, compte tenu de la situation actuelle) : combien de vos partitions proviennent d’Internet, plutôt que d’une bibliothèque? Combien de fois avez-vous écouté un concert quelque part en ligne et combien de fois avez-vous pratiqué exclusivement au piano ou de préférence dans une chorale ? Combien de fois avez-vous acheté une partition en la commandant dans le confort de votre bureau, plutôt qu’en personne dans votre magasin de musique de prédilection ? Vous n’obtiendrez pratiquement aucune réponse qui n’inclut pas au moins un certain type et niveau d’intervention technologique, et il n’y a rien de mal à cela. Cependant, observer que tout devient numérique dans notre expérience chorale peut nous inspirer à procéder avec une plus grande conscience à l’avenir, en particulier pendant cette période de surexposition au monde virtuel dans lequel nous vivons tous.
Il en va de même dans toutes les langues: Internet est une encyclopédie (pour reprendre un terme cher à l’auteur et philosophe Umberto Eco) qui n’est pas toujours fiable puisqu’elle est le résultat d’une pléthore imparable d’opérations – indépendantes ou collaboratives, mais pas toujours vérifiée – et, tout bien considéré, accessible pour nous facilement et en grande quantité. De ce point de vue, la musique chorale occupe certainement une place privilégiée si l’on considère que, parmi les archives virtuelles de textes musicaux – dont la plus célèbre est l’International Music Score Library Project (IMSLP) – le monde de la musique chorale est le seul celui de bénéficier d’un site entièrement dédié à son propre répertoire, à savoir la Bibliothèque du domaine public choral (CPDL).
Quant aux entrées sur Wikipédia, la qualité de ses près de 35 000 partitions, fournies par des utilisateurs du monde entier, varie considérablement en termes de fiabilité et d’exactitude : elles vont d’une sorte de philologie du fait maison– c’est-à-dire, assemblé à l’aide de sources facilement accessibles à l’éditeur, et généralement avec une mauvaise rigueur méthodologique – à une sorte de transcription illogique de la notation mensurable avec quelques bémols de trop dans la clé… Cette même variation de qualité se retrouve également dans les informations qui accompagnent les œuvres (pour ceux qui veulent en avoir un avant-goût, je vous renvoie à la page « Matona, mia cara » de Roland de Lassus).
Cependant, les projets communautaires (c’est-à-dire ceux qui permettent à tous les utilisateurs de contribuer librement) ne doivent pas être stigmatisés en tant que tels, surtout lorsqu’il semble y avoir quelques heureuses exceptions : je pense par exemple à GregoBase, une base de données de partitions grégoriennes; créé sur une base entièrement volontaire, mais qui se distingue par sa richesse, sa précision et – surtout – par la vérifiabilité des informations présentes sur le site.
Il en va cependant autrement pour l’activité louable de mise en ligne des publications scientifiques. A côté de certains plus traditionnels tels que le célèbre Neue Mozart-Ausgabe (NMA) ou The New Guillaume Du Fay Opera Omnia – malheureusement laissé inachevé par le regretté Alejandro Enrique Planchart – il en existe d’autres plus innovants, tels que le Marenzio Online Digital Edition (MODE) ou Gaffurius Codices Online (GCO), qui exploitent tout le potentiel de l’hypertexte numérique pour devenir des outils d’étude et de recherche remarquablement polyvalents.
Nous ne pouvons donc ignorer les énormes avantages d’Internet pour “l’exploration” dans notre rapport quotidien à la musique écrite, qui valent aussi bien pour toute archive numérique que pour les nombreux outils bibliographiques à notre disposition. En effet, aujourd’hui toute recherche d’un texte musical doit, sans exception, passer soit par des catalogues d’accès public en ligne – par exemple les OPAC de bibliothèques individuelles, des OPAC nationaux ou des META-OPAC comme WorldCat – soit via des inventaires, comme le RISM (Inventaire international des sources musicales). Dans tous les cas, un seul commandement s’applique: ne jamais s’arrêter après un seul clic. Enquêtez plus loin, soyez curieux et surtout questionnez ce que vous trouvez. Accordez la même valeur à la sélection de l’édition sur laquelle baser votre performance que vous le feriez pour toute autre décision d’interprétation.
Dans la transition du texte à la performance – ou plutôt, dans la relation continue entre ces deux piliers de la création musicale – le potentiel des technologies numériques devient de plus en plus important, encore une fois sous des formes ouvertes et pour des produits propriétaires. A côté de plateformes telles que Choralia avec sa large sélection de fichiers MIDI pour étudier la musique, vous pouvez également trouver des initiatives d’édition, comme celles de Carus-Verlag dont l’application vous permet d’étudier différentes partitions de leur catalogue sur votre appareil mobile. Vous pouvez faire ressortir votre partie par-dessus un enregistrement professionnel (puis chanter dessus), réduire la vitesse pour pratiquer des passages plus complexes ou sauter facilement d’un point à un autre dans la partition d’un simple toucher sur l’écran. De telles applications redéfinissent considérablement la manière dont la technologie contribue à l’apprentissage de la musique et changent même la mission des éditeurs de musique : ils ne se contentent plus d’imprimer des pages de musique, mais souhaitent plutôt proposer des outils innovants pour les étudier également.
De la partition à la performance, les technologies numériques ont peu à peu trouvé leur place dans la performance aussi. Si l’éclat de l’iPad de Yuja Wang ne fait plus la une des journaux, il n’en est pas moins vrai que de plus en plus d’éditeurs succombent à l’attrait de la distribution numérique, au point qu’à côté des boutiques d’applications ou de livres électroniques, il existe désormais aussi des magasins de partitions électroniques (si vous n’en avez jamais entendu parler, essayez de taper “nkoda” dans votre moteur de recherche). Ici aussi, le passage du papier à l’écran se fait toujours au nom de “l’expérience”: ce qui se faisait auparavant sous forme analogique doit aussi être possible en numérique. C’est pour cette raison que toutes les applications (de celles de Bärenreiter ou Henle aux gratuites comme Piascore) vous permettent d’ajouter des annotations, de modifier la mise en page, etc.
En comparaison avec d’autres contextes musicaux, cependant, le monde choral semble toujours attaché à la dynamique traditionnelle : le papier continue d’être le maître incontesté de la scène, peut-être en raison du caractère sain d’égalité que doit inspirer la musique chorale. Peut-on s’attendre à ce qu’une trentaine de personnes possèdent toutes une bonne tablette (sans parler d’une tablette e-ink éblouissante comme la PadMu), même si cela résoudrait des problèmes d’éclairage, des individus feuilletant leurs partitions au milieu d’un concert, ou perdant des copies et de ne pas pouvoir les récupérer quelque part sur le cloud?
Le monde numérique et la musique semblent donc mener une longue et élégante danse de séduction, mais qui surtout ne craint pas d’avancer à son rythme. Il ne semble pas y avoir de révolution en marche ou même en vue, et nous n’avons pas non plus besoin de nous inquiéter de rester prisonniers de nos anciennes routines analogiques pendant que le reste du monde passe lentement au numérique. Le verrouillage technologique (c’est-à-dire devoir se contenter de conditions technologiques qui ne sont pas nécessairement les meilleures mais les plus populaires) ne devrait pas être une crainte, et certainement pas un obstacle. Après tout, ne sommes-nous pas satisfaits depuis des siècles – malgré d’excellents résultats – d’une forme de technologie collaborative telle que nos compositions musicales écrites, même si cette technique peut sembler simpliste et imprécise?
Paru pour la première fois dans Choraliter 61, mai 2020: https://www.feniarco.it/it/editoria/choraliter
GIOVANNI CESTINO (1992) est titulaire d’un diplôme en guitare classique du Conservatoire d’Alexandrie (Piémont), d’une maîtrise en musicologie de l’Université de Pavie et d’un doctorat en musicologie de l’Université de Milan. Il a également suivi des cours de composition, de direction d’orchestre et de luth renaissance. Il collabore avec le LEAV – Laboratoire d’ethnomusicologie et d’anthropologie visuelle (Université de Milan), et avec le Centro Studi Luciano Berio (Florence). Il est membre du corps professoral de la Milan Choral Academy et a été chercheur invité au département de musique de l’Université de Harvard. Depuis 2014, il dirige le Coro Facoltà di Musicologia (Crémone). Il est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université de Milan.
Traduit de l’italien par Luke Martin, Royaume-Uni, traduit de l’anglais par Peterson Pierre, relu par Jean Payon