Steven Grives
Université d’Etat du Dakota du Sud, Brookings, États-Unis
Au cours des 40 dernières années, des musicologues et des spécialistes de la musique chorale ont découvert et ont édité une immense quantité d’informations relatives à la pratique de la musique de l’époque de la Renaissance et plus largement de la période datant d’avant 1750. Les ensembles spécialisés dans ce répertoire font désormais partie du courant principal de la musique, et bien que tous les groupes n’aspirent pas à interpréter ce répertoire de façon traditionnelle ou précise historiquement parlant, la plupart des interprètes ne considèrent plus la musique Renaissance uniquement à travers le prisme du 19ème siècle. Maintenant plus que jamais, les interprètes sont conscients – et s’efforcent souvent d’en prendre exemple – de la pratique de l’interprétation, du style, et de la couleur tonale de la musique Renaissance.
Il est malheureusement difficile de changer des traditions établies en ce qui concerne l’interprétation. De plus, la perception selon laquelle la recherche historique sur l’interprétation ne conviendrait qu’aux ensembles spécialisés existe toujours, et ne s’applique pas à ce style de choeur bien spécifique: choeur d’université, de communauté, d’école ou d’église. Comme j’espère le démontrer ci-après, ce n’est simplement pas vrai.
Bien que l’on désigne généralement l’étude de l’interprétation musicale sous le nom de “pratique d’interprétation”, le pluriel, pratiques d’interprétation, décrit plus exactement la variété de contextes et de conditions dans lesquels l’on a composé et joué la musique vocale entre 1430 env. et 1600. Tandis que les spécialistes ont listé quelques similitudes stylistiques générales dans la musique de cette époque – suffisamment pour nommer cette période de 170 ans une période historique de style – la nature exacte des interprétations a alors dépendu de plusieurs facteurs incluant notamment le type de musique (sacrée ou profane – liturgique ou non liturgique), de contexte (église ou cour – à l’intérieur ou à l’extérieur) et de lieu.
À moins d’interpréter le répertoire spécifique, d’une période spécifique, d’un lieu spécifique, les spécialistes et les interprètes ne peuvent qu’établir un lien historique ainsi que spatial et indiquer quelques tendances générales qui ont influencé la musique composée et jouée au cours de cette période. Rien ne ressemble à l’interprétation Renaissance, mais il existe, plutôt, une multitude de traditions d’interprétation qui partagent plusieurs références communes.
Plutôt que de fournir un ensemble restrictif de règles pour les interprètes, la recherche a le potentiel d’inspirer l’interprète moderne afin d’explorer et d’expérimenter la richesse et la diversité des pratiques d’interprétation Renaissance. Il y aura toujours un espace pour des adaptations et des interprétations liturgiques par des collegium musica ou des ensembles jouant avec des instruments d’époque. Cependant, les chefs d’ensembles vocaux non spécialisés ne devraient pas laisser la crainte de l’”interprétation inexacte” les empêcher de jouer de la musique Renaissance. La recherche en matière de pratique d’interprétation peut à la fois éclairer des aspects stylistiques de la musique et fournir des conseils pratiques d’interprétation qui peuvent être utilisés par n’importe quel ensemble choral.
L’ouvrage Pratique de l’interprétation: la musique avant 1600 (New York : Macmillan Press, 1989) d’Howard Mayer Brown et Stanley Sadie est une excellente ressource pour étudier la pratique de l’interprétation. Dans le chapitre d’introduction à la partie traitant de la musique Renaissance, Brown expose longuement les nombreuses questions qui entourent l’interprétation d’une oeuvre de musique ancienne vocale ou instrumentale. Brown déclare que “les [m]usiciens doivent prendre un certain nombre de décisions fondamentales avant de pouvoir donner une interprétation convaincante de n’importe quelle composition du 15ème ou du 16ème siècle qu’ils ont choisi de jouer ou de chanter, indépendamment du fait qu’ils emploient une édition moderne, un manuscrit ou un livre imprimé de la Renaissance, ou un fac-similé ou un pseudo fac-similé d’une telle source” (p. 147). Brown considère plusieurs des questions – texte sous-jacent, musica ficta, genre (voix ou instruments) et nombre des voix par partie, ornementation, tempo et proportion, ton, articulation et vibrato – que les interprètes avertis doivent aborder avant d’interpréter.
Selon Brown, il existe une répartition des devoirs et des responsabilités entre le spécialiste et l’interprète. Le spécialiste de la pratique d’interprétation, par exemple, détermine comment les problèmes d’interprétation étaient résolus au temps où la musique a été écrite, tandis que l’interprète moderne décide si les solutions proposées par les spécialistes sont pratiques, et si elles peuvent (ou devraient) s’appliquer aujourd’hui aux interprétations contemporaines. En d’autres termes, on s’attend à ce que le spécialiste moderne, ou l’éditeur de musique chorale ancienne, prenne, par habitude, les décisions, en matière d’interprétation, qui, durant la Renaissance, ont été prises par l’interprète.
Ma première suggestion à un chef de choeur moderne est donc de trouver une édition fiable et qui fasse autorité de la musique choisie pour l’interprétation, ou de créer sa propre édition. Un éditeur digne de confiance fera toujours clairement la différence entre le matériel original et toute modification éditoriale. En outre, un bon éditeur citera toujours les sources de manuscrit qui ont été employées lors de la création de l’édition, et expliquera les méthodes et les procédures éditoriales. Pour finir, l’éditeur fournira les notes, la taille, le ton, et les clefs originaux – souvent dans une mesure d’incipit au début du morceau. En préparant un morceau pour l’interprétation, les interprètes devraient consulter plusieurs éditions si elles sont disponibles, y compris les travaux rassemblés d’un compositeur. En bref, un éditeur de musique chorale compétent peut résoudre avec autorité la plupart des questions ayant trait au texte musical, des éléments objectifs comme des tons, des durées, des tempi, et la proportion.
Dans plusieurs cas – plus spécialement pour ce qui est de la musica ficta et de l’ornementation, des spécialistes, par nécessité, notent désormais de manière impromptue les éléments de la musique qui ont été improvisés par des interprètes à la Renaissance. À moins que l’interprète moderne puisse lire la notation et comprendre les paramètres qui régissent l’ornementation ou la musica ficta, le travail du spécialiste est essentiel afin de déchiffrer la notation et guider l’interprétation du texte musical. Tandis que certains peuvent arguer du fait que l’ornementation ou la ficta indiquées nie sa caractéristique essentielle – son improvisation – l’interprétation des ornementations et des ficta indiquées est préférable plutôt que d’omettre ces aspects importants de l’interprétation.
Un partenaire d’égale importance au texte et qui est souvent oublié par les interprètes est la connaissance du contexte musical. Lorsque l’on étudie les conditions d’interprétation de la musique chorale Renaissance, l’on constate que les compositeurs/interprètes de la Renaissance sont très semblables à leurs consorts modernes, c’est-à-dire nous. Toujours d’esprit pratique, le compositeur de la Renaissance a été impacté surtout par les ressources financières fournies par l’église ou la cour qui les employait. Des évènements somptueux dans des cours aisées ont permis à des compositeurs de produire de la musique somptueuse. De même, les compositeurs de petites paroisses ou de cours moins riches ont composé de la musique appropriée à ce contexte. Chaque morceau de musique a rempli une fonction spécifique et unique, que ce soit la liturgie, la cérémonie, ou le divertissement.
Le type et le nombre de voix qui ont participé à une interprétation de la musique Renaissance est peut-être la matière la plus débattue et la plus largement discutée pour ce qui est de la pratique de l’interprétation. À la différence des interprètes modernes qui sont formés pour satisfaire les demandes du répertoire, les compositeurs Renaissance ont écrit de la musique qui, au moins au commencement, correspondait pour de faire coïncider le caractère et les limitations de leurs ensembles. Tandis que le fait de connaître le nombre et le genre des chanteurs employés par la chapelle Sixtine, et le fait qu’aucun orgue n’était présent dans la chapelle, par exemple, peut constituer une information concernant la couleur tonale de l’ensemble, le fait de simplement copier le nombre de chanteurs n’aura pas nécessairement comme conséquence une interprétation “idéale” d’un motet de Palestrina. De même, les compositeurs qui ont eu accès aux instruments ont souvent doublé les voix colla parte avec des instruments pour ajouter de la couleur, mais souvent, pour simplement renforcer une partie. Les interprètes modernes, donc, seraient mieux servis en travaillant la réalisation de l’équilibre entre les pièces, en modifiant le taux de vibrato des chanteurs, et en assurant l’articulation appropriée, plutôt que de suivre servilement une liste de chanteurs et d’instrumentalistes. En somme, si l’interprète moderne est guidé par l’aspect pratique, il peut réaliser et communiquer le modèle approprié de la musique Renaissance indépendamment de la taille de l’ensemble. La pratique de l’interprétation informe le style, qui, alternativement, anime l’interprétation.
Les avances la recherche ainsi que son accessibilité dans les pratiques d’interprétation de la Renaissance et d’autres périodes historiques ont permis aux chefs de choeur et aux choeurs d’explorer les textures et les timbres divers représentatifs de chaque période de style spécifique. Là où on a précédemment accepté que les choeurs aient cultivé une couleur caractéristique, et aient imposé cette couleur au répertoire, l’on encourage désormais les chefs de choeur à former leurs chanteurs afin d’interpréter la musique chorale de diverses périodes historiques avec une intégrité stylistique. Bien que les traditions d’interprétation séculaires meurent difficilement, et que l’interprétation chorale au style approprié soit loin d’être universellement acceptée, si nous pouvons accepter le fait que chaque période de la musique chorale ait ses propres couleurs uniques, la tendance vers l’interprétation chorale informée du style a le potentiel d’activer et de fortifier la profession chorale.
Professeur agrégé de musique, Dr. Steve Grives dirige le Concert Choir, Madrigal Singers and Statesmen; il enseigne la direction; et coordonne les activités chorales de l’Université d’Etat du Dakota du Sud. Il a obtenu un Doctorat à l’université du Colorado à Boulder, un Master de musique à l’université du Maine, et un bachelor degree au Bowdoin College. Steve Grives est fréquemment sollicité en tant que chef invité, clinicien, juge, et développeur de recherche. Il est un contributeur régulier du Choral Journal et de Melisma, le bulletin de l’Association Américaine des Chefs de Chœurs pour la partie Centre-Nord. Il est un membre actif de plusieurs organismes professionnels. Il siège à la Chaire des Répertoires et Standard pour les Chœurs Masculins de l’Association Américaine des Chefs de Chœurs (partie Dakota du Sud); c’est un membre du conseil de l’Organisation Chorale Collégiale Américaine et un membre de la société d’honneur de musique de Pi Kappa Lambda. En plus de son travail à l’Université d’Etat du Dakota du Sud, S. Grives dirige l’Ensemble Masculin du Dakota, un groupe choral qui chante chaque semaine pour des personnes hospitalisées à Brookings et dans les environs. Courriel: Steven.Grives@sdstate.edu
Traduit de l’anglais par Barbara Pissane (France)