La Recomposition de la Polyphonie de la Renaissance
De Graham Lack, compositeur et consultant éditorial de l’ICB
Il est heureux, quand on chante la polyphonie de la Renaissance de nos jours, que commencent à s’interpénétrer les approches historiquement exactes et la réalisation musicale, car elles étaient autrefois mutuellement exclusives. Nous avons aussi acquis une certaine distance critique grâce à la résurrection de la musique ancienne, entamée voilà presque un demi siècle. Les chefs de chœur ne sont plus nécessairement confrontés à un choix entre « une édition savante » et « une partition d’ensemble ». Cela dit, quelques différences entre ces manuscrits persistent inévitablement.
La plupart de la recherche musicologique récente confirme que l’apprentissage des chanteurs de la Renaissance dut être très différent des études vocales de nos jours. Il est évident qu’un chœur de cette époque sonnait radicalement différent.
Selon une opinion largement répandue parmi les chercheurs, les messes de Guillaume Dufay sont le mieux interprétées par un ensemble d’une dizaine d’hommes ou de garçonnets, tandis que celles de Josquin requièrent deux ou trois chanteurs par partie (de 15 à 20 voix au total). Pour les œuvres de ce genre de Palestrina et Lassus un ensemble de 20 à 25 voix est idéal. L’information historique plaide grandement pour cette théorie. Il est clair que les dessus disjoints et ornementés de Dufay exigent une grande flexibilité à la portée de solistes très aguerris. Dans la musique des trois autres compositeurs, les voix s’étendent sur une tessiture de cinq notes et sont d’égale importance, comme le prouvent les contenus textuels de toutes les parties. La musique du XVIe siècle est en général moins chargée qu’au siècle précédent. Tournons-nous un instant vers l’Angleterre : avant la Réforme, les chœurs étaient réduits par comparaison à notre époque.
Selon Hugh Benham,
A Eton, la maîtrise comportait sept hommes et dix garçonnets en 1476 … il semble qu’il n’y ait eu qu’un chanteur pour certaines des parties des hommes dans les quelques antiennes les plus longues de l’antiphonaire… Les garçonnets, qui chantaient les deux dessus dans la majorité des morceaux, ne manquaient pas, mais ce nombre compense la moindre sonorité de leurs voix au nom de l’équilibre… Le chœur de Taverner, dans l’église du collège de Tattershall, comptait six hommes et six garçonnets… L’effectif de son autre chœur, Woolsey’s Cardinal College, à Oxford, fort de douze clercs et seize choristes, reflétait clairement l’appétit de magnificence du Cardinal.[1]
Mais s’ils croient facile de reproduire les situations originelles et que « l’authenticité du caractère de la musique » sera immédiatement révélée en s’approchant de « ce que le compositeur imaginait », choristes et chefs de chœur seront frustrés pour plusieurs raisons.
La polyphonie de la Renaissance exige du choriste une extrême précision de par sa nature même. Les temps passés, où l’on avait coutume de chanter avec un vibrato excessif, ne sont plus. Il convient de s’inspirer du travail de pionnier de nombreux ensembles de musique ancienne, comme les Tallis Scholars fondés en 1973. Les détails abondent dans la polyphonie de la Renaissance. Sauf à inculquer un souci de clarté parmi les choristes, cette richesse sera occultée. Le vibrato n’est pas un ennemi et, un usage modéré peut être indiqué pour certains répertoires. Cela dit, s’il est trop prononcé, il ne sert plus seulement à moduler le timbre. Les lignes mélodiques deviendront pâteuses et tout détail sera amoindri.
A l’époque où les partitions de musique de la renaissance sont facilement disponibles sur internet, le CPDL en est un excellent exemple, il nous faut malgré tout garder à l’esprit le fait que la pléthore de chœurs se risquant à chanter cette sorte de polyphonie, vient de cultures et de traditions immensément différentes. Mayer Brown releva ce fait il y a quelque trois décennies :
« Beaucoup de chœurs contemporains cultivent un son issu de leur histoire locale. Les chœurs allemands semblent s’être développés à partir de la tradition établie au XIXe siècle par les associations d’amateurs et les écoles de chant ; les Italiens à partir du chœur d’opéra ; et les groupes étasuniens soit à partir des chorales universitaires (ils me rappellent souvent les parties de football automnales), soit à partir des pratiques associatives allemandes ou scandinaves qui se développèrent dans de nombreuses villes étasuniennes à la fin du XIXe et au début du XXe.[2]
Brown n’épargne pas non plus les chœurs anglais des grandes églises, il faut le dire, et utilise une expression légèrement narquoise à leur endroit: « cri de cathédrale ».
Les membres de petits ensembles spécialisés, impliquant un chanteur par partie, peut-être deux quand un petit groupe de voix qui n’ont pas mué, ou « voix de filles », prend le dessus dans une oeuvre à cinq voix, ou les deux dessus à six voix, seront bien avisés de ne pas lire plus avant : mon but est ici d’offrir aux chœurs mixtes plus amples quelques conseils pratiques sur la résolution de quelques points épineux discutés ci-dessous.
La musique de la Renaissance était historiquement écrite sur deux tons visuellement différents, dénommés « hautes clés » et « basses clés ». Respectivement chiavi alti, également dite chiavi trasportati (littéralement clés transpositrices[3]), ou simplement chivavette, et chiavi naturali (littéralement clefs naturelles). Les clefs basses partagent un « code » de Do1, Do3, Do4, Fa4 et conviennent au chœur Renaissance de voix masculines adultes. Mais les clefs hautes utilisent un code de Sol2, Do2, Do3, Fa3 ou Do4 et ne semblent pas convenir à un ensemble établi. Le résultat avec des voix modernes conduit à une tension, un forçage. En fait, ces deux codes pourraient être assimilés à un code unique pour un chœur d’aujourd’hui. C’est parce que les clefs hautes (on le pensait encore très récemment) signifiaient que la musique devait être transposée, exécutée à la tierce inférieure ou supérieure. Mais quelques documents témoignent qu’une transposition plus basse était attendue, alla quarta bassa ou alla quinta bassa, c’est-à-dire plus basse d’une quarte ou d’une quinte juste. Les transpositions des parties hautes de morceaux en haute clef descendent rarement au-dessous du Do’ et sont d’habitude chantables par les sopranos et les altos en tandem. La musique de Palestrina et Lassus prend dès lors un aspect plus attirant. Gustave Reese s’en explique ainsi :
En fait, bien qu’adoptée au bénéfice des chanteurs et appliquée à la musique vocale, la chiavette… influait davantage sur le jeu des instrumentistes : les organistes devaient transposer consciemment, au clavier ou sur le papier, construisant leur partie par un ou plusieurs moyens…, tandis que les chanteurs appréhendaient les degrés sur la portée moins par rapport au ton écrit qu’au ton relatif.[4]
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Palestrina, Missa Papæ Marcelli, Kyrie I. Edition by Lewis Jones held by the Choral Public Domain Library. Transposed down a perfect fifth according to the chiavette principle.
Quelques unes des interprétation en soi-disant « haute clef » d’œuvres de la Renaissance ont été récemment remises en question, comme de la musique rendue dans un ton inauthentique. Le fondement et la sonorité de la musique semblent manquer et les œuvres de compositeurs déjà discutés, et même de Monteverdi, sont, dit-on, « vendues » au public comme brillantes et nerveuses. Ce pourrait bien être au contraire une musique caractérisée par un timbre sonore et profond. Même le vénéré Denis Stevens a cru (peut-être à tort peut-on penser) qu’il était inutile de transposer Monteverdi… en dépit d’un grand nombre de preuves du contraire et du bon sens. Les études récentes ont montré que les codes de clefs avaient une utilité bien plus pratique. Dès 1969, Willi Appel, chercheur visionnaire, disait ceci :
« La signification de la chiavette a donné lieu a forte controverse parmi les musicologues », ajoutant que les théories antérieures semblent dénuées de fondement historique et arguant que « les clefs étaient déplacées principalement afin d’éviter l’usage de lignes supplémentaires. »[5]
Mais la discussion est d’une certaine façon complètement futile car elle dépend de l’existence d’un ton absolu au XVIe siècle, dont on ne sait rien sinon qu’il n’existait probablement pas. Quoiqu’il en soit, la majorité des œuvres étaient notées en chiavette au milieu du XVIe siècle, et non en clefs « normales ». Les deux tiers de l’œuvre de Palestrina sont notés ainsi. Et comme le dit Jeffrey G. Kurtzmann,
En dépit des nombreuses études consacrées à la chiavette, aucune explication satisfaisante n’a été avancée quant à son émergence dans la polyphonie vocale au début du XVIe siècle. Il est clair que l’évitement de lignes supplémentaires sur la portée est un facteur significatif. Mais les lignes supplémentaires sont évitables par un simple changement de clef en cours de morceau : pareils changements sont fréquents dans les manuscrits du XVe. Pourquoi aurait-il fallu un ensemble complet de clefs pour noter les parties dans un registre visuellement plus élevé que les chiavi naturali, ou ensemble de clefs normales ? A première vue, la question semble encore plus complexe quand on sait qu’il n’existait pas de ton absolu, qu’il était inhabituel d’accompagner la musique vocale par des instruments de tonalité fixe (ils étaient bannis de la Chapelle Sistine), et que les choristes fixaient le ton d’une pièce en fonction du registre le plus confortable pour les voix. Même avec un accompagnement à l’orgue, ou en alternant orgue et versets du chœur, le confort vocal était déterminant, obligeant l’organiste à être un transpositeur compétent.[6]
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Palestrina, Missa Papæ Marcelli, Kyrie I. Edition by David Fraser held by the Choral Public Domain Library. Music not transposed, remaining at ‘visual pitch’.
Les tons absolus universels n’existaient pas encore au début du XIXe siècle. La pratique variait grandement en Europe d’un endroit à l’autre. On a la preuve de variations d’une ville à l’autre dans le même pays ou aire géographique délimitée, la même musique étant jouée à des diapasons entièrement différents. En général, durant l’époque baroque, les diapasons variaient de La=465 (à Venise au XVIIe) et descendait jusqu’à La=392 dans la France du XVIIIe. Il est heureusement possible de généraliser un peu : le diapason était haut en Allemagne du nord, plus bas en Allemagne du sud ; il était bas à Rome mais haut à Venise. En France, il dépendait de l’œuvre donnée, musique de chambre, opéra ou musique sacrée.
Comme Herbert Meyer le dit si rationnellement, « …on n’envisageait pas la hauteur du diapason comme une affaire d’Etat à l’époque de la Renaissance, et il ne devrait pas en devenir une à présent… » Et il poursuit, « Il n’y a aucun avantage à s’en tenir à un standard particulier. »[7]
Roger Bowers exprime un autre point de vue digne d’être rapporté. Il argumente de façon convaincante : dans la musique anglaise de la fin de la Renaissance, par exemple, « Les décisions des musiciens étaient probablement à leur discrétion » … et « sont très disertes quant à l’équilibre choral et l’écriture vocale qu’ils envisageaient appropriés, et également —ceci découle de cela— la hauteur du diapason. »[8]
Les remarques appropriées de John Caldwell nous aident en cette matière :
Au début du XVIIe siècle, un double niveau de diapason était en usage dans les églises anglaises où il se chantait de la musique polyphonique : celui du chœur et celui de l’orgue. Celui du chœur étant plus haut d’un peu moins d’une tierce que celui d’aujourd’hui, et celui de l’orgue plus bas d’environ une tierce majeure, ils étaient distants d’une quinte. Pareille situation était du moins la norme.[9]
Que l’on opte pour une transposition à la quarte inférieure, ou à la (sic) tierce mineure —pour prendre deux solutions courantes applicables à une grande partie du répertoire— le chef est toujours confronté au fait que le diapason de la fin de la Renaissance ou du début du baroque est presque un demi ton plus bas, avec La=415 et non 440. Associer ces sources met un terme à toute prétention de bienséance académique.
Supposons donc que les chefs de chœur contemporains puissent assembler un groupe de la bonne dimension, avec une distribution « authentique » par parties, et qu’ayant pris en compte les conclusions des musicologues quant au diapason —et ayant même pris leur parti de l’absence de castrats— ils devront encore affronter une question pratiquement insoluble : découvrir ou imaginer la manière dont les choristes des XVe et XVIe siècles utilisaient leur voix. Il faut bien admettre que les chanteurs sont immensément désavantagés en essayant de retrouver des pratiques perdues. Ils en sont réduits à lire des descriptions de chanteurs et du chant. Les instrumentistes ont au moins les objets en main, peuvent examiner les indices et être directement au fait des limites. Une voix décrite comme « douce à l’oreille » au XVIe siècle ne correspondra probablement pas à notre concept de douceur. Et quels sont de toute façon les adjectifs appropriés pour décrire la voix de quelque chanteur vivant que ce soit ? Nos avis sont subjectifs, et nous ne pouvons que deviner ce que les écrivains d’antan voulaient dire. Personne n’a construit de machine à remonter le temps et aucune de nos conjectures n’est chose avérée.
Les termes modernes de « soprano », « alto », « ténor » et « basse » se rapprochaient peut-être très peu, ou pas du tout de leur signification au XVIe siècle. Ils évoquent pour nous quatre types de voix particuliers. Ils correspondent généralement aux appellations anciennes comme suit : ‘S’ = cantus, une voix de fausset ou un castrat, ‘A’ = altus, un ténor léger, ‘T’ = tenor, notre ténor 2 d’aujourd’hui ou un baryton, et finalement ‘B’ pour bassus, une basse noble dont la tessiture peut descendre jusqu’au Ré ou même au Do.
La réticence d’un chef de chœur devant ces conditions historiques est habituellement attribuable au chœur mixte, bon à tout faire, mais sans spécificité pointue. L’ensemble SATB, pour le meilleur et pour le pire, est devenu la norme. Comment semblable ensemble peut-il s’ajuster au mieux à la polyphonie de la haute Renaissance —époque où les partitions ‘normales’ commençaient à cinq voix pour atteindre des œuvres jusqu’à dix-neuf voix[10] ? Cette question a donné lieu à beaucoup de tentatives, certaines, partiellement satisfaisantes.
On trouve à redire à ce que des femmes chantent ténor au motif que beaucoup, sinon la plupart d’entre elles, n’ont pas appris comment utiliser correctement les autres registres de leur voix. Si ces choristes étaient assez jeunes, on pourrait les rééduquer de sorte que la tessiture moyenne soit celle qu’elles considèrent comme « normale ». Mais la gestion du temps et les aspects émotionnels qui en résulteraient dans le chœur n’en valent certainement pas la peine. Il est injuste d’exiger des femmes qu’elles « fassent » cela à leur voix.
Pour citer un certain Jim Loos[11],
…la principale question, mise à part la santé vocale de la choriste, est que la voix de poitrine des femmes n’a pas le même timbre que la voix masculine dans le registre aigu ni en voix de tête. Par conséquent, au sein d’un groupe assez vaste pour permettre que les timbres distincts se mêlent à l’ensemble, cette question n’est pas aussi importante que dans un groupe plus petit où l’on peut n’avoir que trois chanteurs par partie. Même dans ce cas, c’est affaire de préférence de timbre. Je préfère ne pas les mêler quand le groupe est petit alors que les voix individuelles représentent un plus fort pourcentage. J’ai le même avis quant aux hommes chantant alto[12].
Quant à la possibilité « d’entraîner » les ténors légers d’un chœur mixte à chanter en voix de fausset selon les besoins, on manque des moyens —en matière de temps et d’effort— rendant cette alternative viable. En outre, la question de la santé vocale se pose de nouveau : des voix formées seront soumises au stress et au surmenage ; et les ténors des chœurs de jeunes seront aiguillés dans une direction qui n’est pas nécessairement bénéfique pour leur avenir de chanteur.
L’étendue vocale et la tessiture[13] manifeste de chaque voix dans un tissu polyphonique sont une autre importante question. Dans une œuvre de la Renaissance typique à cinq parties, les voix s’étendent habituellement sur une octave et une quarte. Les Sopranes 1 et 2 vont fréquemment du Ré’ au Sol’’, l’alto du Do’ au Fa’’, le ténor du Sol’ au Do’’ et la basse du Sol au Do’. Le vrai problème, comme toujours, est la seconde et la troisième voix vers le grave. Il semble que les chanteurs d’antan étaient simplement capables de ‘faire des choses différentes’ avec leurs voix.
Les théoriciens indiquent aussi que l’étendue de la voix de chaque type de même que l’échelle totale a des limites naturelles. Gioseffo Zarlino, dans son fameux Istitutioni armoniche, déclare qu’il serait bon que chaque voix n’excède pas…
…huit degrés et demeure confinée dans les notes de son registre. Mais les parties dépassent huit notes, et cela se révèle quelquefois commode pour le compositeur… Les parties peuvent parfois dépasser d’un degré vers l’aigu ou le grave, et même, si nécessaire, d’un degré ou deux au-delà de leur registre, mais ils doivent s’assurer que les parties peuvent être confortablement chantées et qu’elles n’excèdent pas, aux extrêmes, le dixième ou le onzième degré, car elles deviendraient alors forcées, fatigantes et difficiles à chanter.
Le commentaire suivant est d’un grand intérêt pour envisager ses écrits à l’aune des pratiques d’aujourd’hui :
En plaçant la note la plus grave de la basse et la note la plus aigue du soprano, le compositeur doit se garder d’excéder le dix-neuvième degré, même s’il ne serait pas particulièrement incommode qu’il atteigne la vingtième note, mais pas au-delà. Quand cela est observé, les parties restent dans leurs limites et sont chantables sans le moindre effort.[14]
Il est clair pour moi, en tant que compositeur, que l’écriture à cinq parties pour un chœur moderne est SSATB ou SAATB, c’est-à-dire trois voix féminines et seulement deux masculines. Le résultat dans nombre de musiques de la Renaissance —si la plupart des éditions savantes sont fiables— est habituellement SATTB ou SATBarB, une inversion de la « meilleure » distribution. Dans la musique à six voix composée de nos jours, je suis convaincu que la plupart des chœurs accueilleraient favorablement une formation SSATBB ou SSATTB[15], sinon SSAATB. Cette dernière répartition ne doit pas être comprise comme une situation de dernier recours, mais comme l’acceptation pragmatique du son que de si nombreux chœurs peuvent atteindre au XXIe siècle. Les œuvres de la Renaissance à six parties, en dernière analyse, sont écrites pour SATTBB, exactement ce que le chef de chœur souhaite le moins.
Quoiqu’il en soit, le chef d’un chœur mixte « moyen » (il en est de nombreuses espèces) est confronté à la tâche de choisir entre une édition de concert comportant les transpositions utiles pour l’ensemble et le travail attendu, ou de réaliser sa propre édition. On a dans de nombreux cas les mains liées : une abondance de solutions polyphoniques conviendront, sauf une transposition particulière où la soprano montera au Sol’’ et la basse descendra au Fa grave. Ces degrés sont les limites du chœur contemporain. Il y a quelquefois une marge de manœuvre quand l’étendue globale d’une partition est d’un degré en moins. S’ouvre alors la possibilité du choix de Hobson : la soprano monte au Sol’’ et la basse descend au Sol, ou la soprano monte à un Fa’’ et la basse atteint le Fa grave.
Les voix intermédiaires, comme toujours, posent problème. Là est le nœud gordien. Quelle que soit la décision arrêtée quant à la transposition et la répartition, la seconde et la troisième voix d’une composition à cinq parties, utiliseront non seulement une étendue d’une octave et une quarte ; mais ou bien elles s’aventureront inconfortablement vers le grave et s’y attarderont un certain temps, ou bien se risqueront dans les aigus et y resteront quelque temps. Pour prendre un exemple inventé, mais non fictif, une ligne d’alto qui s’étend du sol au do’’, ou du la au ré’’.
Je n’ai pas discuté jusqu’ici l’utilisation de contre-ténors. Un véritable contre-ténor est chose rare en vérité, et le chœur assez chanceux pour en avoir —qui n’aient pas déjà été débauchés par un ensemble spécialisé— dispose d’une force inhabituelle. Cette partie vocale couvre naturellement l’étendue problématique dont il vient d’être parlé. Il n’est pas d’autre solution vocale. Un point, c’est tout. Peu de chefs ont la chance d’en profiter car ils ne disposent généralement pas de ces voix.
A présent que nous avons effectivement exclu l’usage de femmes chantant la ligne ténor dans leur registre —‘barytonalement’ pour fabriquer un mot, son fort déplaisant dans mon esprit et mon oreille— et les hommes fredonnant en voix de fausset, vaine tentative de chanter une ligne de contre-ténor, j’aimerais proposer une solution innovante mais peut-être non radicale : recomposer ces lignes afin d’arranger une musique à cinq voix nécessitant six voix, et la musique à six voix qui en nécessite sept. Cela revient à une méthode minimalement invasive, comme pourrait le dire un praticien de la chirurgie esthétique. Mon idée consiste à simplement réécrire, disons, une ligne alto dans une texture SSATB destinée à deux voix discrètes dans le chœur : ainsi ‘A’ produit deux parties, ‘A’ et ‘T1’ tandis que le ‘T’ originel devient ‘T2’
En n’étant pas très catholique[16], et en allant au-delà des notes, il est habituellement possible d’arranger les « nouvelles » voix de sorte qu’elles participent à la polyphonie de façon significative et ne se taisent pas soudainement au milieu d’un segment. A l’occasion, elles peuvent simplement « se promener » et doubler une partie déjà existante, une voix ‘T2’ mettant le cap vers la basse et même se mêlant à ce pupitre pendant quelques notes. Il faut respecter les cadences, bien sûr, car il serait étrange que certains membres du chœur ne participent pas à ces moments clé de la partition ; et lorsque l’œuvre s’achève tous les choristes doivent avoir un rôle.
En termes pratiques, cela signifie qu’une voix médiane montant trop haut, même pour les ténors légers qui la chantent à l’origine, est confiée aux altos graves (tacet précédemment) qui poursuivent aussi longtemps que la ligne reste chantable. La nouvelle ligne ténor, comme il est dit ci-dessus, ne peut pas simplement disparaître. Elle doit être recomposée pour se mêler, disons, à la basse et en arriver à une cadence appropriée. Aucune nouvelle note ne doit surgir dans l’harmonie, la règle étant de ‘braconner’ des notes appartenant aux parties voisines. Si aucune voie ne s’offre pour sortir d’un dilemme mélodique, un ton jusqu’alors absent de la structure harmonique peut être introduit à condition qu’il se limite à un doublement à l’octave. Le résultat auditif échappera sans doute à de nombreux auditeurs, et ne gênera pas un auditeur très averti.
Les chefs mènent une vie très active et n’ont généralement pas appris la composition. Mais je suis sûr que la grande majorité, si on leur donne l’opportunité et un crayon HB, seront capables de redistribuer une voix médiane entre deux parties vocales de sorte que la musique continue à faire sens et que les chanteurs utilisent le meilleur de leur registre. Personne ne se rendra compte que de la musique à cinq voix a été réécrite comme une partition à six voix, et des œuvres à six voix pour en fait sept lignes vocales.
Je suis certain que les exemples ci-dessous prouveront les bénéfices de cette approche.
The moment the singers in a modern mixed voice choir open the music and start to sing, many a compromise will already have been made. Choir directors will have chosen a Renaissance work that was originally sung either with just male voices, or with trebles taking the highest part or top two lines. Either way, countertenors would have been part of the proceedings – be it as the upper voices in the former case, or the inner ones in the latter, assuming, say, we are dealing here with polyphony in six real parts and upwards. The problems of pitch, clefs, vocal scoring, range and tessitura have all been discussed in detail, above. We concluded that a new approach is needed. The work I have chosen for this experiment (and this may come as no surprise) is the Missa Papæ Marcelli, by Palestrina. There are two reliable editions held by the Choral Public Domain Library (www.cpdl.org), and these are in stark contrast to each other. In the first, the editor, Lewis Jones, has assumed chiavette, and transposed, rightly or wrongly, the music down a perfect fifth. The result is an ATBarBarBB scoring. Clearly, this can only be sung convincingly today by a male voice ensemble. There is nothing wrong with that. In the second version, edited by David Fraser, the music has been transcribed at original ‘visual pitch’; the result is a score calling for SATTBB forces, although the two ‘T’ parts are only nominally tenor lines, considering their range and tessitura. The actual visual ranges of the six voices in the chiavette scoring are as follows: Cantus = g-c”, Altus = c-f’, Tenor I = B flat-d’, Tenor II = B flat-d’, Bassus I = F-g, Bassus II = F-g. In the ‘original’ scoring these are: Cantus = d’-g”, Altus = g-c”, Tenor I = f-a’, Tenor II = f-a’, Bassus I = c-d’, Bassus II = c-d’. Even a cursory glance at this latter version reveals some musical difficulties. The bass part goes no lower than c, and extends as high as d’, not a happy sing as it were for many men. (I used to hate parts like that as a student.) My intuitive reaction is transpose this version down a minor third, giving the bass a range from A-b, but this causes problems with the soprano range, which would then become b-e”. Although there is nothing wrong with high e” as a top note; it could be quite bright, with good use of the mask. There is no reason why every piece sung in a programme must extend de rigueur to g” in the soprano.
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Perhaps, then, a transposition down by a whole tone is best. The entire setting of this mass now admits an overall vocal compass extending from B flat in the bass to f” in the soprano. A music director must choose the best key – to use a modern term – in which to sing the music. A high key will produce a performance that is brilliant and dramatic, an interpretation favoured by some scholars, whereas a low key will engender a sense of reverence, a more fitting rendition of the music other musicologists would maintain. With a new key signature of two flats (the music down a tone) as opposed to three sharps (the music down a minor third) the score looks quite benign. The basses, let us note, now have a range B flat–c’, and no longer need to work at getting from c’ to d’ cleanly, this being the moment where chest voices runs over into head voice, much like the somewhat higher passagio that all tenors have to conquer. Let us now turn to the inner voices, ‘T I’ and ‘T II’, both of which now extend from e flat to g’. A good choir with some real tenors, not high baritones, will now be able to tackle one if not both of these parts. (Specialist Bach choirs will no doubt manage the ‘original’, with no need for further downward transposition and the tenors’ range remaining f-a’.) A less able choir should be able to mix the timbres of alto and tenor in these two tenor voices; the tone downwards transposition alleviates the need – one hopes – for falsetto singing by the tenors, even if the large range belies prima vista a high tessitura. The voice I would actually like to recompose is, of course, the second one down: Altus, in the original MS. Whether one stays with Fraser’s transcription, the pitch of which is the ‘visual’ one, or sings this down a whole tone, the part remains a beast – g-c’ or f-b’ flat. It just can not be sung adequately by the altos, and nor by the tenors. I would opt strongly for transposition down a whole tone. And I would then distribute the voice in two discrete parts. Using modern clefs, the higher passages in this alto part remain ‘A’, whilst the lower ones become ‘T I’. There is a knock-on effect: one could now consider notating ‘T I’ and ‘T II’ as baritone parts, in bass clefs, even if this produces more extra ledger lines than when reading in tenor clefs. Also, the highest voice – Cantus in the original and soprano in a modern transcription – has a not unproblematic range: from c’ to f”, and this could well be recast as two discrete parts, ‘S’ and either ‘A I ’ or ‘MSop’. Thus, the six-voice texture could appear on the page as music for seven, eight or even nine voices. As ever, the proof of the pudding is in the eating, as Cervantes put it in Don Quixote. The CDPL website offers both Sibelius and Finale files, presumably for download, and these could surely form the basis for a choral director’s new bespoke version. And volunteers should step forward now. (Click on the images to download the full score) |
[1] Hugh Benham, Latin Church Music in England, Barrie & Jenkins, London, 1977, p. 31.
[2] Howard Mayer Brown, ‘Choral Music in the Renaissance’, Early Music, Vol. 6, No. 2, (April 1978), Oxford University Press, p. 166.
[3] Ce dernier mot connote les clefs, non la signature tonale au sens moderne.
[4] Gustave Reese, Music in the Renaissance, J. M. Dent & Sons, London, 1954, p. 531.
[5] Willi Apel, The Harvard Dictionary of Music, Heinemann, London, 1969, 2nd. ed., p. 149.
[6] Jeffrey G. Kurtzman, ‘Tones, Modes, Clefs and Pitch in Roman Cyclic Magnificats of the 16th Century’, in Early Music, 1 November 1994, p.7.
[7] Herbert Myers, ‘Pitch and transposition’, in A Performer’s Guide to Renaissance Music, Jeffery T. Kite-Powell, (Ed.), Indiana University Press, IN, USA, 2007, 2nd ed., p. 299.
[8] Roger Bowers, ‘The Vocal Scoring, Choral Balance and Performing Pitch of Latin Church Music in England, c. 1500-58’, Journal of the Royal Musical Association, Vol. 112, No. 1, p. 9.
[9] John Caldwell, ‘The pitch of early Tudor organ music’, in Music and Letters, Vol. 51, No. 2, April 1970, p. 156.
[10] Le motet O bone Jesu by Robert Carver (ca. 1485–ca. 1570) est inclus dans le Carver Choirbook, MS Adv. 5.1.15.
[11] Président du comité des programmes musicaux et chef de choeur, Des Moines Area Community College, Ankeny, Iowa.
[12] En discutant avec l’auteur.
[13] Pas tout à fait la même chose.
[14] Le istitutioni harmoniche (1558). The Art of Counterpoint, Part Three of ‘Le istitutioni harmoniche’, est une edition utile. Guy A. Marco and Claude V. Palisca (trad.), Norton, New York, 1976.
[15] Le groupement ‘SSA’ pourrait aussi bien être ‘SAA’, mais cela n’est pas la question et relève d’une discussion académique à ce point.
[16] Le texte original porte la locution ‘jiggery-pokery’, précisant qu’il s’agit d’un terme obscur venu peut-être du haut silésien.
Graham Lack a étudié la composition et la musicologie à Goldsmith’s College et King’s College à l’Université de Londres (BMus Hons, MMus), la pédagogie de la musique à Bishop Otter College au sein de l’Université de Chichester (Diplôme d’Etat). Il s’installa en Allemagne en 1982 (thèse de Doctorat à l’Université Technique de Berlin). Il a occupé un poste d’assistant en musique à l’université du Maryland (1984-1992), présidé les symposiums de Musique Finnoise Contemporaine (Université d’Oxford, 1999) et le premier Symposium International des Instituts de Composition (Institut Goethe, 2000). Il contribue au Dictionnaire Grove et à Tempo. Ses œuvres à cappella comprennent « Sanctus » (pour Queen’s College, Cambridge), « Gloria » (pour chœur, orgue et harpe), « Two Madrigals for High Summer », « Hermes of the Ways » (for Akademiska Damkören Lyran), et un cycle pour les King’s Singers, « ESTRAINES », enregistré chez Signum. Le Choeur Philharmonique de Munich a récemment commandé « Petersiliensommer » (SSA/ SAA, harpe) et « The Legend of Saint Wite » (SSA, quatuor à cordes) a remporté le prix de la BBC en 2008. La première de REFUGIUM (chœur, orgue et percussion) a été donnée par le Trinity Boys’ Choir à Londres en 2009 et l’œuvre sera enregistrée en public à Munich en 2012. Voces 8 a récemment enregistré deux des « Four Lullabies » en vue d’une sortie pour Noël. Parmi ses œuvres récentes , on dénombre « Wondrous Machine » pour le multi-percussioniste Martin Grubinger, « Five Inscapes » pour orchestre de chambre et « Nine Moons Dark » pour grand orchestre. Parmi les premières de la saison 2010-2011 figurent le trio à cordes « The Pencil of Nature » (musica viva, Munich), « A Sphere of Ether » (commandée par Young Voices of Colorado), un cantique « The Angel of the East », et la première autrichienne de « Sanctus » par le Salzburger Bachchor. Les futurs projets sont A First Piano Concerto pour Dejan Lazić, et « The Windhover » (violon solo et orchestre) pour Benjamin Schmid. Membre correspondant de l’Institut des Etudes Musicales Avancées de King’s College, London, participant régulier aux conférences de l’ACDA. Publié par Musikverlag Hayo, Schott Music, Josef Preissler, Tomi Berg. Email : Graham.lack@t-online.de
Traduit de l’anglais par Claude Julien (France)
Relu par Marianne Berthet (France)