Entretien avec le Maître de Chapelle, Mgr. Massimo Palombella
Par Andrea Angelini, chef de chœur, compositeur, directeur de l’ICB
Andrea Angelini: Eu égard à la situation actuelle en Italie, nous souhaiterions que vous nous parliez de la musique sacrée entre culture et liturgie: quelles réflexions, quelles suggestions?
Massimo Palombella: Le lien entre culture et liturgie est très intéressant car il s’agit précisément de celui sur lequel le Concile Vatican II, la dernière grande réforme liturgique qu’a menée l’Eglise catholique, attire notre attention en nous invitant à dialoguer avec la modernité. L’Eglise souhaite, dans le domaine musical aussi, la promotion de la musique composée pour la liturgie et de ce qui est aujourd’hui le patrimoine et la culture musicale; il suffit de penser au progrès qu’a fait la musique au XXe siècle, après Wagner, après Mahler… D’une certaine façon, je pense que le Concile nous demande deux choses: premièrement, que l’action de composer pour la liturgie tienne compte de là où nous sommes aujourd’hui plutôt que de regarder en arrière ; et d’autre part la préservation du patrimoine culturel de l’Eglise – qui est à l’origine de la musique occidentale – que sont le chant grégorien et la polyphonie. Le Concile, en appelant au dialogue avec la modernité, nous rappelle de ne pas sous-estimer l’étude sémiologique menée à ce sujet. Après les travaux scientifiques effectués à Solesmes, qui nous ont donné le Graduale Triplex[1], nous ne pouvons plus penser l’interpréter avec le Liber Usualis[2]. Avec les études sémiologiques entreprises, avec tout ce que constitue le patrimoine culturel qui est arrivé à un niveau d’études scientifiques, la personne qui donne des représentations de polyphonie de la Renaissance dans la liturgie a le devoir de traduire le signe graphique en son avec pertinence. Voici les deux grands défis qu’en quelque sorte le Concile Vatican II nous pose aujourd’hui. En Italie la Conférence épiscopale, de ce point de vue, a commencé depuis longtemps un travail culturel massif et important, également avec la codification d’un répertoire national des chants. En fait, des processus ont été lancés, que l’un ou l’autre pourrait ne pas apprécier, regrettant que “Oui mais par le passé, dans le temps…”. Si nous regardons l’histoire, même le Concile de Trente a lancé des processus et nous savons qui, tout de suite, est entré dans ces processus : Giovanni Pierluigi da Palestrina. À ce moment-là, la chapelle Sixtine fut la première grande réalisatrice du concile de Trente, avec l’intelligibilité du texte; mais avant que la réforme liturgique ne rentre dans le contexte ecclésial, plusieurs années ont passé. Ainsi, finalement, nous sommes très près du Concile Vatican II. Je dois dire qu’en Italie des processus excellents pour la réalisation du Concile ont été mis en place. Il s’agit d’un travail de longue haleine parce que cela signifie penser avec une langue vivante, c’est-à-dire entrer automatiquement dans un contexte culturel qu’il faut connaître et il convient en outre de “décliner” aujourd’hui, tout le grand patrimoine culturel de l’Eglise. C’est un travail énorme et de longue haleine qui nécessite des études et de la recherche; je suis convaincu que l’Église d’Italie a lancé un excellent travail à cet égard.
AA: Le monde choral est souvent un secteur de niche, sous-évalué ou critiqué. Pour reprendre les paroles du Pape François, qui a souligné la nécessité de valoriser le patrimoine de la musique sacrée et aussi son actualisation avec les langues modernes, quelles pourraient être les propositions pour l’éducation des jeunes à la musique chorale sacrée?
MP: Je pense qu’il y a un principe à la base, quand on parle de jeunes et d’éducation: pour que les jeunes aiment ce que nous aimons, nous devons aimer ce qu’ils aiment! Dans mon expérience – avant de devenir maître de chapelle, je travaillais à l’Université où, en plus de l’enseignement, je menais des activités pastorales en ayant un chœur – je n’ai jamais rencontré de difficultés à travailler avec des jeunes à un haut niveau et sur le plan culturel. Parce que le niveau culturel doit exister, dans le sens où vous devez avoir la capacité de formuler le patrimoine culturel dans une langue compréhensible. Heureusement, l’équation “Je baisse le niveau, donc j’ai plus de gens” ne fonctionne pas. Ainsi, en fin de compte, plus l’éducateur ou l’enseignant étudie, maintient ses connaissances à jour, poursuit ses recherches et veille à communiquer à ce sujet, plus le chemin devient fascinant. Quand on pense “Ici on ne comprend plus ces choses-là, alors passons à autre chose“, c’est parce que nous n’étudions plus et n’apprenons plus à nous faire aimer. Car se faire apprécier, faire apprécier les choses, c’est une étude! Il faut chercher, faire preuve de discernement, et le discernement est un travail (parce que l’on peut faire des erreurs, comme dans toute expérience); il s’agit donc d’un travail, qui implique un investissement en énergie. Je ne pense pas qu’il soit difficile d’éduquer les jeunes à la musique sacrée, comme de les éduquer à l’art, à la littérature latine ou à tout aspect culturel fondamental, si on le contextualise dans un discours. Les jeunes perçoivent n’importe quel message, pour autant que nous soyons en mesure de créer un rapport, une relation; sans ce contact, rien ne passe. Il est important que les grandes valeurs culturelles passent toujours par des relations ouvertes vers la croissance et la maturation à la vérité de notre jeunesse.
AA: Parlons des Pueri Cantores, qui traditionnellement accompagnent au chant la liturgie et du rôle de la Schola Cantorum; les deux ensembles sont inexorablement en train de disparaître. Que faire pour assurer leur pérénnité, et encourager leur rayonnement pas uniquement dans les églises d’une certaine importance?
MP: Il existe une association internationale des Pueri Cantores. Cependant, nous devons être très précis à ce sujet. Pourquoi la Chapelle Sixtine a-t-elle les Pueri Cantores et investit-elle dans une école qui y est associée, de la troisième à la huitième année? Pourquoi les Pueri Cantores ne sont-ils composés que de garçons, et qu’il n’y a pas de filles? Pourquoi effectivement la vraie voix blanche, comme on l’appelle, est-elle la voix d’enfant, qui ne reste pas toujours la même mais, avant la mue, passe par un ensemble de changements dus à la physiologie, qui donnent cette richesse harmonique qu’a un chœur de garçons, et qu’au contraire n’ont pas les choeurs composés uniquement de petites filles. Il s’agit ici d’un problème d’ordre culturel: quand nous enregistrons pour un label comme Deutsche Grammophon, nous devons créer un produit qui soit pertinent au niveau esthétique. Donc soit j’enregistre avec des falsettistes, soit avec des enfants! C’est un domaine très important et culturel. Je crois d’autre part que globalement, l’éducation des enfants au chant est un excellent élément pastoral et de formation pour l’avenir de ces personnes dans le sens où susciter chez l’enfant la discipline du chant choral, fait à un certain niveau, lui fera acquérir une méthode de travail scientifique, rigoureuse, qu’il pourra utiliser quelle que soit la tâche qu’il fera, ainsi que dans les relations de la vie, et aussi dans le rôle de parent. Voilà pourquoi je pense important de nous investir culturellement pour les enfants par rapport à la musique parce que la musique a le double intérêt d’être belle, mais de demander un sacrifice, un effort constant pour être réussie. Ce processus recèle donc une sorte d’attrait pour l’effort commun inhérent, et ce processus est extrêmement éducatif à un âge précoce où la “réceptivité” et le fait d’avoir une méthodologie précise peut être bénéfique pour toute une vie.
AA: Parlons un peu du chœur de la Chapelle Sixtine c’est-à-dire la plus ancienne formation chorale encore en activité. Au fil des siècles elle a suivi, en y participant activement, toutes les réformes de la liturgie papale jusqu’à ce jour. Quelle est la responsabilité d’un rôle si important, et quels sont les moments les plus significatifs dans les différentes activités menées?
MP: Le Chœur de la Chapelle Sixtine a la grande responsabilité d’agir dans l’Église comme il l’a fait, par exemple, au XVIème siècle par rapport à la réforme liturgique du Concile de Trente. Cette réforme a fait son chemin à travers la mise en œuvre immédiate qu’en a faite la chapelle Sixtine dans les célébrations du pape. Maintenant, pour être honnêtes et justes, nous devons dire que la même chose ne s’est pas produite avec Vatican II parce que Domenico Bartolucci – dont nous célébrons cette année le centenaire de la naissance – était un homme qui, en tant que chef de la Chapelle Sixtine, refusa catégoriquement la réforme liturgique du Concile Vatican II, se réfugiant sur certaines positions injustifiées. Cette fermeture culturelle ne lui a malheureusement pas permis d’intégrer tout ce qui est arrivé à la même période dans la musique, puis les études sémiologiques sur le chant grégorien, la polyphonie de la Renaissance, ainsi que ce qui est arrivé après Verdi. D’une certaine façon, dans l’esprit de Bartolucci l’histoire de la musique se terminait avec Verdi. Voilà pourquoi il a peut-être vraiment été un ‘hapax legomenon’[3] dans l’histoire de la chapelle Sixtine, dans le sens où c’était peut-être la première fois que cette institution n’a pas suivi le cours d’une réforme; et en fait, pour le Saint-Siège, à un moment donné il a été nécessaire de fournir une alternative parce qu’on se retrouvait avec une institution bloquée au niveau écclésial, esthétique et culturel. Mon prédécesseur, le maître Liberto, a vraiment porté cette institution musicale au sein de la réforme liturgique du Concile Vatican II, en dépit de nombreuses difficultés car beaucoup croyaient encore qu’il fallait faire comme Bartolucci. J’ai eu la chance que mon prédécesseur soit, en quelque sorte, un “tampon” entre Bartolucci et la réforme liturgique du Concile Vatican II qui avec moi était quelque chose de presque “normal”. Je suis un enfant de la réforme liturgique: c’est pourquoi j’y crois profondément, et je crois aussi que la musique ancienne peut avoir été beaucoup aidée par la réforme liturgique de Vatican II en rapport avec ce que j’ai dit auparavant, à savoir le devoir de la réception des études sémiotiques, et le devoir d’un dialogue intelligent avec la modernité. Le Chœur de la Chapelle Sixtine a donc ce premier et grand devoir, et cette grande tâche: promouvoir résolument les réformes de l’Église dans le contexte liturgico-musical; en outre, mais avec la même importance, il porte la responsabilité de l’exemplarité pour l’interprétation. Chanter le chant grégorien et la polyphonie de la Renaissance devrait être d’une certaine manière exemplaire non pas parce que nous sommes meilleurs que les autres, mais parce que ce Chœur est une institution qui consacre trois heures par jour à l’étude presque “monographique” précisément du chant grégorien et de la polyphonie de la Renaissance, tout comme l’Académie nationale Santa Cecilia répète chaque jour un certain répertoire symphonique choral, et comme le Teatro dell’Opera travaille chaque jour un certain répertoire d’opéra. Nous avons également à disposition les archives du chœur de la Chapelle Sixtine, ce que l’on appelle le Fonds Chapelle Sixtine dans la Bibliothèque du Vatican, qui est la plus grande archive musicale existante au monde des quinzième, seizième et dix-septième siècles dans la musique écrite pour la liturgie. Tout ce répertoire est catalogué : par exemple, le concert que vous entendrez ce soir est le résultat d’une édition critique faite soit sur les manuscrits soit sur la plus ancienne version imprimée. Le maître de la Chapelle Sixtine a ce devoir de travail d’étude et de recherche parce que si je ne le fais pas, beaucoup de musique reste lettre morte. Le devoir de pratique exemplaire de l’exécution vient du fait que le maître de la chapelle Sixtine peut disposer des pièces de la Renaissance, puis une étude sémiologique et scientifiquement correctes et pertinente des pièces. Cela signifie aussi “expérimenter” sans avoir le souci de monter un motet pour le donner dans la foulée, mais essayer des inflexions, expérimenter la meilleure façon d’effectuer une certaine figure rhétorique… Voilà, la Chapelle Sixtine est à ce point de vue une sorte de “laboratoire”! En fin de compte le Chœur de la chapelle Sixtine chante à toutes les célébrations où le pape est présent, mais il a aussi une grande activité de concerts. Pourquoi cette activité de concerts ? Il ne parcourt pas le monde pour le plaisir de faire un peu de musique, mais voyage beaucoup rien que pour répondre à sa mission ecclésiale: la proclamation de l’Evangile; notre concert de ce jour est une expérience esthétique, mais tout le matériel musical est ramené à l’endroit où cette musique a pris forme, à savoir la liturgie. Chaque morceau que nous donnons est toujours bien présenté, situé, expliqué dans sa signification historique et liturgique. Un concert du Chœur est donc une expérience de foi, l’occasion de faire une expérience de Dieu. C’est le seul contexte dans lequel le Chœur de la Chapelle Sixtine accepte de faire un concert.
AA: Le Chœur de la Chapelle Sixtine s’engage régulièrement dans des tournées internationales. Sous votre direction, il a commencé à enregistrer exclusivement avec Deutsche Grammophon et a remporté le prix Echo Klassik pour le Cantate Domino (2015). Pouvez-vous nous parler de cette expérience?
MP: Non je ne suis pas allé chercher Deutsche Grammophon! Ce sont eux qui m’ont contacté, parce qu’ils ont constaté que le Chœur de Chapelle Sixtine a radicalement changé sa façon de chanter, qui est passée d’une langue d’opéra décadente de la fin du XIXe siècle à une voix de la Renaissance, à un phrasé cohérent, et à la recherche d’une forte pertinence esthétique des œuvres qu’il interprète.
Il s’agit de l’institution la plus ancienne au monde, elle a énormément de choses à sa disposition ; c’est pourquoi Deutsche Grammophon a, en quelque sorte, fait un pari en disant qu’ils auraient dans le passé toujours voulu commencer un partenariat avec cette institution, mais que cela n’avait jamais été possible de le faire car sa façon de chanter était très, très loin de la pratique de la Renaissance. L’expérience d’enregistrement est très intéressante ; nous gravons en tant que chœur de la Chapelle Sixtine parce que nous sommes peut-être la seule entreprise dans le monde qui peut avoir la totalité de la pertinence esthétique, c’est-à-dire des musiques pour les célébrations du pape qui ont eu lieu dans la chapelle Sixtine, donc avec cette acoustique précise.
AA: Donc, pour vous, le discours philologique est très important, tant au plan esthétique et environnemental que sur celui de l’exécution…
MP: Oui, tout à fait. C’est ce qui nous permet d’enregistrer avec des labels tels que Deutsche Grammophon. Je ne pourrai jamais enregistrer du William Byrd, car il est très éloigné de nos pratiques. Par exemple, lors de l’enregistrement pour Deutsche Grammophon du Miserere d’Allegri, j’ai cherché et trouvé dans les archives de la Chapelle Sixtine, à la cote 205-206, le manuscrit original d’Allegri. J’ai donc essayé aussi de placer les solistes dans l’espace, en imitant plus ou moins la façon dont ils étaient placés selon les chroniques des célébrations pontificales de l’époque; faire un produit pour un label comme celui-ci nécessite un grand travail scientifique, philologique et esthétique.
AA: Puis-je vous demander une comparaison avec la vocalité fermée et sans harmoniques qu’utilisent les Britanniques, par exemple les Tallis Scholars, qui ont donné un concert dans la chapelle Sixtine lors de sa grande restauration, en chantant, entre autres, justement, le Miserere d’Allegri ?
MP: Comme chez les Tallis Scholars des femmes chantent également, on s’éloigne un peu du point de vue de la pertinence esthétique. Je crois au style vocal de ce qui a été écrit pour être chanté dans la chapelle Sixtine par des voix Renaissance. Dans cette technique vocale, le troisième registre n’existe pas, il doit donc exister une couverture très large, très forte, mais avec toute la chaleur méditerranéenne que nous avons, nous les Italiens, dans nos voix. Par exemple je crois, et ceci est est ma conviction après avoir étudié les manuscrits, que ces partitions sont remplies de figures rhétoriques que nous retrouverons ensuite bien codifiées dans le baroque, parce que nous savons beaucoup de choses du baroque et peu de la Renaissance en termes d’exécution de l’œuvre. Pour moi, la musique de la Renaissance est un ensemble de figures rhétoriques, de tensions et de détentes qui demandent une sollicitation constante de la voix. C’est une musique très colorée en elle-même, donc je pense que la chanter fermée revient à la traiter comme la musique du XVème siècle. Je peux comprendre qu’on chante Dufay ou Despresz comme cela, puisque le texte était souvent un “prétexte” pour faire du contrepoint. Quand nous avons enregistré un morceau de Dufay et un de Desprez nous chantions comme si nous étions des instruments, parce que l’intention de composition était telle, qu’il n’y avait pas d’attention au texte. Il y a un grand changement à la fin de la Renaissance, où à un moment donné le texte devient la réalité sur laquelle la musique est construite. En ce qui concerne le texte, il y a des figures de rhétorique de tension et de détente. Une grande tension est donnée par le mot et la phrase. Je crois que cela est dans l’ADN de la musique écrite pour la chapelle Sixtine pour les célébrations du pape. D’ailleurs il suffit d’admirer les peintures de Michel-Ange pour réaliser à quel point la Renaissance a vécu vieille! Tout doit être complètement filtré par un rapport, par l’intelligence massive mise sur la voix, la tension, le ballonnement, les colores minores, le hochetus … En conclusion, tout doit être filtré par un examen profond, un contrôle du son, comme “maniaque” de ce qui est typique et qui caractérise la Renaissance.
AA: Peut-on accepter la proposition d’une interprétation avec une voix ferme seulement pour faire l’expérience d’une esthétique différente, en étant toutefois conscient de ne pas être là dans le domaine de la reproduction philologique, mais dans un autre plaisir esthétique?
MP: Oui, absolument. On peut le faire: personne ne l’interdit. Mais je pense que c’est comme enlever à cette musique le sel et le poivre, dans le sens où harmoniquement parlant elle est pauvre. Si, en plus, le chœur ne souligne pas le verbe… La Renaissance est un moment historique caractéristique, il a porté la même attention au contrepoint et au verbe. Ensuite, si le chœur n’utilise pas ces attentions, l’interprétation se tarit énormément.
AA: On pourrait objecter que même la musique d’Arvo Pärt, construite avec la technique du tintinnabulisme, a une harmonie très simple qui ne nécessite pas ce genre d’attention et de style vocal dont nous avons parlé auparavant. Ici il s’agit peut-être de la recherche du plaisir contemplatif d’une voix ferme et peut-être aussi la tentative des ensembles britanniques est-elle d’amener cette expérimentation différente également dans la musique de la Renaissance.
MP: Oui, ma conviction est que l’engouement pour ces groupes britanniques dans les années 80 et 90 est fondamentalement dû au fait que ceux qui auraient dû faire ce travail philologique ne l’ont pas fait! Le Chœur de la Chapelle Sixtine ne le faisait pas vraiment non plus. Nous avons enregistré avec Deutsche Grammophon la Missa Papae Marcelli de Palestrina, qui fut un travail sans précédent : il y a tellement d’enregistrements de cette œuvre que j’ai dit “Soit on enregistre quelque chose d’exceptionnel, soit on n’enregistre rien!”. Ce travail philologique fut énorme parce que je devais récupérer l’édition de 1567, ayant donc décidé de ne pas entrer dans le Agnus Dei II parce qu’il n’est pas de Palestrina. Bien qu’il figure dans le Santa Maria Maggiore (codex 18), et comme odex 22 dans la Chapelle Sixtine, quand Palestrina a publié, en 1567, le deuxième livre des messes, il ne l’y a pas inclus; et en 1599, quand fut publiée une édition posthume, l’éditeur ne l’a pas mis: ils est écrit Agnus Dei ut supra dicitur primus Secundus. Les colores minores, le problème de surmonter les battues, la question des figures de rhétorique, du tactus cohérent du compositeur, etc…: ce fut un travail très difficile pour obtenir un produit philologique correct, à la hauteur de l’institution qui détient les manuscrits. Vraiment il apporte quelque chose de nouveau, expliqué dans le livret accompagnant le CD. Je suis d’accord avec le fait qu’un groupe choral peut avoir le plaisir esthétique de mettre en œuvre ce que vous dites, mais notre devoir est d’exécuter ce type de musique en en donnant, aujourd’hui, une interprétation plausible, vérifiée, scientifique, bien sûr discutable mais motivée et creusée en profondeur.
AA: La musique est la langue de l’esprit. Son courant secret vibre entre le cœur de celui qui chante et l’âme de celui qui écoute; ce sont des mots de Khalil Gibran. Quel est le rôle du chef de chœur, dans tout cela?
MP: Son rôle est à mon avis très important. D’abord il est une personne qui étudie et qui effectue de la recherche et, d’autre part, ce rôle devient, peu, peu, invisible. La musique est faite pour être faite ensemble, non pour être dirigée. En général, ce qui est une grande tradition, la musique de la Renaissance n’était pas dirigée ; tous lisaient sur un livre central, sans quelqu’un pour assumer la tâche de la direction comme nous la comprenons maintenant.
AA: Dans la basilique Saint-Marc il y avait probablement un relais qui se tenait au centre de l’abside, derrière l’autel, pour résoudre les problèmes liés à l’exécution avec double chœur…
MP: Le rôle du chef est de faire un bon partenariat. Mais le vrai rôle de chef de chœur, et croyez-moi les choristes sont de cet avis, doit être une personne en train d’étudier, en recherche. Des choristes, on exige un peu moins que ce que lui fait, mais ce qu’il ne fait pas vous ne pouvez pas demander aux choristes de le faire: il doit être le premier à donner l’exemple. Pour mon chœur le travail personnel est nécessaire (trois heures), et le travail choral, trois heures encore. Je dois donc étudier au moins six heures par jour. Mais j’étudie beaucoup plus, parce qu’il y a ensuite la recherche, et bien plus encore… La question de la musique à exécuter; deuxième problème, dans mon cas, le chef, est que je dois composer? Le chef de cette institution a priori ne doit pas être, à mon avis, comme cela fut le cas de Bartolucci, “juste” un compositeur. Le maître de la Chapelle Sixtine est “aussi” un compositeur, mais il a, comme nous l’avons dit précédemment, la responsabilité du patrimoine culturel de l’Église; il doit donc être un expert et l’un des spécialistes de la musique ancienne, et il doit traduire avec pertinence le signe graphique en signe sonore. En ce qui concerne la composition, le maître de la chapelle Sixtine devait être visionnaire. Il doit faire comme l’a fait Palestrina, comme Lorenzo Perosi. Ce dernier a enlevé au début du XXe siècle, la Chapelle Sixtine de la position à laquelle l’avait reléguée Domenico Mustafà, en écrivant seulement du Palestrina, en style contrapuntique. Perosi n’a pas osé écrire dans un style différent de Palestrina, en vivant profondément son moment historique. Voilà: je crois que le maître de la chapelle Sixtine doit être un homme qui, dans son geste de composition, vit le présent et que, après Wagner, après Mahler, il doit se laisser mettre au défi par tout ce qui est arrivé dans la musique. Le geste de composition du maître de la Chapelle Sixtine doit être un geste qui tient compte de l’endroit où il vit aujourd’hui: il doit écrire pour l’homme d’aujourd’hui, et non pour celui de la Renaissance! La personne qui fait mon travail doit être un homme attentif à son temps, passionné de musique moderne, de musique contemporaine et expérimentale, qui estime ses collègues et qui est donc curieux d’aller écouter de la musique composée et interprétée par d’autres et ne pas se limiter à lire Palestrina ainsi que sa propre musique. Ceci est important car le chef doit être en mesure de combiner l’audibilité et la clarté de la musique avec la modernité. Je pense que cela est, actuellement, le grand défi qui nous attend.
Mgr. Massimo Palombella, est né à Turin le 25 décembre 1967. Il a été ordonné prêtre par la Congrégation salésienne le 7 septembre 1996. Il a terminé ses études de philosophie et de théologie en obtenant son doctorat de recherche en théologie dogmatique, et ses études musicales avec Luigi Molfino, Valentín Miserachs Grau, Gabriele Arrigo et Alessandro Ruo Rui, en étant diplômé en musique chorale et en composition. Fondateur et chef du Chœur Interuniversitaire de Rome, il a travaillé dans la pastorale universitaire du diocèse de Rome entre 1995 et 2010, en prenant en charge, comme enseignant en musique, toutes les rencontres du Saint-Père à l’Université de la Culture. Il a enseigné jusqu’en 2011 à l’Université pontificale salésienne, Faculté de théologie, musique et liturgie et enseigne au Conservatoire Guido Cantelli de Novara, dans les deux années de spécialisation en composition de musique sacrée pour la liturgie, Polyphonie romaine et législation de musique sacrée. Il a également été professeur de langages musicaux à l’Université La Sapienza de Rome et au Conservatoire de Turin. À l’Institut Pontifical de Musique Sacrée à Urbe, il a enseigné la liturgie. De 1998 à 2010, il a dirigé le magazine de musique liturgique Armonia di Voci, de l’éditeur ElleDiCi. Le 16 octobre 2010, il a été nommé par pape Benoît XVI directeur du Chœur de la Chapelle Sixtine, et confirmé en 2015 par le pape François. Il est membre, en tant qu’expert, du Conseil de la Liturgique italienne la Conférence épiscopale italienne. Le 14 janvier 2017 le pape François l’a nommé conseiller de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements. Tant avec le Chœur interuniversitaire de Rome, qu’il a dirigé jusqu’en 2011, qu’avec le Chœur de la Chapelle Sixtine, il a à son crédit de nombreux concerts en Italie et dans le monde et un grand nombre de CD et DVD enregistrés avec Elledici, Libreria Editrice Vaticana et Deutsche Grammophon, avec qui il a remporté le prestigieux prix Echo Klassik pour le CD ‘Cantate Domino’. Courriel: info@cappellamusicalepontificia.va
Traduit de l’italien par Barbara PISSANE. Relu par Jean PAYON
[1] Le Graduale Triplex est un livre liturgique qui contient les chants de la messe du répertoire grégorien. Il a été publié en 1979 et, depuis lors, a été réédité en continu par l’abbaye de Solesmes sur mandat officiel de l’Eglise catholique.
[2] Le Liber usualis Missae et Officii, plus souvent appelé Liber usualis, est un livre liturgique contenant un recueil de chants grégoriens utilisés non seulement par l’Église catholique romaine. À partir des chants sont retranscrits les paroles et la mélodie, uniquement en notation carrée. La première édition, faite par les moines de Solesmes, remonte à 1896. Plusieurs éditions ont suivi, et après le Concile Vatican II il n’y a pas eu de nouvelles éditions. Le Liber Usualis est diffusé dans le monde en latin, bien qu’il soit actuellement remplacé par le Triplex Gradual qui est plus à jour dans le répertoire. Outre la notation carrée est également retranscrite la notation de Saint-Gall et metense et où le choix des morceaux est plus réfléchi.
[3] En linguistique et en philologie, un hapax legomenon (appelé aussi fréquemment uniquement hapax ou, moins fréquemment, apax, au pluriel hapax legomena ou hapax legomenoi, du grec ἅπαξ λεγόμενον (hápax legómenon, “dit une fois”) est une forme linguistique (mot ou expression), qui apparaît une seule fois dans le cadre d’un texte, d’un auteur ou de l’ensemble du système littéraire d’une langue.