Caractère Artistique et Sacré des Instruments Indigènes des Amériques

  • 122
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Susana Ferreres and Alejandro Iglesias Rossi

 

Dans les traditions spirituelles des Amériques, l’univers du son commence son voyage dans l’océan du souffle pur, jusqu’à ce qu’il devienne le son des vagues, le silence polaire et le grondement des forêts.

Les instruments de musiques, porteurs de ce mystère premier, jaillissent de l’humus fertile, des bois, des pierres et des coquillages, des carapaces des animaux comme de leurs os, leur peau et leurs sabots. Ce sont les vecteurs qui transportent le son mystique de l’univers et l’âme des hommes dans leur voyage de retour à l’Esprit dont ils sont issus.

Oiseaux, tonnerre et ouragans,

instruments du Ciel.

Arbres, ossements et graines,

instruments de la Terre.

En théorie, dans l’ascension mystique de l’arbre situé au centre de la terre, ou dans le voyage shamanique sur l’arc en ciel, ce sont les instruments qui jouent le rôle de pontifex, ils construisent le pont capable de relier les mondes. En reliant la danse et le chant, les instruments fournissent un cadre permettant de projeter les êtres humains dans leurs voyages extatiques vers l’inconnu, à travers les couches terrestres et les cercles célestes, une géographie spirituelle dans laquelle le centre est partout et la circonférence nulle part.

Dans les traditions indiennes, la construction d’un instrument est aussi rituelle que son utilisation. Chaque instrument est unique et personnel. Le shaman lui-même, en une nuit particulière, se procurera le bois d’un arbre pour son tambour, y tendra la peau d’un animal et, produisant des battements rapides et réguliers à l’aide d’une baguette pourra ainsi filer vers l’autre côté. C’est de cet autre côté que la Terra Incognita des visions prophétiques, les révélations artistiques et les guérisons miraculeuses sont situées.

La sagesse des sources indigènes montre une réalité qui continue de former la structure profonde et la conscience de notre existence. Une approche unifiée de la création peut nous raccorder aux racines primitives de la conception de l’art comme un moyen de relier à nouveau l’homme et ses origines.

L’artiste joue un rôle de catalyseur en tant que constructeur de mythes, maintenant que toute création est une régénération et implique un retour à ces origines : dans la construction d’un instrument, la création d’un objet d’art ou la modélisation d’un être humain, il ou elle reproduit rituellement la création du monde. L’artiste se rend ainsi compte que dans l’intimité de son être il existe des processus cosmiques et anthropogéniques archétypaux.

Un retour à ce « processus d’initiation » est essentiel à l’art d’avant-garde pour retrouver sa fonction mythologique. La multitude de formes d’expressions entrelacées dans les profondeurs de notre existence pourra alors se révéler une source inépuisable pour ceux qui admettent cette reconnexion à leurs origines.

En plus de la redécouverte de cette vision initiatique de l’art, il est nécessaire de reconsidérer le procédé de composition comme il est  relié à la maitrise de techniques qui réunissent l’instrument et sa manipulation.

Historiquement, la montée extraordinaire de la spirale de la connaissance a eu des conséquences inattendues : l’éloignement du noyau embryonnaire mythique. L’unité primitive a fini par être fragmentée à travers les concepts de spécialisation technique et de connaissance. Aujourd’hui, il est nécessaire de sauver et de restaurer cette unité perdue à travers un cadre conceptuel qui nous permettrait de retrouver le chemin vers l’unité ontologique fondamentale. Canaliser les paramètres de la création musicale à travers une nouvelle relation aux instruments indigènes des Amériques pourrait rendre cela de nouveau possible à travers ce que les anciens sages de ce continent appelaient la voie de la connaissance.

Le défi que nous devons relever en tant que contemporains est de générer une structure organique, une théorie et une pratique en harmonie avec les coordonnées spatio-temporelles et une matrice poétique de l’Abya Yala, l’héritage spirituel des Amériques.

 

Techniques contemporaines de création et d’identité culturelle

Alejandro Iglesias Rossi

 

En Amérique, les compositeurs se trouvent à un croisement : la première voie les emmène à la recherche de leur identité personnelle en tant que créateurs, la seconde en quête de leur identité culturelle en tant que membres de la communauté qui les entoure. Pour relever ce défi il faut devenir un individu, découvrir ses « singularités » dans tout leur potentiel.

Ce processus ne fait pas qu’affecter le créateur, mais il transforme et exerce une influence sur l’essence même de sa géo-culture.

Les éléments transculturels (dont les techniques d’avant-garde et la composition dans le style classique d’origine Européenne font partie) doivent être assimilés et internalisés, afin de refaire surface avec une force spéciale, une couleur unique qui repoussera les barrières de la connaissance, un peu comme on explore les terres inconnues de la création.

Ce défi n’est pas seulement un défi individuel et culturel mais également un défi instrumental et opératoire, c’est-à-dire qu’il requiert du créateur de se libérer de tous préjugés qui pourraient restreindre ses facultés créatives dans le choix de la technique et des moyens qu’il va utiliser.

Un nombre de sujets différents doivent être pris en compte :

  • Les conflits entre l’apprentissage encyclopédique et l’éducation basée sur la sagesse ;
  • La non-affectation de l’espace que l’on occupe ;
  • L’admiration pour les concepts étranges, qui ne peuvent conduire qu’au mécontentement.

Notre temps et notre culture nous entrainent à nous conformer à ce que l’on attend de nous en terme d’apparence et de capacités (savoir-être et savoir-faire). Cela efface la dichotomie supposée entre les techniques créatives contemporaines et les racines culturelles.

 

Trouver ce chemin, accepter le défi, permet de dévoiler un monde inattendu de liberté. Ce voyage, cette maturation, est celui qu’un compositeur suit personnellement et en tant que membre d’une communauté, bien que ces deux notions soient fondamentalement indissociables.

 

                                                      Hypostase

 

Pour nous autres américains, la seule possibilité de rester ouvert à ce que la modernité a à nous apporter tout en restant ancrés dans notre culture est de trouver ce qui était appelé au début de la Chrétienté Hypostase.

Le terme grec hypostasis a d’abord été utilise au IVe siècle. Il décrivait alors notre « unicité », ce quelque chose de spécial que nous avons en chacun de nous : notre moi le plus profond.

L’hypostase ne peut être définie rationnellement, comme opposé au concept théologique de la nature humaine qui recouvre tout ce que nous partageons (par exemple deux jambes, deux yeux, une psyché, etc.). Il constitue un mystère, et le seul moyen d’y accéder est au travers d’une révélation. C’est le nom nouveau mentionné dans le livre de l’Apocalypse : « A celui qui vaincra je donnerai de la manne caché, et je lui donnerai un caillou blanc ; et sur ce caillou est écrit un nom nouveau, que personne ne connait, si ce n’est celui qui le reçoit. » Si nous voulons dépasser le stade d’hypostase « potentielle » et devenir une personne « comblée », à qui ce nouveau nom peut être révélé, nous devons passer par une phase de réveil, nous devons nous libérer de tous les masques, de toutes les « personnalités » que nous pensons être et dont nous souffrons, car en dépit de tout cela, nous savons que ces personnalités qui nous conditionnent ne reflètent pas « notre moi véritable ».

Précisément comme nous ne pouvons pas faire de référence à l’hypostase en dehors de son contexte ascétique, mystique et eschatologique, la composition n’est pas concevable en dehors de ces trois mêmes contextes. Chacune de nos compositions doit nous rapprocher de notre moi véritable. D’un point de vue technique, si en apportant la dernière note à une composition nous ne sentons rien de changé en nous, qu’aucune transformation n’a eu lieu, alors aucune métanoïa ne s’est produite en nous ; cette œuvre est donc vide de sens car elle a été composée dans un état de vide spirituel et il lui manque le pouvoir de transformer. Il serait mieux de l’oublier. Les vrais travaux de composition sont ceux qui nous permettent constamment d’aller vers des territoires inconnus, nous maintenant sans cesse au bord du gouffre. Paradoxalement, c’est de cette façon que nous trouvons le courage de nous confronter à ce gouffre, non pas au moment d’y plonger mais bien déjà pendant notre chute. C’est en composant et non en théorisant que progressivement notre potentiel personnel est illuminé. Ce point est fondamental : nous appréhendons notre moi fondamental grâce à la préparation spirituelle.

Composer dévoile notre moi véritable, les compositeurs devraient en tenir compte.

Ce point est bien décrit dans une histoire médiévale :

Un homme traverse une carrière où deux hommes sont cassent des pierres. Il demande au premier ce qu’il est en train de faire. L’homme répond : « Je casse des pierres ». Il demande à l’autre homme ce qu’il est en train de faire, et le deuxième homme répond : « Je construis une cathédrale ».

Composer devrait représenter un engagement total. On peut se demander pourquoi il en est ainsi. La raison en est que l’hypostase, la vraie personne, est une pensée absolue. On ne peut s’en rapprocher que grâce à un engagement intense et sans concession, et avec un sentiment de liberté absolue. Comme je l’ai déjà dit, notre hypostase la plus profonde est radicalement libre, et quand notre vraie personne émerge, elle porte alors la vision d’une partie insoupçonnée de notre liberté intérieure.

Une autre des caractéristiques de notre moi le plus profond est qu’il est sans-pareil. On peut comparer ce qui est similaire, mais étant donné la singularité de chaque personne, la comparaison est ici impossible. Il n’y a pas d’hypostase meilleure ou pire, personne n’est plus ou moins beau qu’une autre personne. Comme un maître mystique l’a dit il y a quelques siècles, « chacun de nous est un nom de Dieu ».

Ce n’est que si les compositeurs sont entièrement et clairement engagés dans la recherche de leur soi le plus profond, établissant une vocation spirituelle totale à travers leurs compositions, qu’ils pourront assimiler librement n’importe quel matériel qu’ils souhaitent et le travailler à leur manière, présentant une création unique.

Dans les années 50, un journaliste à posé au grand compositeur brésilien Hector Villalobos la question suivante : « Qu’est ce que le folklore ? ». Il a essayé de condenser sa réponse et a répliqué par cette blague : « Folklore ?…, je suis le folklore ». Pour expliquer ce concept plus en avant, je dirai que je suis le résultat du pays dans lequel je vis, que je suis fait de l’air de la pampa, de la neige des Andes, des corps des condors retournés à la poussière, de l’espoir et du désespoir qui imprègnent le ciel des Amériques depuis des générations. C’est pour cela que si je découvre qui je suis, le résultat ne sera pas seulement personnel mais reflètera la géographie et la culture dans lesquelles je suis né et j’ai été élevé. Et juste comme de nos jours la science moderne accepte qu’un battement d’aile de papillon en Amazonie puisse provoquer un cyclone au Japon, je suis également le produit des rêves et des souffrances des âmes qui demeurent sur cette étrange planète depuis des générations, de la couleur des sables du Sahara et des pierres du plus isolé et du plus oublié des villages de la Terre. Comme l’a dit Saint Paul, nous somme un seul corps, et chacun de nous a un rôle distinct à jouer dans cette symphonie cosmique, nous permettant de ne faire qu’un avec l’univers.

 

 

Alejandro Iglesias Rossi est né en 1960 à Buenos Aires, où il réside toujours actuellement. Il a étudié la composition à l’Université Catholique d’Argentine, au Conservatoire de Musique de Boston et au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Il a reçu le Premier Prix de la Tribune Internationale des Compositeurs, Premier Prix de laTribune Internationale de Musique Electroacoustique, le Prix Kazimierz Serocki, le BMI Award, le Prix TRINAC, le Prix Musikprotokoll, la Bourse d’étude Nadia Boulanger, le Prix Honorifique de la Fondation de France, et le Prix de la Ville de Buenos Aires. Il a été membre du Jury du Prix d’Honneur de l’UNESCO et des Journées Mondiales de la Musique. Ces travaux ont été joués dans le cadre de nombreux festivals de musique contemporaine (Biennale de Berlin, Festival d’Orleans, Warsaw Autumn, Steirischer Herbst, Dresden Tage, World Music Days, Mexico’s Foro de Musica Nueva, Spaziomusica, Festival de La Habana, etc). E-mail: aiglesias60@hotmail.com

 

Traduit de l’anglais par Mélanie Clériot (France)

PDFPrint

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *