Andrea Angelini, rédacteur en chef de l’ICB, chef de chœur et musicologue
Le postulat de cette étude[1] est que les architectes et les musiciens vénitiens de la Renaissance connaissaient les concepts de physique acoustique beaucoup mieux que l’on a pu le penser jusqu’à il y a peu. Le contexte de la Contre-réforme les avait rendus conscients du potentiel de cette musique pour inspirer la dévotion. Nous chercherons à explorer les moyens par lesquels leur créations architecturales et musicales (en se référant, dans cet article, à la seule Basilique Saint-Marc) révèlent une véritable tentative (pas toujours couronnée du même succès) d’exploiter les effets acoustiques à des fins religieuses.
En 2005, à l’Université de Cambridge, le Département d’Histoire de l’Art a créé le Centre d’Acoustique et d’Expérimentation Musicale appliqué à l’Architecture de la Renaissance (CAMERA). Au cours de sa première conférence tenue à la Fondation Cini de Venise les 8 et 9 septembre 2005, des chercheurs des trois disciplines se rencontrèrent pour échanger leurs expériences et pour faire le point sur l’état de l’art dans leurs domaines respectifs. En septembre 2006, un an après la première conférence, le même groupe de chercheurs s’est rencontré une nouvelle fois à Cambridge pour un atelier informel au cours duquel fut planifiée une série d’expérimentations à mettre en place dans certaines églises de Venise au cours du printemps 2007. Même si plusieurs spécialistes de la musique ancienne, dont Sir John Eliot Gardiner, avaient déjà essayé de reconstruire in situ à Venise une liturgie de la Renaissance, de tels tests systématiques d’acoustique dans diverses églises n’avaient jamais été réalisés. Le sommet d’une telle recherche furent les quelques expériences chorales faites par le St. John’s College Choir de Cambridge, entre le 8 et le 15 avril 2007. Ce chœur fut choisi pour son excellence célèbre dans le domaine de la musique sacrée, et pour son aptitude exceptionnelle à chanter la polyphonie de la Renaissance la plus difficile, même à première vue. Ce chœur était composé de 15 hommes et 17 enfants, sous la direction de David Hill. À Venise il était hébergé à l’Ospedale della Pietà, l’institution qui employait Antonio Vivaldi au début du XVIIIème siècle. À part les expérimentations acoustiques pour le projet de recherche, le chœur a chanté les vêpres du lundi de Pâques à la Basilique Saint-Marc et a donné deux concerts publics.
Pour comparer la qualité de l’acoustique dans les églises avec le son effectivement perçu par les spectateurs, un procédé précis et systématique de mesure acoustique des lieux a été mis au point, grâce aux technologies et aux connaissances fournies par le Laboratoire d’Acoustique Musicale et Architecturale de la Fondation Scuola di San Giorgio à Venise, sous la direction de Davide Bonsi.
Il est intéressant d’observer la multiplicité des facteurs qui interviennent dans l’approche à la musique ancienne: l’interprétation en général, la facture et les caractéristiques des instruments originaux et la façon de faire de la musique dans la liturgie. On a peu étudié les phénomènes acoustiques dans les espaces où la musique était interprétée: c’est pourquoi, dans le projet, l’expérimentation chorale en direct joua un rôle central. La recherche de l’authenticité historique en termes d’exécution n’était évidemment pas la préoccupation principale: les chercheurs y voyaient une mission impossible. Ils cherchaient plutôt à montrer combien les modifications architecturales successives des édifices religieux doivent toujours être prises en compte. La reconstitution des interprétations musicales ‘originales’ fut compromise par certains facteurs comme le changement de décoration des églises concernées, la reconstruction des orgues, la différence du nombre de fidèles et le recours à des contreténors plutôt qu’à des castrats.
Au cours des expérimentations chorales à la Basilique Saint-Marc, le St. John College Choir a chanté (comme écrit ci-avant) les vêpres du lundi de Pâques depuis la tribune de l’orgue côté nord, celle préférée par les musiciens actuels. Cet emplacement s’est révélé problématique pour exécuter de la musique chorale, parce qu’il n’y avait pas une ligne directe de la vision et du son entre les chanteurs et la congrégation dans la nef, où la réverbération était tellement importante que l’on pouvait parler davantage d’effet “d’ambiance” que musical. Les harmonies étaient confuses, tout comme chaque contrepoint ou élaboration rythmique. Les mesures acoustiques confirmèrent que le son généré à la tribune de l’orgue et mesuré par un micro placé sous la coupole centrale était pire (acoustiquement et physiquement parlant) que toute autre combinaison “production-réception” en différents points à l’intérieur de la basilique. Inversement, quand le micro était placé là où se trouvait le trône du Doge, les résultats étaient bien meilleurs en raison d’une réverbération moindre, mais la clarté du son restait pauvre.
Au cours de la première expérience (piste 1) deux ténors placés sur la tribune nord (Figure 1, position A) ont chanté le Salve Regina de Monteverdi. Même en ayant positionné le micro en-dessous dans la basilique, les voix des solistes paraissaient éloignées. Le son semblait venir d’en haut, réparti uniformément, avec une légère impression de venir de gauche (en regardant le maître-hôtel). Les voix semblaient coincées dans cette partie du sanctuaire, et les chanteurs eux-mêmes n’obtenaient pas un grand retour de la résonance naturelle de l’espace. Ils se plaignirent que le son était dur et sec, attribuant cela à la grande quantité de bois dans la tribune de l’orgue. Pour l’auditeur placé dans la nef, les deux voix des ténors semblaient très lointaines et indistinctes.
1.1. L’abside et les chaires
Au cours du XIVème siècle, les modifications apportées à l’extrémité est de la basilique Saint-Marc eurent quelques implications importantes sur le rôle de la musique dans les célébrations ducales. Ces changements furent effectués sous la direction de Jacopo Sansovino (Figure 2). Le sculpteur et architecte florentin arriva à Venise en 1527 et, suite au succès triomphant de la restauration de la coupole de la basilique, il fut élu surintendant des bâtiments autour de la Place Saint-Marc. Les carrières de Willaert et de Sansovino évoluèrent en parallèle, tous deux engagés dans leur responsabilité: le premier dans la direction de la vie musicale, le second dans l’entretien et la décoration de l’édifice religieux. On peut supposer que les deux protagonistes travaillèrent parfois côte à côte. Pour comprendre les modifications de Sansovino, nous devons prendre en considération la disposition actuelle de l’église. La nef centrale se termine par une chapelle avec abside, précédée de cinq marches (Figure 3), sous laquelle se trouve la crypte qui contient les reliques de Saint-Marc. Cette zone est séparée de la nef centrale par un jubé ou iconostase réalisé par les tailleurs de pierre Jacobello et Pier Paolo delle Mesegna en 1394, qui consiste en 8 colonnes de marbre supportant une série de 14 statues. De l’autre côté du sanctuaire se trouvent deux chapelles avec absides dédiées à Saint Pierre et à Saint Clément, réunies par deux grandes arches ouvertes qui soutiennent les galeries des orgues au niveau supérieur. La zone derrière le jubé était connue, du temps de Sansovino, comme le choro; toutefois, le lieu où se plaçaient réellement les chanteurs est une question complexe, débattue vivement ces dernières années. Les expérimentations d’avril 2007 avaient pour but de tester les différents scénarios de l’exécution musicale, en se souvenant, bien sûr, que le XVIème siècle était une période d’expérimentation constante, musicalement parlant. Sur le côté extérieur du jubé, face au maître-hôtel se trouvent deux pupitres en marbre: à droite un hexagonal, le pulpitum magnum cantorum, aussi appelé bigonzo, tandis que du côté gauche se trouve une structure à deux niveaux, connue sous le nom de pulpitum novum lectionum. Ces pupitres vénérables, construits en marbre précieux, remontent à la première moitié du XIIIème siècle. Voici comment Giovanni Stringa, maître de cérémonie à la basilique Saint-Marc, les décrit dans La Vie de Saint Marc l’Évangéliste et l’église Saint-Marc:
Regardons l’écran, encadré par deux pupitres, un à droite et un à gauche. Le pupitre de droite (en regardant du maître-autel) a deux niveaux et est surmonté de colonnes. Lors des fêtes importantes, d’habitude 5 fois par an (Noël, l’Annonciation, le dimanche des Rameaux, le Vendredi Saint et Pâques) l’Epitre y est chantée et l’homélie y est dite par les prêtres les plus connus de la ville en présence du Doge et de sa Cour […]. Le niveau supérieur est recouvert d’un baldaquin pyramidal de bronze surmonté d’une coupole, et on y chante l’Évangile.
Et décrivant le bigonzo, Stringa ajoute:
L’autre pupitre, sur la gauche en regardant le maître-autel, est de forme octogonale, et plus bas. C’est ici que le Doge est présenté à son peuple après son élection et que l’office divin est normalement chanté, en particulier quand le Doge et la Seignerie sont présents dans l’église.
Il est important de se souvenir que la description de Stringa est postérieure à une série d’importantes modifications faites par Sansovino. Vers 1530 le Doge Andrea Gritti, empêché par la goutte et l’obésité de monter les marches menant au bigonzo, jusqu’alors place habituelle du Doge au cours des célébrations festives, commença à occuper le banc installé précédemment pour le primicier (prêtre qui a la position hiérarchique la plus élevée) juste devant le jubé. Par conséquent, en 1535, un nouveau trône ducal en noyer, flanqué de deux chaises pour les dignitaires, fut installé à cette place. Du point de vue de la cérémonie ducale, ces faits eurent une grande importance puisque cela transféra la position du Doge et de sa cour à l’intérieur d’une zone sacrée réservée précédemment au clergé (Figure 4). L’aspect actuel du jubé est totalement différent de comment il apparaissait après les interventions de Sansovino puisque, hélas, la majeure partie parte des bancs a été enlevée en 1955. Mais la configuration ancienne a été bien décrite par Giovanni Stringa dans sa préface au Guide de Venise de Francesco Sansovino de 1604.
1.2. La disposition des chanteurs
Le but des expérimentations chorales d’avril 2007 a été d’envisager les implications acoustiques par rapport aux différentes positions occupées par les chanteurs à San Marco. Il convient de souligner que ces explorations se sont focalisées sur le milieu du XVIème siècle. Plus tard, les compositions devinrent beaucoup plus complexes et l’exécution évolua vers une disposition de davantage de chœurs et d’un grand nombre d’instruments. La disposition compliquée des instrumentistes et des chanteurs de ce temps-là est bien illustrée dans un tableau du XVIIème siècle exposé au Museo Correr; une telle complexité n’était certes pas requise par le répertoire en usage au temps de Willaert. Lors des essais d’avril 2007, plusieurs configurations ont été testées ; le seul positionnement qui n’a pas été tenté, c’est de placer les chanteurs sur la galerie du transept: il n’y a pas de trace historique de cette pratique, notamment en raison de la distance considérable (60 mètres) entre les deux galeries, qui aurait causé un problème insurmontable de retard sonore. Dans tous les essais d’acoustique, le micro a été placé devant l’ancienne position du trône du Doge, juste à l’entrée du jubé, du côté sud, puisqu’à l’époque aussi bien le doge que la cour étaient les spectateurs privilégiés, ceux dont il fallait prendre soin. Dans le même temps, durant les tests, les spectateurs furent invités à compléter un questionnaire, en signalant également la position où ils étaient assis dans l’église.
L’effet du chant grégorien dans l’abside du vaisseau fut testé par l’exécution du psaume de Willaert Domine probasti me, dans lequel un chœur grégorien chante en alternance avec un quatuor polyphonique (piste 2). Les chanteurs grégoriens furent placés derrière le maître-autel, tandis que le quatuor se trouvait dans le pergolo de droite en regardant l’autel (Figure 1, position Bi-Bii). Le chœur grégorien a produit un son mystique et avec réverbération, grâce à la voûte derrière l’abside; le texte était facilement compréhensible. En revanche, le groupe sur le pergolo a produit un son beaucoup plus clair, davantage focalisé, car leurs voix se réverbéraient à l’intérieur d’un espace plus fermé avant d’être projetées dans la nef. Le même psaume a également été donné depuis les deux pergoli (Figure 1, position Bi-Biii), avec le chœur grégorien orienté directement vers le groupe polyphonique (piste 3). Dans cette configuration, le son du chœur grégorien a eu un rendu plus directionnel et avec moins de réverbération que depuis l’arrière du maître-hôtel, et l’effet de dialogue semble plus immédiat.
L’expérimentation suivante a été faite avec l’exécution d’un psaume à chœurs multiples de Willaert, Laudati Pueri Dominum (piste 4) avec la disposition d’un quartet polyphonique dans chacun des deux pergoli (Figure 1, position Bi-Biii): la clarté du son était remarquable, tandis que la séparation des deux groupes dans l’espace s’est avérée idéale. Pour le spectateur dans la nef, de toute évidence le doge et sa cour, le résultat était impressionnant: le volume correct, la séparation des voix clairement distincte, et l’effet de ‘conversation’ audible dans l’espace a ajouté une touche de dramaturgie.
Pour évaluer l’efficacité d’une exécution polyphonique dans le bigonzo (Ill. 1, position C), on a utilisé le motet à six voix de Giovanni Gabrieli Timor et tremor, un extrait qui concentre fortement ses émotions de peur à travers l’ondulation des voix et les silences (piste 5). Le fait que les chanteurs aient le visage tourné vers le maître-autel, comme on peut le voir dans l’œuvre du Canaletto, permettait aux voix de se projeter dans la nef. Le morceau a été exécuté à parties réelles (une voix par pupitre), en ajoutant une voix supplémentaire uniquement dans le pupitre des sopranes. Le résultat a été un son magnifique, homogène bien projeté dans la chapelle, même s’il avait perdu cette définition remarquable atteinte dans les deux pergoli.
Etant donné la complexité spatiale d’une église à cinq coupoles, il a été surprenant de découvrir que la clarté de son pour le spectateur dans la nef atteignait une qualité acoustique que l’on trouve dans une salle de concert moderne. Heureusement, la légère irrégularité de la surface de la mosaïque de la coupole empêche très bien toute mise au point non souhaitée du son. L’effet causé par la surface de marbre est de fournir un peu de protection contre la réflexion exagérée du son provenant d’autres parties de l’église. En d’autres termes la chapelle se comporte comme une église à l’intérieur d’une autre église, permettant des conditions d’une meilleure écoute qu’à n’importe quel autre endroit de la basilique. On peut en conclure que la combinaison “chanteurs dans les pergoli” et “spectateurs dans la chapelle” a produit l’impression du son la plus claire et la plus directionnelle, tandis que les spectateurs dans la nef centrale ne pouvaient se satisfaire que d’un son confus. Si l’intention du Doge était d’impressionner ses hôtes à travers le nouveau type de musique écrit pour la Basilique Saint-Marc, voilà que s’explique comment la construction des pergoli a été une brillante solution pour remédier à un espace acoustique normalement peu prometteur.
Pour conclure: le “son”, c’est-à-dire le bon rendu de l’exécution de ces morceaux de musique, à l’intérieur de la basilique Saint-Marc ou dans n’importe quel lieu sacré, dépend, comme nous l’avons dit, d’une interaction complexe entre de nombreux facteurs, musicaux et non musicaux : non seulement les notes sur la partition, les instruments, les ornements “improvisés”, mais également – et ceci d’une façon tout aussi cruciale – de la disposition des ensembles choraux en relation avec les exigences de la liturgie et de la cérémonie du “jour”, de l’espace architectural et, ce qui n’est pas rien, de la spécificité même de la composition. En un mot: des causes et artifices prédéterminés, même si différents pour chaque environnement, pour chaque composition et, dans la mesure du possible, pour chaque représentation.
Traduit de l’italien par Barbara Pissane (France)
[1] L’étude est largement décrite dans l’ouvrage ‘Sound & Space in Renaissance Venice’ de D. Howard et L. Moretti