Par Brett Scott, chef de chœur et professeur
Raymond Murray Schafer est né le 12 juillet 1933 près de Toronto, Province de l’Ontario, Canada. Sa première rencontre avec la musique remonte à des leçons de piano qu’il a commencées à l’âge de six ans, forcé par sa mère. Bien qu’il détestât ces leçons dans l’ensemble, il persista assez longtemps pour obtenir une licence de piano à la Royal Schools of Music — son seul diplôme officiel dans le domaine de la musique. Il connut une expérience musicale bien plus significative comme choriste dans une église anglicane voisine ; cela fit naître en lui un intérêt pour la composition de musique chorale qui devait durer toute sa vie. A 15 ans, il commença l’apprentissage de la théorie avec John Weinzweig, enseignant et compositeur canadien de renom – et controversé, puis poursuivit cet apprentissage pendant ses années au lycée ainsi que durant les deux années passées au Royal Conservatory of Music et à l’université de Toronto. Après un renvoi brutal de l’université de Toronto (il refusa de présenter ses excuses pour un « comportement grossier » envers certains enseignants), Schafer partit en Autriche pour étudier la musique à l’académie de Vienne et voyagea en Europe de l’Est où il rencontra Kodaly et écouta de la musique populaire hongroise et roumaine.
Après un bref retour au Canada, Schafer se rendit à Londres où il étudia la composition avec Peter Racine Fricker. Il revint à Toronto en 1961 et travailla au bureau local du Canadian Music Centre où il réalisait le catalogue et la duplication de partitions écrites par des compositeurs canadiens contemporains. Insatisfait de la vie musicale de la ville, il se joignit à plusieurs collègues compositeurs pour former Ten Centuries Concerts. Cette série influente visait à faire accéder le public à des musiques oubliées produites entre le XIe et le XXe siècle.
Après un engagement de deux ans comme artiste résident à la Memorial University de St. John’s, au Newfoundland, Schafer rejoignit le corps enseignant de l’université Simon Fraser, nouvellement ouverte en Colombie Britannique. Il fut membre fondateur du Centre for the Study of Communication and the Arts, établissement créé pour supprimer les frontières entre les arts et les sciences. Au cours des dix années qu’il a passées à l’université, Schafer devint reconnu en tant que compositeur à l’échelon national avec des représentations lors des festivals de Tanglewood et Aldeburgh ainsi que des commandes d’orchestres canadiens majeurs. Il développa le champ d’étude du paysage sonore et obtint une réputation internationale grâce à ses écrits sur l’éducation musicale. En 1975 Schafer démissionna de l’Université Simon Fraser et s’installa dans une ferme abandonnée dans la province rurale de l’Ontario, espérant gagner sa vie avec ses compositions et en acceptant diverses fonctions de professeur invité. Il consacra assez de temps et d’énergie entre ses engagements pour composer Patria, ensemble imposant mêlant la musique et le théâtre en douze parties. Il quitta l’Ontario en 1984 à destination de St. Gall, en Suisse, où il séjourna deux ans avant de retourner à Toronto, puis dans la province rurale de l’Ontario. Depuis son retour au Canada, il a répondu à de nombreuses commandes canadiennes et internationales, tant chorales qu’instrumentales. On le sollicite comme enseignant et formateur au Canada et dans d’autres régions du monde, particulièrement en Asie ainsi qu’en Amérique du Sud. Il s’est consacré principalement à l’achèvement et la production du cycle Patria dont plusieurs parties ont été données au Canada et dans le monde entier. Il continue à recevoir l’hommage de son pays natal à travers les célébrations de ses soixante-dix et soixante-quinze anniversaires.
Les compositions chorales
Raymond Murray Schafer a écrit plus de quarante compositions chorales, qui vont du drame musical imposant à de brèves pièces pour quatuor vocal.[i] Il a écrit des commandes virtuoses pour des ensembles comme les King’s Singers, les BBC Singers ou Orphei Dränger, et des compositions simples écrites collectivement pour des ensembles amateurs. Ses compositions pour jeunes chanteurs sont particulièrement remarquables, et des morceaux comme Epitaph for Moonlight et Gamelan sont devenus ses œuvres les plus connues. Plusieurs influences, qu’on peut dénommer plus précisément des compositions aventureuses, se distinguent parmi l’ensemble de sa production et parmi ses œuvres pour chœur en particulier.
Schafer a beaucoup écrit sur les ressorts philosophiques de son cycle musical/théâtral en douze parties Patria. Les deux principaux recueils de ces écrits sont Patria and the Theatre of Confluence et Patria : the Complete Cycle (qui comporte des éléments repris de la publication antérieure). Son concept de « lieu de confluence » (c’est ainsi qu’il l’appelle) influence non seulement les compositions chorales écrites afin d’être incorporées à Patria, mais également des morceaux non destinés spécifiquement au cycle. Sa tentative de fusion artistique emprunte à la fois aux concepts de Wagner et de l’œuvre de Berthold Brecht, mais va au-delà de ces modèles. Les diverses disciplines artistiques (visuelle, théâtrale, sonore et chorégraphique) se mêlent dans ses compositions — quelquefois dans un mouvement conjoint, quelquefois en contrepoint, quelquefois isolément ou nettement contrastées. Les arts visuels et la musique se combinent dans ses compositions chorales grâce à son recours à de stupéfiantes notations graphiques dans ses partitions manuscrites. (Snowforms est un excellent exemple.) Le mouvement est régulièrement incorporé dans ses compositions (Hear Me Out), et les spectateurs participent souvent physiquement. Ses plus vastes compositions chorales (Apocalypsis, Johah, In Search of Zoroastor) comprennent un costume et une mise en scène qui les font pénétrer au royaume dramatique de la musique sacrée. Peu de ses pièces chorales sont dépourvues d’éléments extra musicaux.
En 1971, lors d’une présentation devant le Congrès International du Conseil International de la Musique de l’UNESCO, Raymond Murray Schafer exposa les quatre buts significatifs de ce qu’il appelle « l’éducation musicale créative ». Il pense qu’elle devrait mettre à jour le potentiel créatif des enfants, quel qu’il soit, en vue de créer leur propre musique, initier les élèves de tout âge aux sons environnementaux, découvrir un lieu de rencontre où les arts puissent se développer harmonieusement et explorer l’usage des philosophies orientales dans l’apprentissage des artistes et musiciens occidentaux.[ii] Sa réponse à ces objectifs est investie dans plusieurs de ses compositions pour jeunes chanteurs ou chœurs locaux d’amateurs. Beaucoup de ses compositions du cycle Patria (son « lieu de rencontre de tous les arts ») sont écrites pour de jeunes solistes et des chœurs de jeunes. Son usage de la notation graphique dans ces compositions pour les jeunes découle directement de la philosophie selon laquelle « il nous faut … un système de notation dont les rudiments puissent s’apprendre en un quart d’heure, de sorte que la classe se lance dans la production de musique vivante. »[iii] Ses partitions graphiques comportent souvent des éléments de notation traditionnelle, qu’il s’agisse de signatures temporelles ou d’indications rythmiques (Epitaph for Moonlight, Minnewanka), ou de tessiture (Snowforms) ; mais la philosophie sous-jacente implique un système de notation permettant aux élèves de participer activement et de façon créative à la réalisation du morceau.
En 1972, Schafer fonda le World Soundscape Project, point culminant de plusieurs années de recherche sur les rapports entre l’individu et son environnement sonore. Outre son désir pédagogique d’ouvrir les hommes aux bruits de leur environnement, le paysage sonore de Schafer résulte de son inquiétude quant à la pollution sonore et de son désir de trouver une approche positive du problème. (La première publication officielle du travail en lien avec le paysage sonore fut The Book of Noise.) Les études du paysage sonore visent à affronter des questions comme l’étouffement des bruits naturels par les bruits mécaniques, la question du moteur à explosion et la pollution sonore du ciel par les avions. Les deux textes accomplis de Schafer sur le paysage sonore sont The Tuning of the World (ré-édité sous le titre de The Soundscape) ainsi que Voices of Tyranny, Temples of Silence. Schafer montre dans ses écrits l’établissement d’un lien entre la musique et le paysage sonore dans la vie d’aujourd’hui — en contradiction avec la longue tradition occidentale consistant à isoler la musique comme un plaisir esthétique abstrait dissocié d’autres buts et fonctions, tradition si différente de beaucoup d’autres cultures. Une grande partie de la musique chorale de Schafer reflète non seulement sa recherche sur le paysage sonore, mais également sa crainte que l’homme moderne ne soit de plus en plus isolé du monde naturel. Plusieurs compositions chorales dépeignent soit des sons naturels et des paysages sonores imaginaires (A Garden of Bells, Fire, Once on a Windy Night), soit transforment des phénomènes visuels en expériences auditives (Epitaph for Moonlight, Sun, Snowforms). Le fil reliant toutes ces œuvres est l’usage de l’onomatopée, car, selon Schafer, « à travers l’onomatopée, l’homme s’unit au paysage sonore environnant et fait écho à ses éléments. »[iv]
L’usage de l’onomatopée chez Raymond Murray Schafer découle d’une longue réflexion sur le rapport du langage avec la musique. Il utilise souvent des mots pour leur valeur comme onomatopée, ou simplement pour leurs jolis sons. (Beautiful Spanish Song offre une liste de « jolis » mots espagnols sans lien avec leur sens.) Il utilise volontiers des mots empruntés à diverses langues dans le même morceau (Sun), des ensembles de mots indiens (Minnewanka, Snowforms) ou des langages nouvellement créés (Epitaph for Moonlight). Dans d’autres compositions, Schafer va au-delà des mots en tant que sons. Ses écrits abordent souvent les croyances des sociétés primitives dans les pouvoirs magiques de la parole et du chant, citant en exemple les nombreuses histoires qui décrivent la création divine du monde par le son ou la parole. Il résume ainsi ses théories à ce propos : « Par le raisonnement homéopathique selon lequel toute personne capable d’imiter le son spécifique d’un objet possède l’énergie magique dont il est chargé, l’homme primitif cultiva sa voix et sa musique pour influencer la nature à son profit. »[v] Ces concepts ont été explorés de manière approfondie dans Patria Epilogue: and Wolf Shall Inherit the Moon. Lors de cet évènement d’une semaine se déroulant chaque année dans l’Ontario sauvage, les participants créent des chants et des mélodies répondant au paysage naturel. La mieux connue de ses explorations publiées est Magic Songs, créé afin de faire connaître des aspects du monde naturel détruits ou négligés par l’humanité. Il dénomme ces morceaux chants magiques « parce que non contents de refléter la nature, ils participent à sa vie et tentent de l’influencer. »[vi]
L’intérêt de Raymond Murray Schafer pour les cultures et les philosophies non occidentales va au-delà de son intérêt pour les sociétés préhistoriques. Nombre de ses compositions chorales reflètent une attirance pour la philosophie orientale qui remonte à ses années d’étudiant — notamment l’influence des œuvres de deux poètes s’inscrivant dans cette tradition, Jalal al-Din Rumi (dont Schafer prit connaissance lors d’un voyage en Iran en 1968) et Rabindranath Tagore. Schafer a également mis en musique des textes hindous (le Bhagavad Gita dans Gita), bouddhiques (le Bardo Thödol dans From the Tibetan Book of the Dead et le Digha Nikaya dans The Death of the Buddha) et zoroastriens (dans In Search of Zoroaster). Beaucoup de ces philosophies orientales ont été fondues avec des textes gnostiques et hermétiques pour la création des livrets, non seulement pour des sections de Patria, mais aussi pour des compositions chorales aussi significatives que The Fall into Light. Quand Schafer choisit des textes empruntés au canon chrétien, c’est souvent en fonction de leur contenu dramatique comme dans les longues compositions chorales Apocalypsis Part I: John’s Revelation and Jonah.
En intégrant ses multiples préoccupations sociales et artistiques, Schafer a créé une voix originale et subtile. Ces éléments sont assemblés de différentes façons dans ses nombreuses compositions chorales, de sorte qu’aucune ne soit exactement semblable à aucune autre. Tout au long de sa carrière il a consacré une forte proportion de son énergie de compositeur à la création d’une musique chorale attirante destinée à des voix de presque tous les niveaux et combinaisons. Le résultat est une contribution significative et valable au canon musical contemporain qui sera explorée avec profit par les chefs de chœur de tous les horizons.
[i] On trouve une liste complète des compositions de Schafer sur le site www.patria.org
[ii] R. Murray Schafer, Creative Music Education. (New York: Schirmer Books, 1967), p. 227.
[iii] I. Bontick et O. Brusatli, eds. Festschrift Kurt Blaukopf. Vienna: Universal Editions, 1975), p. 133.
[iv] R. Murray Schafer, The Tuning of the World. (New York: Alfred A Knopf, 1977), p. 81.
[v] R. Murray Schafer, Voices of Tyranny, Temples of Silence. (Indian River: Arcana Editions, 1993), p. 38.
[vi] R. Murray Schafer, Magic Songs. (Indian River: Arcana Editions.)
Brett Scott est maître de conférences au Conservatoire de musique de l’Université de Cincinnati. Il y enseigne la direction chorale, le répertoire choral et en dirige le chœur. Il est éditeur en chef de Chorus America — Research Memorandum Series, et éditeur associé de Choral Scholar, The National Collegiate Choral Organization. Courriel : cornislb@ucmail.uc.edu
Traduit de l’anglais par Claude Julien (France)