Le Diapason de la Renaissance

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Approche pratique

 

Par Kenneth Kreitner, Université de Memphis

 

Les éditeurs de l’ICB m’ont demandé quelques mots concrets au sujet du diapason de la musique chorale de la Renaissance, et la réponse aurait pu être simple : “le la, c’est 409 Hz; merci de me l’avoir demandé !”. Mais les choses ne sont jamais aussi simples que cela, et dans le cas de la musique chorale de la Renaissance, qui se faisait d’habitude a capella, l’idée globale d’un diapason standard semble bien s’appuyer sur un non-sens. En effet, il y a beaucoup de choses que nous ignorons, et certaines se limitent à des conjectures. Partons des choses relativement claires et procédons par extrapolations.

 

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Les chanteurs formés de la Renaissance, qui avaient pratique dès leur tendre enfance des heures et des années de solfège, ne craignaient pas les arcanes d’une pièce musicale et utilisaient peu les lignes supplémentaires. Cela signifie que les clefs originales d’un morceau (que l’on trouve, dans les bonnes éditions modernes, dans les petits fragments de portées figurant au début) sont une excellente indication des tessitures. Une partie originellement en clé de sol ne monte guère plus haut que le sol et ne descend guère plus bas que le ré; une en clé de soprano (ndlr : ut 1ère ligne) pas beaucoup plus haut que le mi, ni plus bas que le sib, etc…; vous pouvez le constater à votre aise en observant le papier à musique, mais ce qui le confirme c’est que le nom de la clé correspond relativement bien à une étendue chorale confortable (même si c’est parfois un peu bas pour des parties solistes) d’un chanteur de cette voix. En soi, c’est bon à savoir pour les chefs de chœur : ces clés originales sont une indication rapide, en parcourant les œuvres à chanter, de se représenter les tessitures de chaque pièce. Mais cela va un peu plus loin.

La musique chorale sacrée de la fin du XVIe siècle tend à s’orienter vers deux genres de clés : les clés normales (chiavi naturali en italien), avec généralement les soprani en haut et les basses en bas, et les clés aigües, ou chiavette,, en général avec les voix aigües en haut et le ténor ou le baryton en bas. La Messe du Pape Marcel, de Palestrina, pour voix aigüe, mezzo, alto, alto et ténor, est un exemple classique de clés aigües; son Sicur cervus pour soprano, alto, ténor et basse, est en clés normales. Regardez un recueil de compilation d’œuvres de Palestrina ou Victoria : vous constaterez cette distinction nette; c’est une chose peu courante en raison des combinaisons de deux clés, dans toutes les voix pendant un tiers de la pièce; dans le cas de Palestrina au moins, nous savons que toute la musique était composée pour le même chœur.

Pour notre bonheur, nous connaissons certaines choses utiles au sujet du chœur de Palestrina, le chœur de la chapelle papale au XVIe siècle. Nous savons que les chanteurs étaient officiellement 24, mais en pratique environ 30. Nous savons que souvent ils chantaient à un chanteur par voix. Nous savons qu’ils étaient des hommes : les garçons n’étaient pas admis et, évidemment, les femmes étaient hors de question. Il y avait très peu de castrats à la Chapelle Sixtine au temps de Palestrina, mais surtout ce que nous appelons, en termes modernes, des contreténors, des ténors et des basses. Nous savons qu’ils chantaient sans aucun instrument : la chapelle sixtine n’avait même pas un orgue. Et nous savons qu’ils étaient professionnels, formés dans les écoles chorales et chantaient cette musique (une musique en grande partie composée pour eux spécialement) plusieurs heures par jour, chaque jour, et pratiquement sans répétitions. Tout cela mène à un soupçon raisonnable que les deux modes de travail étaient importants.

Sentez-vous libre de l’écrire comme vous le voulez sur du papier à musique, mais le résultat est que la musique en clés ordinaires fonctionne généralement bien de nos jours aux environs du la à 440 pour un groupe de falsettistes, de ténors et de basses, et que pour la musique en clés aigües ça ne marche pas. Comme je le dis, c’est environ une tierce plus haut, dans toutes les voix; et une tierce, c’est beaucoup, en particulier au cours d’une pièce longue : si vous avez déjà essayé de chanter en entier la Messe du Pape Marcel à sa hauteur écrite, vous savez combien c’est épuisant pour les basses en particulier. La théorie est donc que la musique en clés aigües était prévue pour être chantée environ une tierce plus bas (ou, plus probablement, entonnée environ une tierce plus bas), de sorte que toute cette musique soit plus ou moins dans la même tessiture et que partout les compositeurs, les chanteurs et les maîtres de chapelle (non seulement à la chapelle papale !) le savaient et en faisaient une pratique courante. La raison pour laquelle la musique n’était pas écrite d’emblée une tierce plus bas, c’est qu’il n’y avait pas de clés appropriées, et que ce n’était pas possible en fonction des règles de la solmisation et de la musica ficta.

Ici je simplifie quelque peu, évidemment : un débat sur les détails serait passionnant, mais complexe (voyez en particulier l’article d’Andrew Johnstone, et sa biographie, dans les références conseillées ci-dessous). Mais la conception globale de baisser la clé supérieure, notamment, est confirmée par l’avis de théoriciens et par, notamment, la consultation des parties d’orgue toujours existantes d’époques où la musique n’était pas interprétée a capella. Donc, finalement, il semble manifeste que Palestrina et beaucoup de ses contemporains écrivaient leur musique avec en tête un tel code de clés.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui nous avons une sorte de code tacite des clés pour notre propre musique, et que cela va dans la direction opposée. Nos cœurs sont mixtes, non exclusivement masculins, et sont enclins à être majoritairement féminins. Nos meilleures sopranes sont entraînées comme des solistes et aiment chanter haut, nos alti sont des femmes, et nos ténors sont rares et précieux. Donc, en général, la musique en clés aigües fonctionne mieux avec nos chœurs actuels; le résultat est que quand nous chantons de la musique de la Renaissance, nous avons tendance à choisir de la musique en clés aigües ou à transposer vers le haut la musique en clés normales. (Le classique Schirmer octavo de 1922 du O magnum mysterium de Victoria, sur lequel tant d’entre nous se cassent les dents, monte d’une quarte le motet, dont les clés originales sont  soprano, alto, ténor et basse). Sans parler (s’il faut en parler) des chœurs mixtes professionnels spécialisés dans le répertoire de la Renaissance qui d’habitude, et avec des résultats glorieux, transposent vers le haut ce qui est écrit.

On s’écarte du sujet, revenons à nos moutons. D’abord, je me suis braqué sur Palestrina notamment parce qu’aujourd’hui il est un compositeur populaire et familier, et aussi parce que sa musique et sa fonction l’ont amené à être un cas très nettement particulier; les leçons qu’on en tire semblent s’appliquer assez naturellement à ses contemporains sur le continent comme Victoria, Roland de Lassus, Guerrero, et on peut raisonnablement supposer qu’une sorte de code des clés était aussi compris là, sans doute dans des répertoires tels que le madrigal italien. Mais il est moins sûr d’appliquer cette logique à des compositeurs anglais comme Byrd ou Tallis, dont la musique présente ses propres problèmes, plus complexes que ce que nous pouvons envisager ici. Ensuite, il est difficile de savoir à quelle vitesse remonter en arrière avec l’idée des clés aigües et ordinaires : la musique de la génération de Gombert, Willaert, Clemens non papa, etc… ne semble pas manifester une différenciation aussi claire des combinaisons stéréotypées de clés, tout comme la musique du temps de Josquin, d’Ockeghem ou Dufay. Et troisièmement, comme je l’ai dit en commençant, les standards exacts de hauteur n’ont d’importance que quand on chante, ou quand on les combine avec un orgue ou d’autres instruments : dans un monde fondamentalement a capella, des fluctuations peuvent survenir.

Il est tentant de mettre tout cela ensemble et de dire que les choses sont tellement embrouillées que cela nous dispense de prendre des décisions au sujet du diapason (celui-ci a varié, pas de panique !). Je pense que ce serait une erreur. La hauteur écrite de la Renaissance peut n’avoir pas été notée en valeur absolue pour la musique chorale, mais elle signifiait quelque chose, comme le montrent les codes de clés et, en l’occurrence, les clés elles-mêmes. Les compositeurs et les copistes se donnaient du mal pour adapter leurs tessitures écrites et, en général, les codes de clés et les lignes supplémentaires (par exemple, de nouveau l’Angleterre), ils les plaçaient de manière efficace pour des chanteurs hommes adultes, des contreténors aux basses, aux environs du la 440. Le diapason variable, en bref, ce n’est pas un diapason erratique : si nous montons ou baissons librement la musique, nous prenons le risque de la défigurer. Et là, comme nous le disions il y a quelques paragraphes, se situe le problème que nous devons affronter avec vigueur. Tout chef de chœur qui n’aime pas la musique de la Renaissance et veut en chanter devra sans doute trouver une autre orientation; mais nous devons aussi reconnaître que dans le chœur mixte moderne nous avons un instrument quelque peu différent de celui que les compositeurs envisageaient. Le challenge est donc de gérer la différence de manière à défigurer le moins possible la musique. Cela veut dire, notamment, ne pas transiger avec le diapason indiqué d’un morceau, pour autant qu’on le comprenne, de notre mieux.

Donc : quelques mots concrets. Pour la plupart des œuvres sacrées de la fin du XVIe s., si c’était originellement dans les clés courantes, ne transposez pas; si c’était dans les clés aigües, baissez quelque peu. Si cela dérange vos chanteurs, j’ai trouvé un certain succès en déplaçant un ou deux ténors vers la voix d’alto et un ou deux barytons vers la voix de ténor. Pour la musique anglaise et la musique antérieure à Palestrina, voyez les règles plutôt comme des repères : ce qui semble clairement comme des clés hautes peut être baissé, mais par contre il est mauvais de s’accrocher au diapason écrit. Si nous aimons cette musique, nous devons respecter comment elle était supposée sonner; c’est nous qui devons nous adapter à elle, pas elle à nous.

 

Lectures Complémentaires

  • Fallows, David. “The Performing Ensembles of Josquin’s Sacred Music.” Tijd­schrift van de Vereniging voor Nederlandse Muziekgeschiedenis 35 (1985): 32–64.
  • Haynes, Bruce. A History of Performing Pitch: The Story of “A.” Lanham: Scare­crow Press, 2002.
  • Johnstone, Andrew. “‘High’ Clefs in Composition and Performance.” Early Music 34 (2006): 29–53.
  • Kreitner, Kenneth. “Very Low Ranges in the Sacred Music of Ockeghem and Tinctoris.” Early Music 14 (1986): 467–79.
  • ———. “Renaissance Pitch.” In Companion to Medieval and Renaissance Music, ed. Tess Knighton and David Fallows, 275–83. London: Dent, 1992.
  • Kurtzman, Jeffrey. “Tones, Modes, Clefs, and Pitch in Roman Cyclic Magnificats of the 16th Century.” Early Music 22 (1994): 641–664.

 

 

 

Kenneth Kreitner

Kenneth Kreitner est Benjamin W. Rawlins Professeur de musicologie à la Scheidt School of Music de l’Université de Memphis. Il est l’auteur de Dis­cours­ing Sweet Music: Town Bands and Community Life in Turn-of-the-Century Pennsylvania (Illinois, 1990) et de The Church Music of Fifteenth-Century Spain (Boydell, 2004), qui a remporté le Robert M. Stevenson Award de l’American Musicological Society en 2007. Email: kkreitnr@memphis.edu

 

 

 

Traduit de l’anglais par Jean Payon (Belgique)

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